IV
Un jour de mardi gras, à Paris, vers trois ou quatre heures de l’après-midi, la foule était compacte sur le boulevard Saint-Martin, tout entière occupée, non à regarder passer les fiacres et les voitures remplis de gens masqués, comme on aurait pu le croire, mais à suivre attentivement de l’œil et de l’oreille les parades de quelques saltimbanques établis, eux et leurs baraques, sur un terrain vague situé entre la rue du Château-d’Eau et celle du Faubourg-du-Temple.
À cet endroit même où s’élève aujourd’hui une caserne, une dizaine de petits théâtres forains construits côte à côte se disputaient les faveurs de la foule. L’un d’eux, cependant, paraissait faire à ses voisins une redoutable concurrence. Les amateurs montaient les cinq marches de son escalier extérieur et disparaissaient deux par deux, quelquefois quatre par quatre, et presque sans interruption, derrière le rideau qui cachait bien des mystères, sans doute, à ceux qui n’avaient pas quinze centimes pour les pénétrer. C’était une grande baraque peinte en jaune et en vert, devant laquelle une jeune fille vêtue d’un maillot rouge et d’une jupe de velours dansait avec des castagnettes, au son d’un tambour de basque, et interrompait parfois sa danse et sa chanson pour débiter à la foule l’étrange annonce que voici :
– Entrez, mesdames, entrez, messieurs, vous allez voir O’Penny, le grand chef indien tatoué, à qui ses ennemis ont coupé la langue et crevé les yeux. Entrez, messieurs, entrez, mesdames ! cela ne coûte que quinze centimes et mérite certainement d’être vu.
La jeune fille reprenait ses castagnettes, dansait un boléro, retombait, après une merveilleuse pirouette, sur ses deux pieds et continuant en ces termes :
– Entrez, mesdames et messieurs, O’Penny est un homme sauvage des terres australes dont je vais vous dire l’histoire sur l’air des musiciens de son pays.
Alors la jeune bohémienne arrachait le tambour de basque des mains du saltimbanque vêtu de bleu et de jaune comme la baraque4, et qui, jusque-là, l’avait accompagnée ; puis promenant ses doigts lentement sur le chagrin du tambour, elle chantait ou plutôt déclamait les paroles bizarres que voici :
– O’Penny est un grand chef, vaillant au combat, prudent au conseil, comme le serpent bleu son ancêtre. O’Penny est monté, la lune dernière, dans sa pirogue, avec trente de ses guerriers, et il est parti pour l’île de Nava-Kiva, où règne son mortel ennemi, le Grand-Vautour. Cependant, ce n’est point le royaume de Nava-Kiva que O’Penny convoite, ce n’est pas le collier de perles que le Grand-Vautour porte à son cou...
Ici, la jeune bohémienne jugeait convenable de s’interrompre, et disait en se remettant à danser :
– Entrez, mesdames ! entrez, messieurs ! on vous dira la fin de l’histoire à l’intérieur du théâtre, en présence du chef O’Penny.
Et la foule entrait et sortait, un quart d’heure après, convaincue qu’elle avait vu un chef sauvage des races australiennes, un Peau-Jaune du Pacifique.
Or, parmi les spectateurs qui demeuraient au dehors et tâtaient gravement et tour à tour leur curiosité et leur gousset, un jeune homme fort bien mis, ganté de lilas et le puros aux lèvres, après s’être approché d’abord dans l’unique but de lorgner la jeune saltimbanque qu’il trouvait jolie, s’était pris tout à coup à écouter sa parade avec une certaine attention.
Puis, comme la jeune fille annonçait que la suite de l’histoire du chef australien O’Penny ne serait contée qu’à l’intérieur de la baraque, il prit bravement son parti, monta les cinq marches et jeta cinq francs dans le bonnet de l’homme qui remplissait à la porte les fonctions de contrôleur.
– Votre monnaie, monsieur ! lui cria le saltimbanque.
Mais le jeune homme entra sans paraître avoir entendu, et il pénétra dans le théâtre forain.
À l’intérieur, la baraque formait une grande salle garnie de bancs, au centre de laquelle on avait laissé un espace libre protégé par une galerie en bois à hauteur d’appui. C’était là l’extrême limite que les spectateurs ne pouvaient franchir. Au milieu de cet espace, se trouvait une sorte de trône garni de vieux velours éraillé et de paillettes de cuivre qui, à trois pas de distance, scintillaient comme des paillettes d’or. Sur ce trône était O’Penny, la tête couronnée de plumes de coq et de perroquet réunies en forme de diadème, vêtu d’un pagne jaune, les jambes et le torse nus, et les épaules dérisoirement couvertes d’un arc et d’un carquois.
