CHAPITRE IV.Ils font tout ce qu’ils peuvent pour me rendre fou.
SHAKSPEARE. Hamlet.
Les personnes qui se trouvaient en bas étaient au nombre de quatre, et c’étaient quatre femmes : l’une était une dame sur le déclin de l’âge ; l’autre avait passé le milieu de la vie ; la troisième était dans l’âge qui lui donnait le droit d’entrer dans le monde, dans le sens qu’on donne à ce mot en société ; la quatrième était une négresse qui pouvait avoir vu vingtcinq révolutions des saisons. Celle-ci, à cette époque et dans ce pays, ne pouvait avoir d’autre condition que celle d’une domestique humble, quoique peut-être privilégiée.
— Et maintenant, mon enfant, que je vous ai donné tous les avis que demandaient les circonstances et votre excellent cœur, disait la dame plus âgée (ce furent les premiers mots qui parvinrent distinctement à l’oreille des auditeurs), je vais passer de ce devoir fâcheux à un autre plus agréable. Vous assurerez votre père de l’amitié que je lui porte toujours, et vous lui rappellerez que, suivant sa promesse, vous devez encore revenir une fois avant que nous nous séparions pour jamais.
Ce discours était adressé du ton le plus affectueux à la plus jeune des femmes, qui semblait l’écouter avec attendrissement. Lorsqu’il fut terminé, elle leva ses yeux brillant de larmes qu’elle s’efforçait évidemment de cacher, et répondit d’une voix qui résonna aux oreilles des deux jeunes auditeurs comme les chants d’une sirène, tant les accents en étaient doux et harmonieux :
— Il est inutile, ma chère tante, de me rappeler une promesse dont j’ai tant d’intérêt à me souvenir ; j’espère beaucoup plus que vous n’avez peutêtre osé souhaiter. Si mon père ne revient pas avec moi au printemps, ce ne sera pas faute de sollicitations de ma part.
— Notre bonne Wyllys nous prêtera son aide, répondit la tante en souriant et en regardant la troisième femme avec ce mélange de douceur et de gravité qui caractérisaient les manières cérémonieuses d’alors, et qu’on manquait rarement d’employer toutes les fois qu’un supérieur adressait la parole à un inférieur. Elle a droit d’avoir quelque empire sur le général Grayson, pour sa fidélité et pour ses services.
— Elle a droit à tout ce que l’amour et le cœur peuvent donner, s’écria la nièce avec un empressement et une vivacité qui prouvaient combien elle aurait voulu adoucir les formalités de la politesse de sa tante par la chaleur de ses manières affectueuses. Ce n’est pas à elle que mon père aura rien à refuser.
— Et vous êtes sûre que Mrs1 Wyllys sera dans nos intérêts ? demanda la tante, sans que les démonstrations plus expressives de sa nièce lui fissent oublier le sentiment qu’elle avait des convenances. Avec une alliée aussi puissante, notre ligue serait invincible.
— Je suis si persuadée, madame, que l’heureuse température de cette île salutaire est favorable à ma jeune élève, qu’à part toute autre considération, je ferais certainement le peu qui dépend de moi pour seconder vos désirs.
Mrs Wyllys parlait avec dignité, et peut-être avec un peu de cette réserve qui régnait nécessairement jusqu’à un certain degré entre la riche et noble tante et la gouvernante dépendante et salariée de l’héritière de son frère ; néanmoins ses manières étaient pleines de grâce, et sa voix, comme celle de son élève, douce et tout à fait féminine.
— Nous pouvons donc regarder la victoire comme remportée, comme le disait mon mari le contre-amiral. L’amiral de Lacey, ma chère Mrs Wyllys, adopta de bonne heure une maxime qui dirigea toute sa conduite, et ce fut en s’y conformant qu’il acquit une assez bonne part de la réputation dont il jouissait dans la marine ; cette maxime, c’est que pour réussir il ne faut que le bien vouloir ; pensée noble et énergique, et qui ne pouvait manquer de le conduire à ces résultats marqués que je n’ai pas besoin de vous rappeler, puisque nous les connaissons tous.
Mrs Wyllys fit un signe de tête pour rendre témoignage à la justesse de cette opinion et à la renommée du défunt amiral ; mais elle ne crut pas nécessaire de répondre, et, changeant de sujet, elle se tourna vers sa jeune élève et lui dit d’un ton d’où était bannie toute crainte :
— Gertrude, ma chère amie, vous aimerez à revenir dans cette île charmante, près de ces brises délicieuses.
— Et surtout près de ma tante, s’écria Gertrude. Je voudrais qu’on pût déterminer mon père à disposer de ses propriétés à la Caroline, et à venir dans le Nord pour y résider toute l’année.
