IV
Le reste du voyage se passa à merveille ; on eût dit qu’une main invisible poussait le navire vers la Bretagne. Vingt jours après le départ, le canot déposait les deux enfants dans une anse voisine du château des Kerver. Une fois à terre, Yvon se retourna pour remercier l’équipage, il n’y avait plus personne. Barque et navire étaient descendus sous les flots, sans laisser plus de traces que l’aile d’un goéland.
Yvon reconnut la place où, tant de fois dans son enfance, il avait ramassé des coquillages et chassé les crabes dans leurs trous. Avant une demi-heure, il devait apercevoir les ogives et les tourelles du vieux manoir. Son cœur battit, il regarda tendrement Finette, et s’aperçut pour la première fois qu’elle avait un costume bizarre et peu digne d’une femme qui allait entrer dans la noble maison des Kerver.
– Chère enfant, lui dit-il, le baron, mon père, est un noble seigneur habitué à ce qu’on le respecte. Je ne peux pas vous présenter à lui sous cet habit de Bohème, et il ne vous convient pas d’entrer à pied dans notre grand château : cela est bon pour des vilains. Attendez-moi quelques instants ; je reviens avec les robes et la haquenée d’une de mes sœurs ; je veux qu’on vous reçoive en dame de haut parage, et qu’à votre arrivée mon père lui-même descende du perron, et tienne à honneur de vous offrir la main.
– Yvon ! Yvon ! dit Finette, ne me quittez pas, je vous en prie ; une fois rentré dans votre manoir, vous m’oublierez, je le sais.
– Vous oublier ! s’écria Yvon. Si tout autre que vous me faisait une pareille injure, c’est le fer à la main que je lui apprendrais à douter d’un Kerver. Vous oublier, ma Finette ! vous ne savez pas ce que c’est que la foi d’un Breton.
Les Bretons sont fidèles, personne n’en doute ; mais ils sont encore plus entêtés, c’est une justice qu’on ne peut leur refuser. La pauvre Finette eut beau prier de sa voix la plus tendre, il lui fallut céder. Elle se résigna, bien malgré elle, et dit à Yvon :
– Allez donc sans moi dans votre château, mais n’y restez que le temps de saluer tous les vôtres ; courez droit à l’écurie, et revenez le plus tôt possible. On vous entourera ; faites comme si vous ne voyiez personne, et surtout ne mangez rien, ne buvez rien. Ne prissiez-vous qu’un verre d’eau, il nous adviendra malheur à tous deux.
Yvon promit et jura tout ce que Finette voulut ; mais en son cœur il souriait de cette faiblesse féminine. Il était sûr de lui-même, et songeait avec orgueil qu’un Breton ne ressemble guère à ces Français légers dont la parole, dit-on, s’envole au premier souffle du vent.
Quand notre aventurier entra dans le vieux château, il eut quelque peine à en reconnaître les sombres murailles. Au dedans comme au dehors, toutes les fenêtres étaient festonnées de verdure et de fleurs : la cour était jonchée d’herbes fraîches : d’un côté elle était garnie de tables largement servies, le cidre coulait à pleins verres ; de l’autre les ménétriers, montés sur des tonneaux, sonnaient gaiement de leurs binious. Vassaux et vassales, dans leurs plus beaux atours, dansaient en chantant, et chantaient en dansant. C’était grande fête au manoir ; le baron lui-même souriait. Il est vrai qu’il mariait sa cinquième fille au chevalier de Kernavalec ; une si noble union ajoutait un fleuron de plus à l’illustre blason des vieux Kerver.
Yvon, reconnu et salué de la foule, fut aussitôt entouré de tous les siens. On l’embrassait, on lui prenait les mains. Où avait-il été ? D’où venait-il ? Avait-il conquis un royaume, un duché, une baronnie ? Rapportait-il à la mariée la parure de quelque reine ? Les fées l’avaient-elles protégé ? Combien de rivaux avait-il jetés à terre dans un tournoi ? Toutes ces questions se croisaient et se perdaient dans l’air. Yvon baisa respectueusement la main de son père, courut à la chambre de ses sœurs, prit deux des plus belles robes, alla à l’écurie, sella la haquenée, monta sur un beau genêt d’Espagne, et allait sortir du château quand il trouva en face de lui ses parents, ses amis, ses écuyers, ses vassaux, ayant tous le verre en main pour trinquer avec leur jeune seigneur, et boire à son heureux retour.
Yvon les remercia avec une grâce parfaite ; il saluait de la main cette foule amie, et s’y frayait peu à peu un passage, quand à la sortie, auprès du pont-levis abattu, une femme qu’il ne connaissait pas, la sœur du marié peut-être, une blonde à l’air hautain et dédaigneux, s’approche de lui, tenant entre deux doigts une pomme d’api.
– Beau chevalier, dit-elle avec un sourire étrange, vous ne refuserez pas la première prière que vous fait une dame. Goûtez, je vous prie, à cette pomme. Après un aussi long voyage, si vous n’avez ni faim ni soif au moins, je le suppose, n’avez-vous pas oublié les lois de la galanterie.
À cet appel, Yvon n’osa pas refuser ; il eut grand tort. À peine eut-il mordu à la pomme d’api, qu’il regarda autour de lui comme un homme qui s’éveille d’un songe.
– Qu’est-ce que je fais sur ce cheval ? pensa-t-il. Que signifie cette haquenée que j’emmène avec moi ? Est-ce que ma place n’est pas chez mon père, aux noces de ma sœur ? Pourquoi quitter le château ?
Il jeta la bride de son cheval à l’un des écuyers, sauta légèrement à terre, offrit la main à la dame blonde qui, sur l’heure, l’accepta pour son chevalier, et, par faveur insigne, lui donna son bouquet à garder.
La soirée n’était pas achevée, qu’il y avait deux fiancés de plus au château de Kerver. Yvon avait promis sa foi à l’inconnue ; Finette était oubliée.