Chapitre IV-2

1836 Words
— Alors ce mouvement doit nous rappeler que tous nos apprêts de départ ne sont pas encore terminés. Quelque charmant que soit ce lieu, Gertrude, il faut le quitter à présent, au moins pour quelques mois. — Oui, ajouta Mrs de Lacey en suivant à pas lents la gouvernante qui prenait déjà les devants ; des flottes entières ont été souvent touées à leurs ancres, pour attendre que le vent et la marée fussent favorables. Aucune personne de notre sexe ne connaît les dangers de l’Océan, nous exceptées, qui avons été unies par le plus étroit de tous les nœuds à des officiers de rang et de mérite ; et nulle autre ne peut jouir délicieusement de la véritable grandeur de cette noble profession. C’est un charmant spectacle qu’un vaisseau fendant les vagues avec sa poupe 1, et s’élançant sur son propre sillage, comme le coursier écumant qui court toujours sur la même ligne, quoiqu’il se précipite de toute sa vitesse. La réponse de Mrs Wyllys ne parvint pas jusqu’aux oreilles des deux indiscrets cachés dans la tour. Gertrude avait suivi ses compagnes ; mais après avoir fait quelques pas, elle s’arrêta pour jeter un dernier regard sur ses murs délabrés. Un profond silence régna pendant plus d’une minute. — Cassandre, dit-elle enfin à la jeune négresse qui était auprès d’elle, il y a, dans l’arrangement de ces pierres, quelque chose qui m’aurait fait désirer qu’elles eussent été quelque chose de plus qu’un moulin. — Y avoir des rats dedans, reprit cette fille avec sa simplicité naïve ; vous avoir entendu ce que bonne Mrs Wyllys dire. Gertrude se retourna, sourit, et donna un petit coup sur la joue noire de sa suivante, avec des doigts que le contraste faisait paraître blancs comme la neige, comme pour la gronder de vouloir détruire la douce illusion dont elle aimait à se bercer ; puis, courant rejoindre sa tante et sa gouvernante, elle se mit à descendre la colline en bondissant avec la légèreté d’une jeune Atalante. Les deux habitants passagers de la tour restèrent aux écoutes aussi longtemps qu’ils purent apercevoir le plus léger pli de sa robe flottante, et alors ils se retournèrent en face l’un de l’autre et se regardèrent quelque temps en silence, chacun d’eux s’efforçant de lire dans les yeux de son voisin. — Je suis prêt à prêter serment devant le lord chancelier, s’écria tout à coup l’avocat, que ces ruines n’ont jamais été un moulin ! — Votre opinion a éprouvé un changement bien subit ! — Ma justice a été éclairée, aussi vrai que j’espère d’être juge. La question a été traitée par un avocat puissant, et j’ai vécu pour reconnaître mon erreur. — Et pourtant il y a des rats dans la tour. — Des rats de terre, ou des rats d’eau ? demanda promptement l’étranger en jetant sur son compagnon un de ces regards vifs et perçants que ses yeux avaient toujours en réserve. — Mais l’un et l’autre, à ce que je crois, répondit Wilder d’un ton sec et caustique ; certainement du moins de la première espèce, ou la renommée fait injure aux gens de robe. L’avocat sourit, et il ne parut se fâcher en aucune manière d’une allusion aussi libre à sa noble et honorable profession. — Vous autres gens de mer, dit-il, vous avez dans les manières une franchise si loyale et si amusante, qu’en honneur il n’y a pas moyen d’y résister. Je suis enthousiaste de votre noble profession, et j’en connais tant soit peu les termes. Quel plus beau spectacle, en effet, qu’un superbe vaisseau fendant la lame furieuse avec sa poupe, et s’élançant sur son sillage, comme un coursier rapide ! — Ou comme un serpent sinueux qui s’allonge sur ses propres replis. Alors, comme s’ils éprouvaient un singulier plaisir à se rappeler ces images poétiques tracées par la digne veuve du vaillant amiral, ils se mirent à éclater de rire en même temps d’une manière si bruyante que la vieille tour en fut ébranlée comme au temps où le vent faisait tourner le moulin. L’avocat fut le premier à reprendre son sang-froid, car le jeune marin s’abandonnait à toute sa gaieté. — Mais c’est un terrain sur lequel il est dangereux pour d’autres que la