Chapitre III-2

2206 Words
Cet appel à la dignité blessée de l’assemblée produisit son effet, et il s’éleva un murmure général. Scipion, que rien n’eût fait démordre de son opinion, et qui l’eût soutenue à sa manière contre quiconque eût entrepris de la combattre, n’eut pas le courage de résister à ces démonstrations évidentes qu’on le trouvait de trop dans la salle. Sans dire un seul mot pour sa défense, il croisa les bras et sortit du cabaret avec la soumission et la douceur d’un être trop longtemps élevé dans l’humilité pour faire résistance. Fid, qui se trouvait ainsi inopinément privé de son défenseur, fit de grands cris pour le rappeler, et s’épuisa en efforts pour le faire revenir ; mais, voyant qu’il n’y pouvait réussir, il remplit sa bouche de tabac à mâcher, et suivit l’Africain tout en jurant, les yeux attachés sur son adversaire, que, suivant lui, le moricaud, si on l’écorchait comme il faut, se trouverait encore être le plus blanc des deux. Le triomphe du contremaître fut alors complet ; il ne s’épargna nullement les félicitations. — Messieurs, dit-il en s’adressant avec un air d’importance encore plus grande à l’auditoire singulièrement composé qui l’entourait, vous voyez que la raison est comme un vaisseau qui fend l’eau en droiture avec des bonnettes des deux côtés, et qui ne s’amuse pas à louvoyer. Je déteste, entendez-vous bien, je déteste de me faire valoir, et je ne sais pas quel est le camarade qui vient de prendre chasse ; mais ce que je sais, c’est qu’on ne trouvera pas entre Boston et les Indes occidentales un homme qui s’entende mieux que moi à faire marcher un vaisseau ou à mettre en panne, pourvu que je… Nightingale s’arrêta tout court comme s’il avait perdu tout à coup la parole, et ses yeux restèrent attachés, comme par une sorte d’enchantement, sur le regard perçant de l’étranger en vert, qui était alors venu se mêler à la foule qui l’entourait. — Peut-être, dit enfin le contremaître, oubliant la phrase qu’il avait commencée, à la vue inattendue d’un homme dont le regard, fixé sur lui, était si imposant, peut-être ce monsieur a-t-il quelque connaissance de la mer, et il pourrait décider le point en question. — Nous n’étudions pas la tactique navale dans les universités, répondit l’étranger d’un ton dégagé ; mais j’avouerai que, d’après le peu que j’ai entendu, je serais assez pour fuir vite, vite, devant le vent. Il prononça ces mots avec une emphase qui pouvait faire douter s’il n’avait pas l’intention de jouer sur le mot ; d’autant plus qu’il jeta sur la table ce qu’il devait, et qu’il laissa aussitôt le champ libre à Nightingale. Celui-ci, après une courte pause, reprit son récit ; mais, soit lassitude, soit toute autre cause, il était facile d’observer que son ton n’était pas aussi péremptoire qu’auparavant, et que le narrateur coupait court. Après avoir achevé tant bien que mal son histoire et son grog, il se traîna jusqu’au rivage, où une barque vint le conduire à bord du vaisseau qui pendant tout ce temps n’avait pas cessé d’être l’objet de l’attention toute particulière de l’honnête Homespun. Cependant l’étranger en vert avait poursuivi son chemin le long de la grande rue de la ville. Fid avait donné la chasse au n***e déconcerté, et grommelait tout en marchant, se permettant plus d’une remarque peu polie sur les connaissances et les prétentions du contremaître. Il le rejoignit bientôt, et son humeur se tourna alors contre le pauvre Scipion, qu’il accabla libéralement d’injures pour l’avoir abandonné au moment où ils ne pouvaient manquer de couler bas leur adversaire. Amusé sans doute par les bizarreries de caractère de ces deux êtres singuliers, ou peut-être entraîné lui-même par son humeur capricieuse, l’étranger suivit leurs pas. Après s’être éloignés du bord de l’eau, ils montèrent une colline ; et dans ce moment l’avocat, pour lui conserver le nom qu’il s’était donné lui-même, manqua de les perdre de vue, d’autant plus que dans cet endroit la rue, ou plutôt la route, tournait, car ils avaient alors passé même les petits faubourgs de la route. Il doubla le pas, et il eut la satisfaction d’apercevoir les deux amis assis sous une haie, quelques minutes après qu’il avait craint d’avoir perdu leurs traces. Ils faisaient un repas frugal avec les provisions contenues dans un petit sac que le blanc avait apporté sous son bras, et qu’il partageait généreusement avec son compagnon, qui s’était assis assez près de lui pour annoncer que la paix était entièrement établie entre eux, quoique cependant encore un peu en arrière, par déférence pour la couleur privilégiée. L’avocat s’approcha d’eux. — Si vous puisez librement dans le sac, mes amis, leur dit-il, votre troisième compagnon pourra bien se coucher à jeun. — Qui hèle ? s’écria d**k en levant la tête de dessus son os avec une expression assez semblable à celle d’un gros dogue lorsqu’on le dérange dans un moment aussi important. — Je voulais seulement vous rappeler que vous avez un autre convive, reprit cavalièrement l’étranger. — Voulez-vous un morceau, camarade ? dit Fid en lui présentant le sac avec la générosité d’un marin, du moment qu’il crut que c’était une manière indirecte de réclamer une part du festin. — Vous ne me comprenez pas encore. Sur le quai, vous aviez un autre compagnon. — Oui, oui, il est là au large, examinant ce petit bout de phare qui est assez mal amarré, à moins qu’on ne veuille montrer la route à vos attelages de bœufs et à vos marchands de l’intérieur ; là-bas, monsieur, où vous voyez cet amas de pierres qui semblent près de chavirer. L’étranger regarda dans la direction qui lui était indiquée, et il vit le jeune marin dont il avait voulu parler debout au pied d’une vieille tour qui fléchissait insensiblement minée par le temps, et qui était à peu de distance de l’endroit où il se trouvait. Jetant une poignée de petite monnaie aux deux matelots, il leur souhaita un meilleur repas, et passa de l’autre côté de la haie, dans l’intention apparente d’examiner aussi les ruines. — Le camarade en use librement avec ses pièces de cuivre, dit d**k en suspendant les opérations de ses dents pour examiner de nouveau et plus en détail l’étranger ; mais comme elles ne viendront pas où il les a plantées, vous pouvez, Moricaud, leur faire prendre le chemin de ma poche. Il n’a pas la main fermée, ce luron-là ; mais aussi ces hommes de loi 1 tirent tout leur argent de la bourse du diable ; et ils ne sont pas embarrassés pour s’approvisionner de nouveau, lorsque le parquet commence à se dégarnir. Laissant le n***e ramasser les pièces et les remettre, comme on le lui ordonnait, entre les mains de celui qui, s’il n’était pas son maître, était toujours prêt à exercer sur lui la même autorité que s’il en eût eu le droit, nous suivrons l’étranger, qui se dirigeait vers l’édifice chancelant. Il était difficile de voir ce qui, dans ces ruines, pouvait attirer l’attention d’un homme qui, d’après ses propres discours, avait eu sans doute bien des occasions d’admirer des débris beaucoup plus imposants des anciens temps, de l’autre côté de l’Atlantique. C’était une petite tour circulaire qui s’élevait sur des piliers grossiers réunis par des arcades, et elle avait pu être construite, dans l’enfance du pays, pour servir de place forte, quoiqu’il fût beaucoup plus probable que c’était un édifice d’une nature plus pacifique. Plus d’un demi-siècle après l’époque dont nous parlons, ce petit bâtiment, remarquable par sa forme, par ses ruines et par ses matériaux, est devenu tout à coup l’objet des recherches et des investigations de cet être érudit dont l’espèce s’est tellement multipliée, — l’antiquaire américain. — Il n’est pas surprenant que des débris aussi honorés soient devenus la cause de maintes doctes et chaudes discussions. Tandis que les amateurs chevaleresques des arts et des antiquités du pays ont rompu galamment des lances autour de ces murailles tombant en poussière, les hommes moins instruits et moins zélés ont regardé les combattants avec cette espèce de surprise qu’ils auraient manifestée s’ils avaient été présents quand le célèbre chevalier de la Manche s’escrimait contre ces autres moulins à vent si ingénieusement décrits par l’immortel Cervantes. En approchant, l’étranger en vert donna un léger coup de badine sur sa botte, pour attirer l’attention du jeune marin, qui semblait plongé dans de profondes rêveries, et l’abordant sans plus de façon : — Cette ruine ne serait pas mal, dit-il d’un ton libre, si elle était couverte de lierre, et qu’elle fût placée au bout d’un bois d’où l’on pût l’apercevoir par une percée ménagée avec art ; mais excusez-moi, les hommes de votre profession ne s’inquiètent guère de tout cela. Que leur font des bois et d’augustes débris ! Voilà la tour, ajouta-t-il en montrant les grands mâts du vaisseau qui était dans le havre extérieur, voilà la tour que vous aimez à contempler, et les seules ruines pour vous, c’est un naufrage ! — Vous paraissez bien au fait de nos goûts, monsieur, répondit froidement le jeune homme. — C’est donc par instinct, car il est certain que je n’ai eu que bien peu d’occasions de m’instruire par des relations directes avec aucun membre de ce corps, et il ne me paraît pas que je doive être beaucoup plus heureux dans ce moment. Soyons francs, mon ami, et parlons sans aigreur : que voyez-vous dans cet amas de pierres qui puisse détourner si longtemps votre attention de ce noble et beau vaisseau que vous considériez avec tant de soin ? — Était-il donc surprenant qu’un marin qui n’a pas d’emploi examinât un bâtiment qu’il trouve à son goût, peut-être dans l’intention d’y demander du service ? — Son commandant aurait perdu la tête s’il refusait une pareille offre ; mais vous semblez trop instruit pour occuper un berth secondaire. — Berth ! répéta le jeune homme en fixant de nouveau ses yeux, avec une expression singulière, sur l’étranger. — Oui, berth. N’est-ce pas votre terme de marine pour poste ou rang ? Nous ne connaissons pas beaucoup votre vocabulaire, nous autres avocats ; mais pour ce mot-là, je crois pouvoir le risquer en toute assurance. Ai-je le bonheur d’avoir votre assentiment ? Le jeune marin sourit, et comme si cette saillie avait rompu la glace, ses manières perdirent beaucoup de leur contrainte pendant le reste de l’entretien. — Il est tout aussi évident, répondit-il, que vous avez été sur mer, qu’il l’est que j’ai été à l’école. Puisque nous avons eu l’un et l’autre ce bonheur, soyons généreux et cessons de parler par paraboles. Par exemple, à quoi pensez-vous que servait cette tour, avant qu’elle fût tombée en ruine ? — Pour en juger, répondit l’étranger en vert, il est nécessaire de l’examiner de plus près. Montons. En disant ces mots, l’avocat monta en effet par une méchante échelle, et passant par une trappe ouverte, il se trouva sur un plancher qui reposait sur les colonnes cintrées. Son compagnon hésitait à le suivre ; mais voyant que l’autre l’attendait au haut de l’échelle, et qu’il avait l’attention de lui indiquer un échelon qui ne tenait plus, il s’élança à son tour, et grimpa avec l’agilité et l’assurance particulières à sa profession. — Nous y voici ! s’écria l’étranger en examinant les murs, qui étaient composés de pierres si petites et si irrégulières qu’ils semblaient ne tenir à rien ; un bon plancher en chêne pour tillac, comme vous disiez, et le ciel pour toit, comme nous appelons le haut d’une maison dans nos universités. Maintenant parlons des choses de ce bas monde. A… A… J’oublie le nom que vous m’avez dit que vous portiez. — Cela peut dépendre des circonstances. J’ai porté différents noms dans des positions différentes. Cependant, si vous m’appelez Wilder, je ne manquerai pas de répondre. — Wilder ! voilà un nom qui, je l’espère, ne peint pas votre caractère 1. Vous autres enfants de la mer, vous n’êtes ordinairement rien moins que sauvages, quoique vous ayez la réputation d’être parfois un peu inconstants dans vos goûts. Combien de belles avez-vous laissées soupirant au milieu de berceaux touffus et déplorant votre ingratitude, tandis que vous labouriez, — c’est le mot, je crois, — que vous labouriez le vaste Océan aux flots salés ? — Il est peu de personnes qui soupirent pour moi, répondit Wilder d’un air pensif, quoiqu’il commençât à trouver un peu long un interrogatoire fait aussi librement. Continuons, si vous voulez bien, notre examen de la tour. A quoi pensez-vous qu’elle ait servi ? — Voyons d’abord à quoi elle sert maintenant, et nous découvrirons facilement ensuite quel était son usage autrefois. Dans ce moment elle renferme deux cœurs assez légers, et, si je ne me trompe, deux têtes tout aussi légères, qui ne sont pas surchargées d’un approvisionnement de raison. Autrefois elle avait ses greniers de blé, et, je n’en doute pas, certains petits quadrupèdes qui avaient les pattes aussi légères que nous avons la tête et le cœur. En bon anglais, c’était un moulin. — Il y en a qui pensent que c’était une forteresse. — Hem ! la place pourrait tenir au besoin, reprit l’étranger en jetant un coup d’œil rapide et particulier autour de lui. Mais c’était un moulin, quelque désir qu’on puisse avoir de lui trouver une plus noble origine. L’exposition au vent, les piliers pour préserver l’intérieur du bâtiment des invasions de la vermine, la forme de la construction, tout le prouve. Tictac, tic-tac ; il s’est fait assez de bruit ici du temps passé, sur ma parole. — Chut ! on dirait qu’il s’en fait encore. S’approchant d’un pas léger de l’une des petites ouvertures qui servaient autrefois de fenêtres à la tour, il y passa doucement la tête, et ne la retira qu’au bout d’une demi-minute, en faisant signe à Wilder de garder le silence. Celui-ci obéit, et il ne fut pas longtemps à apprendre la cause de cette recommandation. La voix douce d’une femme se fit d’abord entendre à peu de distance, et bientôt les sons approchèrent de plus en plus, jusqu’à ce qu’ils parussent partir du pied même de la tour. Wilder et l’avocat choisirent chacun un endroit favorable pour leur projet, et tant que les deux personnes qui causaient ensemble restèrent près des ruines, ils demeurèrent immobiles à la même place, les examinant à leur aise sans être vus, et nous devons le dire à la honte de deux personnages aussi importants de notre histoire, écoutant avec autant de plaisir que d’attention. 1. Squire. 2. Environ cinq pieds sept pouces. 3. Nightingale, en anglais, veut dire rossignol. 1. Mister Nightingale : l’orateur appuie par emphase sur le mot mister. 1. Justice ou prévention, l’opinion du peuple sur les hommes de loi a passé d’Angle-terre en Amérique : les caricatures anglaises représentent fréquemment l’avocat plaidant ou donnant conseil, avec un diable noir qui lui souffle ses paroles à l’oreille. 1. Wild veut dire sauvage, farouche. Wilder est le comparatif de cet adjectif et signifierait par conséquent plus sauvage.
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