Chapitre III-1

2028 Words
CHAPITRE III.ALONZO : Bon contremaître, prenez garde. SHAKSPEARE. La Tempête. A peine l’étranger eut-il quitté le crédule tailleur, que sa figure perdit son expression empruntée pour en prendre une plus calme et plus naturelle. Néanmoins il semblait que la réflexion n’était pour lui ni une habitude ni un plaisir, car, donnant plusieurs coups de badine sur sa botte, il entra dans la principale rue de la ville d’un pas léger et d’un air distrait. Malgré cette distraction apparente, il ne laissait passer presque personne que son coup d’œil rapide n’eût passé en revue ; et il était évident, d’après l’empressement qu’il mettait à tout examiner, que son esprit n’était pas moins actif que son corps. Un étranger dans cet équipage, portant sur sa personne tant de preuves qu’il venait de faire une longue route, ne manqua pas d’attirer l’attention des aubergistes prévoyants dont nous avons eu occasion de parler dans notre premier chapitre. Sourd aux politesses empressées de ceux qui étaient le plus en vogue, il s’arrêta, par une bizarrerie assez singulière, chez celui dont la maison était le rendez-vous ordinaire de tous les oisifs du port. En entrant dans la salle commune de cette taverne, comme on l’appelait, quoiqu’il fût probable que dans la mère-patrie ses prétentions se seraient bornées à l’humble nom de cabaret, il trouva la chambre hospitalière remplie de ses pratiques accoutumées. L’arrivée d’un hôte qui, par son air et son habillement, semblait au-dessus de ceux qui fréquentaient habituellement la maison, causa une légère interruption ; mais ce mouvement cessa dès que l’étranger se fut jeté sur un banc et eut dit à l’aubergiste ce qu’il voulait. Celui-ci, en le servant, crut devoir faire quelques excuses, qu’il destinait en même temps à celles de ses pratiques qui se trouvaient à portée de l’entendre, sur la manière dont un individu placé à l’extrémité de la salle, longue et étroite, accaparait non seulement la conversation, mais semblait même forcer tous ceux qui l’entouraient à écouter ses récits de quelque histoire surprenante. — C’est le contre-maître du négrier qui est dans le havre extérieur, monsieur 1, ajouta le digne élève de Bacchus, un homme qui a passé sur l’eau plus d’un jour, et qui a vu des choses merveilleuses, assez pour en remplir un volume. On l’appelle le vieux Borée, quoique son nom légitime soit Jack Nightingale. Le toddy est-il au goût du squire ? L’étranger passa sa langue sur ses lèvres, et fit un geste affirmatif en remettant sur la table la liqueur à laquelle il avait à peine touché. Il tourna alors la tête pour examiner celui qui, à la manière dont il pérorait, aurait pu être appelé, dans le langage du pays, le second « orateur du jour. » Une taille qui excédait de beaucoup six pieds 2, d’énormes moustaches qui cachaient entièrement la moitié de sa sombre figure, une balafre, reste indélébile d’une profonde blessure qui avait menacé de subdiviser cette moitié en plusieurs parties ; des membres en proportion, le tout rendu plus frappant encore par le costume du marin ; une longue chaîne d’argent ternie, et un petit sifflet de même métal, servaient à rendre l’individu en question assez remarquable. Sans paraître faire la moindre attention à l’entrée d’un homme si fort au-dessus de la classe de ses auditeurs ordinaires, ce fils de l’Océan continua son récit en ces termes et d’une voix qui semblait lui avoir été donnée par la nature comme pour contraster avec son nom harmonieux 3, et même ses accents avaient tant de rapport avec les beuglements sourds d’un taureau qu’il fallait que l’oreille y fût habituée pour entendre un jargon aussi étrange. — Eh bien ! dit-il en étendant son bras vigoureux et tenant le poing fermé, le pouce seulement levé pour indiquer le point nécessaire de la boussole, la côte de Guinée pouvait être ici, et le vent venait de cet endroit, soufflant par bouffées, comme si le matois qui le tient dans une outre pour l’usage de nous autres marins le laissait tantôt passer à travers ses doigts, et tantôt refermait l’outre avec grand soin en y faisant un double nœud. — Vous savez ce que c’est qu’une outre, camarade ? Cette brusque question était adressée au campagnard ébahi, que le lecteur connaît déjà, et qui, portant sous le bras l’ajustement que venait de lui remettre le tailleur, s’était