veuve d’un marin de s’aventurer, dit-il d’un ton redevenu en un instant aussi calme que ses rires avaient été immodérés. La jeune personne, celle qui a tant d’aversion pour les moulins, est une charmante créature ! il paraîtrait qu’elle est la nièce de la prétentieuse douairière. Le jeune marin cessa de rire a son tour, comme s’il sentait tout à coup l’inconvenance de tourner en ridicule une si proche parente de la belle vision qui venait d’apparaître à ses yeux. Quelles que fussent ses pensées secrètes, il se contenta de répondre : — Elle l’a dit elle-même. — Et dites-moi, reprit l’avocat en s’approchant de son compagnon, comme s’il avait un secret important à lui communiquer, ne trouvez-vous pas qu’il y avait quelque chose de frappant, d’extraordinaire, quelque chose qui allait au cœur, dans la voix de la dame qu’elles appelaient Wyllys ? — L’avez-vous remarqué ? — Je croyais entendre les sons d’un oracle, les accents mêmes de la vérité. Quelle voix douce et persuasive ! — J’avoue que j’en ai senti l’influence, et à un point que je ne puis expliquer. — Cela tient du délire ! reprit l’avocat en se promenant à grands pas dans la tour, et toute trace d’enjouement et d’ironie avait disparu de sa figure pour faire place à un air pensif et rêveur. Son compagnon semblait peu disposé à interrompre ses méditations, et était livré lui-même à de tristes et pénibles pensées. Enfin le premier sortit de sa rêverie avec cette promptitude étonnante qui lui était habituelle. Il s’approcha d’une fenêtre, et, dirigeant l’attention de Wilder sur le vaisseau qui était dans le havre extérieur, il lui demanda sans autre préambule : — Ce navire n’a-t-il donc plus d’intérêt pour vous ? — Loin de là ! voilà un bâtiment tel que l’œil d’un marin aime à en voir ! — Voudriez-vous essayer d’aller à bord ? — A cette heure ? seul ? Je ne connais ni le capitaine ni personne de l’équipage. — Il y a d’autres moments que celui-ci, et un marin est toujours sûr d’être reçu à bras ouverts par ses frères. — Ces négriers n’aiment pas toujours qu’on les aborde. Ils sont armés et ils savent tenir les étrangers à une distance respectueuse. — N’y a-t-il pas dans la franc-maçonnerie navale des mots de ralliement par lesquels un frère se fait connaître, de ces mots tels que l’éperon labourant l’onde ou quelque autre de ces phrases techniques que nous venons d’entendre ? Wilder regarda fixement celui qui le questionnait ainsi, et parut réfléchir longtemps avant de hasarder une réponse. — Pourquoi toutes ces questions ? demanda-t-il enfin avec froideur. — Parce que je crois que si jamais cœur pusillanime n’a triomphé d’une belle, jamais l’indécision n’a triomphé de la fortune. Vous voulez de l’emploi, m’avez-vous dit, et si j’étais amiral je vous ferais mon premier capitaine. Dans nos tribunaux, quand nous avons besoin d’un brevet, nous avons notre manière de le demander. Mais je parle trop librement peut-être à une personne qui m’est entièrement inconnue. Vous vous rappellerez du moins que, quoique ce soit l’avis d’un avocat, il vous est donné gratis. — Et mérite-t-il plus de confiance à cause de cette générosité extraordinaire ? — C’est ce dont je vous laisse juge, dit l’avocat en mettant un pied sur l’échelle et en commençant à descendre. Me voici fendant littéralement les vagues avec ma poupe, ajouta-t-il en descendant à reculons, lorsqu’on ne voyait plus que sa tête, et semblant prendre beaucoup de plaisir à appuyer sur ces mots avec une emphase particulière. Adieu, mon ami ; si nous ne devons plus nous revoir, je vous recommande de ne jamais oublier les rats de la tour de Newport. Il disparut en disant ces mots, et l’instant d’après il était à terre. Se tournant aussitôt avec un sang-froid imperturbable, il frappa du pied le bas de l’échelle, l’abattit, et ôta de cette manière le seul moyen de descendre. Il leva alors les yeux sur Wilder, qui ne pouvait deviner son dessein, le salua familièrement de la main, lui renouvela ses adieux, et s’éloigna d’un pas rapide. — Voilà une conduite bien étrange, s’écria Wilder qui se trouvait ainsi