Un cri d’horreur échappait ordinairement à chaque spectateur, tant le visage du chef australien était quelque chose de hideux et d’épouvantable. Qu’on s’imagine un visage couvert de tatouages bleus, rouges, verts, livides ; des yeux fermés à moitié, derrière les paupières tuméfiées, desquels semblait glisser un dernier rayon de vue ; une bouche dont la lèvre supérieure était percée verticalement au-dessous du nez, et garnie d’un anneau de cuivre ; dont le nez et les oreilles portaient également des bagues ou des amulettes. O’Penny se tenait immobile dans l’attitude d’un homme à qui tout est désormais indifférent, et qui ne sait même pas qu’il est l’objet de l’attention universelle. Derrière lui, le maître de la baraque reprenait l’histoire du chef australien, juste à l’endroit où l’avait laissée la jeune fille, et il expliquait à son public comme quoi O’Penny, étant devenu amoureux de la femme du Grand-Vautour, son ennemi, avait essayé de la lui ravir. Mais alors O’Penny était tombé au pouvoir du Grand-Vautour, qui lui avait coupé la langue, crevé un œil, car de l’autre il y voyait encore un peu, tout juste ce qu’il fallait pour se conduire, un bâton à la main, et l’avait ensuite vendu à un capitaine marin anglais, lequel l’avait amené en Europe.
Or, le jeune homme aux gants lilas, qui s’était laissé séduire par la parade de la jolie bohémienne, après avoir éprouvé, comme tout le monde, un premier sentiment de répulsion à la vue de cette horrible figure, s’était pris ensuite à la considérer avec une tenace attention. On eût dit qu’il cherchait, au milieu de ces ravages, à reconstituer dans son esprit les traits primitifs du chef australien.
Cet examen dura pour lui plus d’une heure. Il semblait attendre que le chef fît un mouvement, ou essayât d’articuler un son...
Mais O’Penny demeurait impassible.
Enfin l’élégant jeune homme, qui ne s’était point aperçu que les spectateurs n’avaient cessé de se succéder depuis une heure, et que le propriétaire du monarque vaincu recommençait pour la vingtième fois sa légende, se décida à faire un signe au saltimbanque afin d’attirer son attention.
Le saltimbanque, peu habitué à voir des gants à son public ordinaire, s’arrêta tout court, regarda le jeune homme avec une sorte d’orgueil mélangé de reconnaissance, et, à tout hasard, lui dit :
– Je suis à vos ordres, monsieur le comte.
– Je ne suis pas comte, répondit le jeune homme à haute voix. Je veux simplement vous faire une question.
En parlant ainsi, son regard ne quittait point le visage du chef australien, et il lui sembla que, tandis qu’il parlait, ce visage avait éprouvé un léger tressaillement.
– J’écoute, monsieur le...
Le saltimbanque hésita, mais en homme convaincu que son spectateur extraordinaire devait porter un titre.
– Monsieur le marquis, dit simplement le jeune homme aux gants lilas.
– J’écoute, monsieur le marquis, répondit le saltimbanque.
– Votre chef sauvage entend-il les langues européennes ?
– Il entend l’anglais.
– Très bien.
Et le jeune homme, peu soucieux du mouvement de curiosité qui se produisit autour de lui parmi le reste des spectateurs, adressa, en anglais, la parole au chef australien :
– Seigneur O’Penny, lui dit-il, vous plairait-il de me dire à bord de quel navire vous êtes venu en Europe ? Étiez-vous sur le Fulton, la Persévérance ou le Fowler ?
À ce dernier mot, O’Penny tressaillit vivement, fit un brusque mouvement sur son trône, et le saltimbanque s’écria :
– Vous le voyez, mesdames et messieurs, O’Penny comprend l’anglais, et s’il avait encore sa langue il aurait répondu à monsieur le marquis.
Mais monsieur le marquis n’avait point attendu l’exclamation du saltimbanque, il s’était esquivé hors de la baraque.
Le jeune homme aux gants lilas se pencha, en sortant, près de l’oreille de la bohémienne.
– Ma chère enfant, lui dit-il, voulez-vous gagner dix louis ?
– Oh ! oui, monsieur, fit-elle éblouie. Que faut-il faire ?
– Où demeurez-vous ?
– Là, monsieur ; je suis la femme du paillasse, répondit-elle ingénument en montrant le théâtre forain. Nous gardons O’Penny la nuit, tandis que le maître va coucher en ville. Il a une chambre à la Grande-Villette.
– À quelle heure fermez-vous ?
– À minuit.
– Très bien. Si, à deux heures du matin, je frappe à la porte de votre baraque, vous ou le paillasse, votre mari, m’ouvrirez-vous ?
– Oui, répondit la bohémienne étonnée.
Le jeune homme laissa tomber un louis sur le tambour de basque, et fendit la foule, scandalisée de cette séduction en plein vent.
La bohémienne, oubliant un peu sa parade, le vit s’éloigner, traverser le trottoir et monter dans un élégant phaéton attelé d’un cheval anglais, que gardait un joli groom, haut de trois pieds et demi et vêtu de bleu.
– Voilà bien ces fils de famille ! s’écria, dans la foule, une grosse femme sur le retour, c’est effronté comme des valets de guillotine, cela veut corrompre la jeunesse en plein soleil.
– Taisez donc votre bec, la vieille ! riposta le paillasse du haut de ses tréteaux, vous troublez le spectacle... Allons, la musique !
Et le mari philosophe reprit le tambour de basque des mains de sa folâtre moitié, qui continua tranquillement sa parade.
À deux heures du matin, en dépit des bals masqués que donnaient les théâtres voisins de la Gaîté et de l’Ambigu, le boulevard était à peu près désert en cet endroit, où, dans la journée, les baraques des saltimbanques avaient constamment attiré la foule.
Un coupé s’arrêta juste en face de celle où l’on montrait le chef australien O’Penny. Un jeune homme, enveloppé dans son paletot, le menton enfoui dans un vaste cache-nez, descendit de la voiture, marcha droit à la baraque, qui était hermétiquement fermée, mais à travers les fentes de laquelle glissait un faible rayon de clarté, gravit les cinq marches et frappa doucement à la porte.
– Qui est là ? demanda à l’intérieur la voix jeune et fraîche de la bohémienne.
– Celui que vous attendez, répondit le jeune homme.
La porte s’ouvrit, et le jeune homme entra.
La salle de spectacle avait été convertie en dortoir.
Le jeune homme vit la bohémienne assise, les jambes pliées sous elle, sur une sorte de grabat qui affichait la prétention d’être le lit conjugal du paillasse et de sa jeune et séduisante moitié. Puis, un peu plus loin, à l’autre extrémité de la salle, il aperçut, à la lueur d’une chandelle placée sur une table encore couverte des restes d’un maigre souper, le chef australien O’Penny qui dormait sur une botte de paille recouverte d’une méchante couverture.
Quant au paillasse, il était absent.
– Mon mari est allé reconduire le maître, qui était un peu casquette, dit la bohémienne avec un grand calme.
– Ma chère enfant, dit le jeune homme en fermant la porte, laissez-moi vous dire d’abord que bien que vous soyez jolie à croquer, ce n’est pas précisément dans l’intention de vous le dire que je suis venu ici.
La bohémienne fit une petite moue de circonstance ; le jeune homme tira dix louis de sa poche et les aligna sur la table avec la dextérité d’un croupier de roulette.
– Voilà d’abord ce que je vous ai promis, dit-il. Maintenant, causons. Je désire avoir quelques renseignements sur votre sauvage.
– Ah ! monsieur ! dit la bohémienne de plus en plus étonnée de la tournure que prenait ce rendez-vous, je ne sais guère sur ce moricaud que ce que vous m’avez entendu dire au public. Il n’y a pas longtemps que nous sommes, Fanfreluche et moi, au service de M. Bobino.
– Qu’est-ce que Fanfreluche et qu’est-ce que Bobino ? demanda le jeune homme avec sang-froid.
– Fanfreluche, c’est le paillasse... mon mari.
– Et Bobino ?
– C’est le patron.
– À merveille.
– Fanfreluche et moi nous étions hercules et nous dansions sur la corde. Mais le métier ne vaut plus rien et on ne dîne pas tous les jours. Alors, il y a trois mois, à Boulogne, nous avons rencontré M. Bobino qui venait de Londres avec son sauvage et il nous a pris avec lui. Il nous donne vingt francs par mois à chacun et nous entretient.
– C’est peu, fit le jeune homme. Ainsi, vous ne savez pas où a été acheté ce sauvage ?
– À Londres, je crois. Mais M. Bobino est un homme qui ne dit jamais rien.
– Écoutez donc, mon enfant : si on vous donnait mille francs pour laisser emmener le sauvage, accepteriez-vous ?
– Mille francs ! s’écria la bohémienne étourdie, ah ! je suis bien sûre que Fanfreluche vous donnerait M. Bobino et sa baraque par-dessus le marché.
– Eh bien ! reprit le jeune homme qui ouvrit son portefeuille et en retira deux billets de cinq cents francs, je vais l’éveiller et lui demander s’il veut venir avec moi...
– Mais, monsieur, s’écria la jeune femme au comble de la joie et de la stupeur, qu’en voulez-vous faire, mon Dieu ? Vous n’avez pourtant pas l’air d’un homme qui fait métier de montrer ces horreurs ?
– C’est ce qui vous trompe, répondit le jeune homme ; je suis directeur du Cirque impérial de Saint-Pétersbourg.
Et il se dirigeait vers le grabat où dormait le chef sauvage :
– À propos, dit-il, se retournant vers la bohémienne, savez-vous l’anglais ?
– Non, monsieur.
Il frappa sur l’épaule d’O’Penny et l’éveilla.
– M. le marquis de Chamery, dit-il, désire présenter ses hommages respectueux à l’infortuné baronnet sir Williams.
À ce nom, O’Penny bondit sur son grabat et se dressa comme s’il eût été agité par un fil électrique. Le visage et l’attitude d’O’Penny eurent alors quelque chose d’effrayant à voir. Au son de cette voix, à ce nom qui, sans doute, depuis longtemps n’avait résonné à son oreille, le prétendu chef australien éprouva une de ces commotions terribles que nul ne saurait traduire. Il essaya de parler et ne parvint qu’à laisser échapper un sourd hurlement.
L’œil qui, chez lui, y voyait faiblement encore, concentra toutes ses facultés et darda son rayon à demi-éteint sur l’homme qui venait de l’éveiller ainsi.
– Allons, mon pauvre vieux, dit le marquis de Chamery, rassieds-toi donc, je vois que tu me reconnais et nous allons causer à notre aise.
Et il appuya une de ses mains sur l’épaule du sauvage et le força à s’asseoir sur son grabat. Après quoi celui qui s’intitulait ainsi le marquis de Chamery retourna près de la bohémienne, dont l’étonnement, si grand déjà, s’était encore accru en voyant le sauvage O’Penny dresser l’oreille aux paroles du jeune homme, comme un vieux destrier de bataille, devenu cheval de charrue, se relève et hennit aux sons lointains du clairon.
– Ma petite, lui dit-il, vous m’avez affirmé que vous ne saviez pas l’anglais ?
– Oui monsieur.
– Croyez-vous à quelque chose ?
– Je crois à Dieu.
– Eh bien ! levez la main et jurez-moi que vous avez dit vrai.
– Je le jure ! dit la bohémienne avec un accent de franchise auquel il était réellement impossible de se méprendre.
– Votre mari non plus ?
– Mon mari pas plus que moi.
Le marquis de Chamery retourna auprès de l’homme tatoué et lui dit, toujours en anglais :
– Sois calme, mon vieux, je suis ton ami, et je vois bien que tu as reconnu ton petit Rocambole, celui qui t’appelait mon oncle. Et puisqu’on t’a rogné ta parlotte, je ferai les demandes et les réponses.
Le sauvage continuait à s’agiter sur sa botte de paille ; mais son horrible visage semblait avoir pris subitement une expression de joie farouche.
Le marquis continua :
– Je t’ai pleuré pendant cinq années, mon pauvre vieux, et je m’étais bien figuré, ma parole d’honneur, que les sauvages t’avaient mis à la broche. Mais je vois qu’ils se sont contentés de te tatouer, opération qui, réunie à celle que t’avait fait subir cette excellente Baccarat...
Le marquis s’arrêta et voulut juger de l’effet que ce nom produirait sur l’homme tatoué.
Celui-ci se prit à frissonner, et un rugissement de fureur s’échappa de ses lèvres crispées.
– Bien ! très bien... murmura le jeune homme, je vois qu’ils ne t’ont pas trop abruti et qu’il reste encore chez toi quelque chose de sir Williams... Très bien ! très bien !...
Et il passa de nouveau sa main sur l’épaule d’O’Penny d’un air caressant.