— Il n’est pas aussi facile à un propriétaire de se déplacer que vous l’imaginez, mon enfant, répondit Mrs de Lacey. Quelque désir que j’aie qu’un pareil plan puisse se réaliser, je ne presse jamais mon frère à ce sujet. D’ailleurs je suis portée à croire que s’il se faisait quelque nouveau déplacement dans notre famille, ce serait pour retourner tout à fait chez nous. Il y a maintenant plus d’un siècle, Mrs Wyllys, que les Graysons sont établis aux colonies. Mon bisaïeul, sir Everard, était brouillé avec son second fils, et cette querelle porta mon grand-père à venir se fixer à la Caroline ; mais comme l’affaire est apaisée depuis longtemps, je pense souvent que mon frère et moi nous pourrions retourner aux foyers de nos ancêtres ; cela dépendra beaucoup de la manière dont nous disposerons de notre trésor de ce côté de l’Atlantique
En finissant ces observations, Mrs de Lacey, qui avait un bon cœur, quoiqu’elle eût peut-être un peu trop d’amour-propre, jeta un regard sur celle qui était le trésor auquel elle venait de faire allusion. Gertrude s’était détournée, comme elle le faisait d’ordinaire toutes les fois que sa tante gratifiait sa gouvernante de quelque souvenir de famille, et elle présentait à la douce influence de la brise du soir son visage animé des couleurs de la santé, que relevait encore dans ce moment un peu de confusion. Dès que Mrs de Lacey eut cessé de parler, sa nièce se tourna promptement vers ses compagnes, et montrant du doigt un vaisseau de belle apparence, qui était à l’ancre dans le port intérieur et dont les mâts s’élevaient au-dessus des maisons de la ville, elle s’écria comme si elle était bien aise de changer, de manière ou d’autre, le sujet de la conversation : — Et voilà la sombre prison qui va être notre demeure pendant tout le mois prochain, ma chère Mrs Wyllys !
— J’espère que votre aversion pour la mer vous fait exagérer la durée du trajet, répondit doucement la gouvernante. Le passage d’ici à la Caroline s’est souvent fait en moins de temps.
— Oui, on l’a fait, je puis le certifier, reprit la veuve de l’amiral s’attachant avec un peu d’obstination à une série d’idées auxquelles il n’était pas aisé de faire prendre un autre cours une fois qu’elles étaient éveillées dans son esprit, lorsque le défunt, mon estimable, et tous ceux qui m’entendent me permettront d’ajouter mon valeureux époux, conduisit une escadre de son royal maître d’un bout à l’autre de ses possessions américaines, en un temps moindre que celui qu’a désigné ma nièce. Il faut considérer, il est vrai, qu’il n’est pas étonnant qu’il allât avec tant de vitesse, puisqu’il poursuivait les ennemis de son roi et de son pays. Mais encore le fait prouve-t-il que le voyage peut se faire en moins d’un mois.
— Et cette terrible Porte de l’Enfer, avec ses bancs de sable et ses écueils d’un côté, et ce courant qu’on appelle le Gouffre de l’autre ! s’écria Gertrude en frémissant, en proie à cette terreur naturelle aux femmes qui rend quelquefois la timidité si attrayante, quand elle se présente accompagnée de la jeunesse et de la beauté. Sans cette Porte de l’Enfer, ces tempêtes, ces écueils et ces gouffres, je ne penserais qu’au plaisir de revoir mon père.
Mrs Wyllys, qui n’encourageait jamais dans son élève ces petits mouvements de faiblesse, quelque jolis, quelque attrayants qu’ils pussent paraître à d’autres yeux, jeta sur la jeune personne un regard calme et presque sévère, en répondant avec une promptitude et une décision qui annonçait son désir qu’il ne fût jamais plus question de frayeur :
— Si tous les dangers que vous paraissez craindre existaient réellement, le passage ne se ferait pas tous les jours, et même à toute heure sans le moindre accident. Vous êtes sans doute, madame, venue souvent par la mer de la Caroline avec l’amiral de Lacey ?
— Jamais, répliqua la veuve promptement et même d’un ton un peu sec. La mer ne convenait pas à ma santé, et je n’ai jamais manqué de voyager par terre. Mais cependant vous sentez, Wyllys, que, comme épousé et veuve d’un chef d’escadre, il ne serait pas convenable que je fusse tout à fait étrangère à la science nautique. Je pense qu’il y a peu de femmes dans tout l’empire britannique qui connaissent mieux que moi les vaisseaux, soit isolés, soit réunis en escadre, surtout ces derniers. C’est une connaissance que j’ai naturellement acquise comme femme d’un officier que son devoir appelait à commander des flottes. Je présume que ce sont des choses qui vous sont totalement étrangères.