prisonnier dans la tour. Après s’être assuré qu’il ne pouvait sauter par la trappe sans risquer de se casser une jambe, il courut à la fenêtre pour reprocher à son compagnon sa perfidie, ou plutôt pour s’assurer si c’était sérieusement qu’il l’abandonnait de cette manière. L’avocat était déjà hors de portée de la voix, et avant que Wilder eût le temps de décider quel parti il devait prendre, il avait gagné les faubourgs de la ville, et avait disparu derrière les maisons. Pendant tout le temps occupé par les scènes que nous venons de rapporter, Fid et le n***e avaient continué à faire honneur à leur sac de provisions, sous la haie où nous les avons laissés. A mesure que l’appétit du premier se calmait, son goût pour la didactique lui reprenait de plus belle, et au moment précis où Wilder était abandonné dans la tour, il était profondément occupé à faire au noir un sermon sur un sujet délicat, — la manière de se conduire en société. — Voyez-vous, Guinée, dit-il en finissant, pour bien manier le gouvernail dans une compagnie, il ne faut pas jeter tout par-dessus le pont, et gagner ensuite le large à toutes voiles, comme vous avez jugé à propos de le faire ce matin. Autant que je puis croire, ce maître Nightingale est mieux placé au cabaret que dans une bourrasque ; vous n’aviez qu’à aller au lof et à le serrer de près quand vous m’avez vu pousser l’argument par le travers de ses écubiers, et du diable s’il n’eût pas été obligé de mettre en panne et de baisser pavillon devant tous les assistants ; mais qui hèle ? quel est le cuisinier qui tue à présent le cochon de son voisin ? — Seigneur ! monsieur Fid, s’écria le n***e, c’être maître Harry, avec tête hors des écoutilles, là-bas dans le phare ; lui crier comme si lui avoir un porte-voix ! — Oui, oui, il faut le voir commander une manœuvre ! Il a une voix qui résonne comme un cor, quand il lui prend envie de la faire entendre. Mais pourquoi diable met-il en état les batteries de cette vieille chaloupe démâtée ? Au reste, s’il est seul pour soutenir l’abordage, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même. Pourquoi n’a-t-il pas commandé un roulement de tambour pour rassembler l’équipage ? Comme d**k et le n***e s’étaient dirigés vers la tour avec toute la célérité possible, du moment qu’ils avaient entendu Wilder, ils étaient alors à portée de sa voix. Celui-ci, du ton sec et énergique dont un officier de marine donne ses ordres, leur dit de relever l’échelle. Quand il se vit en liberté, il demanda d’un air assez expressif s’ils avaient remarqué dans quelle direction l’étranger en redingote verte avait opéré sa retraite. — Voulez-vous dire l’individu en bottes qui, sans être hélé, voulait toujours faire voile de conserve dans la conversation, sur le petit bout de quai, là-bas, au delà de cette maison, en droite ligne de la cheminée Nord-est avec le mât d’artimon de ce vaisseau qu’on toue dans le havre d’entrée ? — Précisément. — Il a pris vent oblique jusqu’à ce qu’il eût doublé cette grange, et alors il a viré de bord et s’est mis à cingler vers le Sud-est, se tenant à la largue, et ayant, je crois, lacé toutes ses bonnettes, car il allait diablement sur le nez. — Suivez-moi, s’écria Wilder en s’élançant dans la direction indiquée, sans écouter plus longtemps les explications techniques du matelot. Mais leurs efforts furent vains. Ils eurent beau continuer leurs recherches jusqu’après le coucher du soleil, et interroger tous ceux qu’ils rencontraient, personne ne put leur apprendre ce qu’était devenu l’étranger en redingote verte. Quelques personnes l’avaient bien vu, et avaient même remarqué son singulier costume et son regard fier et scrutateur ; mais, d’après tous les indices, il avait disparu de la ville aussi étrangement, aussi mystérieusement qu’il y était entré. 1. Mrs. Mistress. C’est ainsi que l’on écrit ce mot lorsqu’il s’agit d’une dame au-dessus du commun. 1. Le mot anglais taffrail signifie littéralement le tableau du couronnement, ou partie supérieure de la poupe.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD