III
« Mon cher enfant, poursuivait la marquise, votre père était absent de Paris depuis huit jours, lorsque, un soir, vous me fûtes enlevé. Comment ? Par qui ? Ce fut longtemps un mystère pour moi, et pendant bien longtemps je vous ai cru mort. Vous aviez alors dix ans, vous vouliez être traité comme un grand garçon, et, pour satisfaire vos caprices, on vous laissait coucher tout seul au rez-de-chaussée de l’hôtel dans votre chambre.
« Un matin, le domestique chargé de vous éveiller tous les jours à cinq heures, pour vous faire monter à cheval, entra dans votre chambre et la trouva vide. Cependant, votre lit était foulé, et il était évident que vous aviez couché dedans. On vous crut dans le jardin, on vous y chercha vainement. L’hôtel fut inutilement fouillé de fond en comble.
« Dans ma douleur, je m’adressai au préfet de police. On bouleversa Paris pour vous retrouver, et jamais le jour ne put se faire sur cette mystérieuse disparition.
« J’écrivis à votre père pour lui annoncer cet affreux malheur. Votre père me répondit une lettre dont le sens banal m’épouvanta. La douleur du père y perçait à peine.
« Au bout d’un mois, il revint. Je m’aperçus alors avec terreur que ses cheveux avaient blanchi, et j’attribuai cette horrible métamorphose à la douleur du père pleurant son enfant.
« C’est à partir de ce jour, mon cher fils, que cette existence silencieuse, farouche, pleine de mystère et de terreur pour nous, votre sœur et moi, commença pour votre père. Depuis ce temps, il ne m’a jamais adressé la parole, il n’a jamais embrassé votre sœur, il n’a jamais prononcé votre nom. Il a vécu ainsi seize années.
« Vers le commencement de la semaine dernière, sa santé, déjà fort altérée, nous inspira de vives inquiétudes. Le surlendemain, il se mit au lit pour ne plus se relever et défendit qu’on nous laissât, votre sœur et moi, pénétrer dans sa chambre. Mais hier matin le curé de Saint-Thomas d’Aquin, qui lui avait administré les derniers secours de la religion, a obtenu que je pusse arriver auprès de lui :
« – Marthe, m’a dit alors votre père, à mon heure dernière je vous ai pardonné.
« – Pardonné, me suis-je écriée. Eh ! quelle faute ai-je donc commise, monsieur ?
« Et il y avait tant d’étonnement, de stupeur, d’épouvante dans mon accent, que votre père en a été touché et a murmuré :
« – Oh ! mon Dieu ! si la marquise avait menti !
« Sa main décharnée s’est allongée alors vers l’oreiller et en a retiré un chiffon de papier jauni qu’il m’a tendu. Ce chiffon, mon enfant, c’était une lettre que la vieille marquise de Chamery avait laissée à l’adresse de votre père deux jours avant sa mort, et votre père l’avait trouvée à son arrivée à l’Orangerie.
« Or, voici ce que contenait cette lettre :
« Mon cher cousin,
« Hector vous a institué son légataire universel, et, dans votre naïveté d’honnête homme, vous trouvez tout naturel que la branche cadette de Chamery succède à la branche aînée qui s’éteint.
« Mais ce n’est point un pareil motif qui a dicté le testament de feu mon fils. Il a voulu dépouiller sa sœur Andrée, cette jeune fille qui a aujourd’hui quinze ans, que j’élève comme une parente éloignée et qui, je puis vous l’avouer, est mon enfant, à moi. Je suis persuadée, mon cher cousin, que vous ferez quelque chose pour cette enfant, à qui je ne laisse, hélas ! que mes économies – surtout quand vous saurez qu’Hector a aimé madame de Chamery, et que ce n’est point à vous, mais à sa fille, qu’il a laissé cent mille livres de rente. »
Marquise douairière De Chamery
« Vous comprenez, mon enfant, quel foudroyant effet dut produire cette lettre sur l’esprit de votre père. Je devins à ses yeux la femme qui a foulé aux pieds tous ses devoirs. Votre sœur ne fut plus pour lui que l’enfant du crime et dont la naissance coïncidait avec mon séjour chez cette abominable femme, qui avait voulu me déshonorer avant de mourir. Oh ! vous comprenez que lorsque j’eus pris connaissance de cette lettre, que, à genoux, les mains levées au ciel, j’eus supplié Dieu de donner à ce malheureux vieillard un rayon de foi, de faire qu’il mourût en croyant à mon innocence... Dieu m’écouta sans doute, car il fit passer dans ma voix, dans mon geste, dans mon regard, un tel accent de vérité, que votre père ne douta plus.
« – Ah ! pardon, pardon, murmura-t-il.
« Et comme je prenais ses mains et les baisais, il me dit :
« – Ne pleurez plus votre fils, madame, votre fils n’est pas mort ; c’est moi qui vous l’ai enlevé, la nuit, car je voulais à la fois – pardonnez-moi, je vous prie, je vous croyais coupable – je voulais à la fois qu’il ignorât toujours le crime de sa mère et que jamais il ne pût toucher à cette fortune, qui, à mes yeux, provenait pour lui d’une source honteuse.
« Alors, mon fils, votre père me donna quelques détails sur la façon dont il avait pénétré, la nuit, dans l’hôtel, tandis que je le croyais à l’Orangerie, et comment, aidé d’un vieux domestique dévoué, il vous avait surpris, vous ordonnant de vous lever, de le suivre au Havre, où il s’était embarqué avec vous pour l’Angleterre. Maintenant, mon cher enfant, je vous écris et vous supplie de revenir...
« Vous êtes devenu sans doute un bel officier, peut-être vous croyez-vous orphelin et sans fortune... Oh ! reviens, mon fils, reviens... ta mère, qui t’a pleuré pendant seize années, te tend les bras. »
Ici se terminait la lettre de la marquise Marthe de Chamery.
Rocambole la plaça auprès de la commission d’officier du jeune marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery, et passa à la lecture d’une autre pièce.
Celle-ci, sans doute de l’écriture de l’officier, formait un petit cahier de huit à dix feuilles couvertes d’une écriture serrée, quoique fort lisible.
En tête de la première page, on lisait cette date :
Bombay, 18 mars.
Et plus bas :
Journal de bord.
Cette pièce commençait ainsi :
Nous appareillons dans une heure et le navire à bord duquel me voici simple passager fait voile pour l’Europe. C’est une traversée de cinq mois que nous entreprenons. Pour la première fois je vais me trouver oisif à bord. Je ne suis plus qu’un passager. J’ai donné ma démission d’officier de marine de la Compagnie des Indes, le jour où j’ai appris que j’avais encore une mère et une sœur, et l’arrivée de cette lettre, qui est venue me révéler toute une existence qui semble m’être réservée, a réveillé, soudain, mes plus lointains souvenirs d’enfance.
En mer, 20 mars.
Je devais avoir environ dix ans alors. Nous habitions un grand hôtel où il y avait un jardin avec des arbres touffus.
Je couchais au rez-de-chaussée de l’hôtel, dans une petite chambre qui donnait sur les jardins. Les jardins avaient une petite porte sur la rue de Lille.
Une nuit, je dormais profondément, lorsque je fus éveillé en sursaut par une main qui s’appuyait sur mon épaule. J’ouvris les yeux et reconnus mon père !...
Mon père était absent de Paris depuis plusieurs jours et ma mère m’avait dit qu’il ne reviendrait que la semaine suivante. Je fus donc bien étonné de le voir debout à mon chevet.
Mais ce qui me frappa bien davantage encore, ce fut la tristesse profonde que je vis répandue sur son visage.
Il était pâle et sévère, lui qui souriait avec bonté d’ordinaire, et je le vis tout vêtu de noir. Il posa un doigt sur ses lèvres pour m’imposer silence. Puis il me dit tout bas : – Habille-toi, mon fils.
Un mouvement qu’il fit me laissa voir derrière lui un vieux domestique de la famille, ancien soldat, qui me donnait des leçons d’équitation.
Comme mon père, cet homme était triste et grave.
J’obéis, et comme, encore engourdi par le sommeil, je n’allais pas assez vite, le vieil Antoine m’aida et m’enveloppa dans mon manteau. Alors mon père me prit la main.
– Viens, me dit-il.
Et il me fit sortir de ma chambre par une porte qui donnait sur le jardin. Ensuite il se retourna vers Antoine.
– Tu sais mes recommandations ? fit-il.
– Oui, monsieur, répondit Antoine.
Nous traversâmes le jardin et arrivâmes à la petite porte qui donnait sur la rue de Lille.
Là, mon père prit une clef et ouvrit cette porte. J’étais saisi d’étonnement et presque d’effroi. Je ne savais où mon père me conduisait, et je finis par lui dire :
– Mais, papa, où allons-nous ?
– Faire un voyage, me répondit-il.
– Avec maman ?
À ce mot, je le vis pâlir.
– Non, me dit-il brusquement. Puis il ajouta : – Tu n’as plus de mère.
Et comme je cherchais à m’expliquer ces sinistres paroles, il me fit sortir du jardin, dont le vieil Antoine, demeuré en dedans, referma la porte sur nous.
Dans la rue, il y avait une chaise de poste qui stationnait à quelques pas. Mon père m’y fit monter, s’assit auprès de moi et cria au postillon :
– Allez !
La chaise de poste sortit de Paris au grand trot, roula toute la nuit, puis la moitié du jour suivant, s’arrêta une heure à la porte d’une auberge, où nous prîmes quelque nourriture, repartit et atteignit vers le soir une ville au bord de la mer et entourée d’une forêt de navires.
– Nous sommes au Havre, me dit alors mon père.
Nous couchâmes dans un hôtel, sur le port. Le lendemain, tandis que je dormais encore, mon père sortit. Il revint deux heures après, suivi d’un homme qui portait un habit rouge. C’était un officier de la marine anglaise.
Alors mon père me prit sur ses genoux et me dit :
– Mon enfant, on a pu te dire que tu étais riche, mais on t’a menti. Tu es pauvre, et tu dois noblement porter le nom que je t’ai transmis. Je te confie à monsieur, il fera de toi un homme, un brave et digne officier comme lui. Tu vas le suivre.
– Mais maman ! m’écriai-je.
– Ta mère est morte, me dit-il avec un accent de rage.
Le lendemain, je fus embarqué comme mousse.
Là s’arrêtait la première note de voyage du jeune marquis Albert-Frédéric-Honoré de Chamery.
– Pour le moment, se dit-il, voilà des documents qui me suffisent à établir que la marquise des tablettes de sir Williams et celle de Chamery ne sont qu’une seule et même marquise. Or donc, le fils attendu et destiné à avoir soixante-quinze mille livres de rente, c’est lui. Eh ! mais, acheva Rocambole, il me semble qu’il est dans un joli petit trou d’où il ne sortira qu’avec ma permission et mon assistance. Bah ! je ne suis pas un homme charitable, moi...
Il jeta alors un regard sur la mer, explorant tour à tour les quatre points cardinaux. La mer était redevenue calme, le ciel était pur, aucune voile ne se montrait à l’horizon.
– Il est évident, se dit Rocambole, que dans l’état d’exténuation et de faiblesse où se trouve ce pauvre marquis de Chamery, si on ne vient à son aide, il sera mort dans quelques heures. Je ne vois ni barque ni navire qui fasse mine de s’approcher de notre modeste écueil, il est même probable que ce n’est qu’en cas de mauvais temps qu’un bateau pêcheur y accoste. Or, le temps est superbe. Donc, ce ne sera que demain, ou dans huit jours, ou jamais, qu’un marin, en se promenant sur l’îlot, découvrira le corps du pauvre diable... Donc, ceci me dispense de commettre une vilaine action, c’est-à-dire de tuer ce pauvre marquis de Chamery, dont l’existence me paraît inutile.
Rocambole remit alors tous les papiers du jeune marin dans l’étui de fer-blanc, passa l’étui à sa ceinture, ainsi que les pistolets et cette écharpe que l’infortuné avait cru devoir être son instrument de salut. Puis il monta sur un rocher qui surplombait la mer.
À deux lieues à l’horizon, on voyait distinctement la terre de France.
– J’ai une bonne trotte à faire, murmura Rocambole, mais cette fois je me souviendrai de Bougival et de la machine de Marly3. D’ailleurs, quand on se nomme le marquis de Chamery, officier de marine au service de la Compagnie des Indes, on doit être bon nageur...
Et Rocambole prit son élan et se jeta à la mer avec le courage d’un homme qui va chercher un marquisat et soixante-quinze mille livres de rente.