amusé en route pour écouter l’histoire du contremaître, et l’ajouter à la provision d’anecdotes dont il se promettait de régaler ses amis dans son village. Un rire général retentit dans la salle aux dépens de l’honnête Pardon. Nightingale lança un regard significatif à un ou deux de ses intimes, et profitant de l’occasion pour se rafraîchir le palais en avalant une pinte de rhum et d’eau, il continua son récit en disant d’un ton en quelque sorte d’admonition : — Et il peut venir un temps, mon ami, où vous saurez aussi ce que c’est qu’un double nœud, si vous ne tenez pas votre honnêteté à deux mains. Le cou d’un homme a été fait, camarade, pour tenir sa tête hors de l’eau, et non pour être tendu comme un câble qu’on tire à force de bras. Ainsi donc, ayez soin que tous vos comptes soient réglés à temps, et que la conscience sonde l’eau lorsque vous vous sentez poussé contre les écueils de la tentation. Alors roulant son tabac dans sa bouche, et regardant autour de lui de l’air satisfait d’un homme qui venait de remplir un devoir moral, il continua : — Ainsi donc la terre était ici, et, comme je le disais, le vent était là, au Sud-est, et peut-être au Sud-Sud-est, tantôt soufflant comme un enragé, et tantôt laissant toutes les voiles flotter contre les cordages et les espars, comme si la toile ne coûtait pas plus que le Dieu vous bénisse d’un riche. Je n’aimais pas la mine du temps, attendu qu’il était trop équivoque pour qu’on pût faire tranquillement son quart. Je me dirigeai donc vers l’arrière, afin de me mettre à portée de dire mon avis, si par hasard on lui faisait l’honneur de vouloir le connaître. Vous saurez, camarade, que, d’après mes idées, à moi, en fait de conduite et de religion, un homme n’est pas bon à grand’chose s’il n’a pas une bonne part de savoir-vivre ; aussi l’on ne me voit jamais fourrer ma cuiller dans la marmite du capitaine, à moins que je n’y sois invité, et cela par la raison toute simple que ma place est à l’avant et la sienne à l’arrière. Je ne dis pas à quel bout du vaisseau se trouve la meilleure tête des deux : c’est un point sur lequel il peut y avoir divers avis, quoique la plupart de ceux qui y entendent quelque chose soient d’accord là-dessus ; mais enfin je me dirigeai vers l’arrière pour me mettre à portée de dire mon avis, s’il venait à être demandé. Il n’y avait pas longtemps que j’y étais quand la chose se passa juste comme je l’avais prévu. — Monsieur Nightingale 1 dit le capitaine, — car le capitaine est un homme qui a de l’usage, et il n’oublie jamais son savoir-vivre lorsqu’il est sur le pont ou qu’il parle à quelqu’un de l’équipage ; — monsieur Nightingale, dit-il, que pensez-vous de ce chiffon de nuage, là-bas, au Nord-Ouest ? dit-il. — Ma foi, capitaine, dis-je hardiment, car jamais je ne suis embarrassé pour répondre quand on me parle convenablement ; — ma foi, capitaine, que je lui dis, sauf meilleur avis de Votre Honneur, — ce qui n’était que pour la frime ; car il n’est qu’un enfant auprès de moi pour l’âge et l’expérience, mais je ne jette jamais de cendres chaudes au vent ; — ma foi, capitaine, que je lui dis, mon avis est de ferler les trois huniers et de serrer la misaine. Nous ne sommes pas pressés, par la raison toute simple que la Guinée sera demain où la Guinée est ce soir. Quant à ce qui est d’empêcher le vaisseau de rouler au milieu de ces bourrasques, nous avons la grande voile… — Vous auriez dû la plier également, s’écria une voix par derrière, dont le son était aussi péremptoire, quoique un peu moins âpre, que celle de l’éloquent contremaître. — Quel est l’ignorant qui dit cela ? demanda fièrement Nightingale comme si toute sa bile était mise en mouvement par une interruption aussi hardie et aussi inattendue. — Un homme qui a traversé l’Afrique depuis Bon jusqu’au cap de Bonne-Espérance plus d’une fois, et qui sait ce que c’est qu’un grain, répondit d**k Fid en manœuvrant vigoureusement dans la direction de son adversaire furieux, et en employant ses larges épaules pour se frayer un passage, malgré sa petite taille, à travers la foule dont l’importante personne du contremaître était entourée ; — oui, camarade, et un homme, ignorant ou non, qui ne conseillerait jamais à son capitaine de garder tant de voiles d’arrière sur un vaisseau, quand il y avait apparence que le vent le prendrait en poupe. En