– Le fait est, mon oncle, poursuivit-il, que tu n’es plus le séduisant vicomte Andréa, le joli baronnet sir Williams, l’homme dont les belles filles raffolaient. Les sauvages et Baccarat t’ont si bien défiguré qu’il a fallu mes entrailles filiales pour te reconnaître... Ah ! c’est une drôle d’histoire, celle-là, et, parole d’honneur ! cela ferait croire à la Providence, dont nous nous moquions si fort autrefois.
Le marquis de Chamery, ou plutôt Rocambole, car c’était lui, s’assit familièrement sur le grabat d’O’Penny et continua :
– Figure-toi que, dans la journée, je passais en tilbury sur le boulevard, regardant à droite et à gauche. Une belle fille, ma foi ! celle qui te garde, m’a tiré l’œil. Tu sais que je suis toujours un peu... folâtre...
Et Rocambole souligna le mot par un clignement d’yeux.
– Je me suis approché, reprit-il. La belle fille racontait ton histoire à sa manière. Cette histoire m’a intrigué. Bah ! me suis-je dit, il faut que je voie comment ils sont, ces affreux sauvages de l’Australie, qui m’ont mangé tout rôti mon pauvre oncle sir Williams... Et je suis entré... Et je t’ai reconnu !
Une fois de plus, Rocambole frappa sur l’épaule du chef australien d’une façon amicale.
– Tu comprends bien que, alors, mon oncle, je me suis dit tout de suite que le marquis de Chamery ne pouvait laisser son parent, son bienfaiteur, l’homme à qui il doit tout, dans la position misérable où je te trouve...
Ce nom de Chamery paraissait produire sur l’affreux visage de l’homme tatoué une impression identique à celle que produit un souvenir à demi effacé, et qu’un seul mot évoque tout à coup.
Rocambole devina sa pensée.
– Ah ! dit-il, cela t’étonne de me voir marquis de Chamery... C’est un nom qui t’est bien connu, n’est-ce pas ? Il était sur tes tablettes.
À ces mots, le sauvage parut tressaillir.
– On te contera tout cela, mon vieux ; mais pour le moment soyons sérieux, et dépêchons-nous...
O’Penny continuait à fixer sur Rocambole son œil à demi-éteint, avec une sorte de ténacité.
– Voyons, reprit celui-ci, je suppose que tu ne tiens pas beaucoup à rester ici ?
– Non, fit le sauvage d’un signe de tête où semblèrent se révéler les horribles souffrances qu’il avait éprouvées en compagnie des saltimbanques.
– Et tu préfères encore venir avec moi, qui te soignerai comme un coq en pâte, n’est-ce pas ?
– Oui, fit le sauvage d’un nouveau signe de tête.
– Eh bien ! allons-nous-en tout de suite, ton maître pourrait bien revenir, et il faudrait parlementer encore.
Et Rocambole, s’adressant à la bohémienne, lui dit :
– Tu as bien un manteau à me vendre, n’est-ce pas, ma petite ?
Et il jeta un onzième louis sur la table.
– Voilà celui de Fanfreluche, monsieur ; il n’est pas neuf, comme vous voyez.
– Bah ! fit Rocambole, à la campagne !
Il le plaça sur les épaules d’O’Penny, qui se laissa envelopper avec la docilité d’un enfant. Puis, avisant dans un coin la coiffure de plumes du pauvre phénomène, il la lui mit sur la tête avec le soin que prendrait une camérière à coiffer sa maîtresse.
– C’est mardi-gras, mon vieux, continua-t-il en anglais, et pour aujourd’hui tu peux sortir sous ce costume. On va te prendre pour le Californien du bal de l’Opéra.
Alors le prétendu marquis de Chamery roula les deux billets de cinq cents francs dans ses doigts, et les laissa tomber délicatement dans la main de l’épouse illégitime du paillasse Fanfreluche.
– Adieu, petite, lui dit-il, si nous nous revoyons jamais, je renouvellerai volontiers connaissance avec toi.
La bohémienne ouvrit la porte de la baraque.
– Allons ! viens, mon oncle, dit Rocambole, qui prit O’Penny par le bras, l’entraîna hors du théâtre forain, lui fit traverser le trottoir et le conduisit à son coupé.
Le cocher descendit de son siège, ouvrit la portière et demanda :
– Où va monsieur le marquis ?
– Rue de Surène, répondit Rocambole.
Le coupé partit.