La physionomie noble et pleine de dignité de Mrs Wyllys, sur laquelle on eût dit que des souvenirs anciens et pénibles avaient laissé une expression douce, mais durable, de tristesse, qui tempérait, sans les effacer, les traces de fermeté et de courage qu’on retrouvait encore dans son regard ferme et assuré, se couvrit un instant d’une teinte plus prononcée de mélancolie. Après avoir hésité, comme si elle eût désiré changer de conversation, elle répondit :
— La mer n’est pas pour moi un élément tout à fait étranger. J’ai fait dans ma vie beaucoup de longues, et quelquefois même de périlleuses traversées.
— Comme simple passagère. Mais nous autres femmes de marins, nous sommes les seules de notre sexe qui puissions nous vanter de connaître véritablement cette noble profession ! Qu’y a-t-il, ou que peut-il y avoir de plus beau, s’écria la douairière dans un mouvement d’enthousiasme naval, qu’un superbe vaisseau fendant la lame furieuse, comme j’ai entendu l’amiral le dire mille fois, son éperon labourant l’onde, et son taille-mer glissant à la suite, comme un serpent sinueux qui s’allonge sur ses propres replis ? Je ne sais, ma chère Wyllys, si je me fais comprendre ; mais pour moi, à qui ces effets sont familiers, cette description charmante rappelle tout ce qu’il y a de plus beau et de plus sublime !
Le léger sourire inaperçu qui dérida le front de la gouvernante aurait pu trahir la réflexion secrète qu’elle faisait alors, que le défunt amiral avait dû avoir l’esprit de malice et de plaisanterie de l’état, lorsque, dans cet instant, un léger bruit qui ressemblait assez au murmure du vent, mais qui dans le fond n’était autre que des éclats de rire étouffés, partit de l’étage supérieur de la tour. Les mots « c’est charmant » allaient sortir des lèvres de la jeune Gertrude, qui sentait toute la beauté du tableau que sa tante avait essayé de tracer, sans s’arrêter à en critiquer les détails ; mais tout à coup la voix lui manqua, et son attitude annonçait une attention profondément excitée.
— N’avez-vous rien entendu ? s’écria-t-elle.
— Les rats n’ont pas encore tout à fait déserté le moulin, répondit froidement la gouvernante.
— Le moulin ! ma chère Mrs Wyllys ; voulez-vous persister à appeler ces ruines pittoresques un moulin ?
— Je sens tout le tort que ce nom fatal doit faire à ses charmes, surtout pour des yeux de dix-huit ans ; mais, en conscience, je ne puis lui donner un autre nom.
— Les ruines ne sont pas assez abondantes dans ce pays, ma chère gouvernante, reprit Gertrude en riant, tandis que ses yeux étincelants prouvaient l’intérêt qu’elle mettait à défendre son opinion favorite, pour que nous soyons en droit de les dépouiller, sans des preuves certaines, du peu de droits qu’elles peuvent avoir à notre vénération.
— Eh bien ! le pays n’en est que plus heureux ! Les ruines, dans une contrée, sont comme la plupart des signes de décrépitude qui se manifestent sur le corps humain, de tristes preuves d’excès et de passions en tout genre, qui ont hâté les ravages du temps. Ces provinces sont comme vous, ma Gertrude, dans leur fraîcheur et leur jeunesse, et comparativement aussi dans leur innocence. Espérons pour l’une et pour l’autre une longue, utile et heureuse existence.
— Grand merci pour moi et pour mon pays ! mais cependant je ne puis admettre que ces ruines pittoresques aient été un moulin.
— Qu’elles soient ce que vous voudrez, voilà longtemps qu’elles occupent cette place, et, selon toute apparence, elles y resteront encore plus longtemps, ce qui est plus que nous ne pouvons dire de notre prison, comme vous appelez ce beau vaisseau à bord duquel nous devons nous embarquer. — Eh ! mais, madame, si mes yeux ne se trompent pas, je vois les mâts se mouvoir lentement et dépasser les cheminées de la ville.
— Vous avez parfaitement raison, Wyllys ; les matelots sont en train de touer le vaisseau pour le mettre à flot, puis ils l’attacheront à ses ancres pour qu’il ne bouge pas jusqu’à ce qu’on soit prêt à déplier les voiles, afin de mettre en mer dans la matinée. C’est une manœuvre qu’on fait souvent, et que l’amiral m’a expliquée si clairement, qu’il me serait assez facile de la commander en personne, si cela convenait à mon sexe et à ma position.