entendant émettre d’un ton aussi décidé une opinion que tous ceux qui étaient présents trouvaient très audacieuse, il s’éleva dans la salle un murmure général. Encouragé par les preuves non équivoques de la faveur populaire, Nightingale ne resta pas court, et sa repartie ne fut pas des plus douces. Alors ce fut un concert bruyant et unanime dans lequel les voix criardes et aiguës des assistants faisaient le dessus, tandis que les deux champions, se jetant réciproquement à la tête les assertions, les démentis et les injures, semblaient exécuter la partie de basse. Pendant quelque temps il fut impossible de démêler où en était la discussion, tant était grande la confusion des langues ; et certains symptômes semblaient même annoncer que Fid et le contremaître étaient assez disposés à en venir à une manière plus efficace de vider le différend. Fid était parvenu à s’établir en face de son gigantesque adversaire, et il se carrait sur des jarrets qui n’avaient jamais su plier. Les gestes les plus énergiques se succédaient avec une rapidité d’autant plus effrayante qu’ils montraient la force de quatre bras d’athlètes, noueux comme un gourdin de chêne, sur lesquels les muscles et les veines ressortaient de manière à menacer d’anéantir tout ce qui tenterait de leur résister. A mesure cependant que les clameurs générales se calmèrent un peu, la voix des deux champions commença à se faire entendre ; et, comme s’ils ne demandaient pas mieux l’un et l’autre que de confier le soin de leur défense à la vigueur de leurs poumons, ils quittèrent graduellement leur attitude hostile, et se préparèrent à faire assaut d’éloquence. — Vous êtes un fameux marin, camarade, dit Nightingale en reprenant sa place, et si des paroles étaient des actions, point de doute que vous ne fissiez parler un vaisseau. Mais moi qui ai vu des flottes composées de vaisseaux à deux et trois ponts, et cela de toutes les nations, excepté peutêtre de vos Mohawks, dont je dois avouer que je n’ai jamais rencontré les croiseurs ; — moi qui ai vu des flottes de toute espèce rester en panne, aussi tranquilles que des mouettes, avec les huniers cargués, je sais, je crois, comment on doit s’y prendre en pareil cas. — Et moi, je dis qu’on ne doit pas faire usage des voiles d’arrière, repartit d**k. Employez les voiles d’étai, si cela vous fait plaisir, il ne peut en arriver mal ; mais jamais un bon marin ne recevra une bouffée de vent entre son grand mât et ses haubans d’avant, s’il entend quelque chose à son affaire ; mais les paroles sont comme le tonnerre, qui fait beaucoup de bruit là-haut, sans descendre le long de l’espar, du moins que j’aie encore vu ; ainsi donc prenons pour juge quelqu’un qui ait été sur mer, et qui ne soit pas sans connaître la manœuvre. — Si le plus ancien amiral de la flotte de Sa Majesté était ici, il ne serait pas long à dire qui a tort et qui a raison. Écoutez, camarades : s’il en est un parmi vous qui ait eu l’avantage d’une éducation sur mer, qu’il parle, afin que la vérité de cet incident ne reste pas cachée, comme un épissoir serré entre la poulie d’un bras et une vergue noircie. — Parbleu ! voici l’homme, s’écria Fid ; et, étendant le bras, il saisit Scipion par le collet, et le tira sans cérémonie au milieu du cercle qui s’était formé autour des deux antagonistes. C’est un gaillard qui a fait un voyage de plus que moi d’ici en Afrique, par la raison qu’il y est né. — Voyons, Moricaud, sous quelle voile mettriez-vous en panne, sur les côtes de votre pays natal, si vous craigniez d’essuyer un grain ? — Moi pas mettre en panne du tout, dit le n***e ; moi faire vaisseau s’enfuir vite, vite, devant le vent. — Sans doute ; mais pour être prêt en cas de bourrasque, assujettiriezvous la grande voile, ou la laisseriez-vous un peu hors de la ligne du vent sous une voile d’avant ? — Le moindre mousse savoir cela, répondit Scipion en grommelant, car cet interrogatoire commençait à le lasser. Si vous vouloir dériver, comment vous pouvoir sous la grande voile ? Vous répondre à cela, monsieur d**k. — Messieurs, dit Nightingale en regardant autour de lui avec beaucoup de gravité, je le demande à Vos Honneurs, est-il convenable de nous amener ce n***e d’une façon aussi hétérogène, pour qu’il vienne dire son avis à la barbe d’un blanc ?
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