III

1218 Words
III Le lendemain, le cyclope partit sans donner d’ordre à Yvon, ce qui inquiéta Finette. Au milieu du jour, il revint sans son troupeau, en se plaignant de la fatigue et de la chaleur, et dit à la jeune fille : – Tu trouveras, à la porte, un enfant, mon valet ; coupe-lui le cou ; mets-le bouillir dans la grande marmite ; quand le bouillon sera prêt, tu m’appelleras. Après quoi, il s’étendit sur son lit, et se mit à faire un somme. Il ronflait si fort, qu’on eût dit que le tonnerre ébranlait les montagnes. Finette prépara le billot, prit un grand couteau, et appela Yvon. Elle lui fit une piqûre au petit doigt ; trois gouttes de sang tombèrent sur le billot. – C’est assez, dit la jeune fille ; maintenant, aidez-moi à remplir la marmite. Ils jetèrent dedans tout ce qu’ils trouvèrent. Vieux habits, vieux souliers, vieux tapis et le reste ! Puis, Finette prit Yvon par la main, elle l’emmena dans les trois chambres d’entrée, coula dans un moule trois balles d’or, deux balles d’argent et une balle de cuivre ; et sortit en courant vers la mer. – En avant les Kerver ! cria Yvon, dès qu’il se vit dans la campagne. M’expliquerez-vous, ma chère Finette, quelle comédie nous jouons en ce moment ? – Sauvons-nous, sauvons-nous, lui dit-elle ; si, avant le coucher du soleil, nous n’avons pas quitté cette île maudite, c’en est fait de nous. – En avant les Kerver ! répondit Yvon en riant, et nargue le géant. Quand il eut ronflé une bonne heure, le géant détira ses membres, ouvrit la moitié d’un œil, et cria : – Est-ce bientôt fait ? – Ça commence, répondit la première goutte de sang sur le billot. Le géant se retourna et se mit à ronfler de plus belle pendant une heure ou deux. Puis il détira ses membres, ouvrit la moitié d’un œil et cria : – M’entends-tu ? Est-ce bientôt fait ? – Ça mijote, répondit la seconde goutte de sang sur le billot. Le géant se retourna, et dormit une heure encore. Puis il allongea ses grands os, et cria d’une voix impatiente : – Est-ce que tout n’est pas prêt ? – Tout est prêt, répondit la troisième goutte de sang sur le billot. Le géant se leva sur son séant, se frotta les yeux, et chercha qui lui avait parlé ; mais il eut beau regarder, il ne vit personne. – Finette ! hurla-t-il, pourquoi le couvert n’est-il pas mis ? Pas de réponse. Le cyclope, furieux, sauta en bas du lit, prit sa cuiller qui ressemblait à un chaudron emmanché dans une fourche, et la plongea dans la marmite pour goûter le bouillon. – Finette ! hurla-t-il, tu n’as donc pas salé le pot-au-feu ? Qu’est-ce que c’est que ce bouillon-là ? Je n’y reconnais ni gras ni maigre. Non, mais en revanche, il y reconnut son tapis qui n’était pas encore bouilli tout entier. À cette vue, il entra dans une telle colère, qu’il ne tenait plus sur ses jambes. – Scélérats ! cria-t-il, vous vous êtes joués de moi, vous me le payerez. Il sortit, un bâton à la main, et fit de telles enjambées, qu’au bout d’un quart d’heure il découvrit les deux fugitifs encore loin du rivage. De joie, il poussa un cri qui fit trembler tous les échos vingt lieues à la ronde. Finette s’arrêta toute tremblante ; Yvon la serra sur son cœur. – En avant les Kerver ! dit-il ; la mer n’est pas loin ; nous y serons avant l’ennemi. Fuyons ! s’écria Finette en tirant par le bras Yvon, qui regardai le géant d’un air narquois et lui chantait sa chanson. – Le voici ! le voici ! cria Finette en montrant le géant qui n’était plus qu’à cent pas ; nous sommes perdus si ce talisman ne nous sauve. Elle prit la balle de cuivre, et la jeta à terre en disant : Balle de cuivre, balle de cuivre, Empêche-le de nous poursuivre. Et voici aussitôt la terre qui se fend avec un fracas épouvantable. Une crevasse énorme, un abîme sans fond arrêta le géant qui étendait la main pour saisir sa proie. – Fuyons ! s’écria Finette en tirant par le bras Yvon, qui regardait le géant d’un air narquois et lui chantait sa chanson : Loups-garous, loups-garous, On vous prendra tous dans vos trous. Le cyclope se mit à courir tout le long de l’abîme, allant et venant comme un ours en cage, cherchant partout un passage et n’en trouvant point. Puis, d’une main furieuse, il déracina un chêne immense et le lança en travers de la crevasse. L’arbre s’abattit, et de son feuillage écrasa presque les enfants ; le géant se mit à cheval sur ce pont naturel qui pliait sous lui, et, ainsi suspendu entre ciel et terre, il s’avança lentement, obligé qu’il était de se démêler au milieu des branches. Quand il atteignit la terre, Yvon et Finette étaient déjà sur la plage ; la mer se déroulait devant eux. Hélas ! il n’y avait ni barque ni navire. Les fugitifs étaient perdus. Yvon, toujours intrépide, ramassait des galets pour assaillir le géant, et lui vendre chèrement sa vie. Finette, tout émue, prit une des balles d’argent et la jeta dans flots, en disant : Balle d’argent, balle d’argent, Sauve-nous de ce mécréant. À peine avait-elle prononcé cette formule magique, qu’un beau navire sortit de l’onde comme un cygne qui épanouit au vent ses blanches ailes. Yvon et Finette coururent dans la mer, on leur lança un cordage, et, quand le géant furieux accourut au rivage, déjà le vaisseau s’éloignait à pleines voiles, laissant derrière lui un long sillon de lumière et d’écume. Les géants n’aiment pas l’eau ; c’est un fait constaté par le vieil Homère, qui avait connu Polyphème ; et on trouvera la même observation dans toutes les Histoires naturelles dignes de ce nom. Le maître de Finette ressemblait à Polyphème, il rugit en voyant ses esclaves lui échapper il courut incertain le long de la plage, il lança sur le vaisseau d’énormes quartiers déroches, qui, heureusement, tombèrent à côté et ne firent que de grands trous noirs dans la mer ; puis enfin, fou de colère, il se jeta tête baissée au milieu des flots, et se mit à nager vers le navire avec une effroyable rapidité. À chaque brasse il avançait de quarante pieds, soufflant comme une baleine, et comme une baleine fendant et dominant les vagues. Peu à peu il gagnait de vitesse ses ennemis. Il ne lui fallait plus qu’un dernier effort pour saisir le gouvernail, et déjà il allongeait son bras velu pour s’en emparer, quand Finette jeta dans la mer la seconde balle d’argent, et s’écria tout en larmes : Balle d’argent, balle d’argent, Sauve-nous de ce mécréant. Soudain du milieu de l’écume jaillissante sort un espadon gigantesque dont la scie avait au moins vingt pieds de long. Il court au cyclope, qui n’a que le temps de plonger ; il le chasse sous les flots, il le chasse sur la crête des vagues, le poursuit dans tous ses détours, et le force à fuir au plus vite vers son île, où le malheureux aborde enfin à grand-peine, et tombe sur la grève ruisselant, harassé, vaincu. –En avant, les Kerver ! cria Yvon, nous sommes sauvés. – Pas encore, dit Finette toute tremblante. Le géant a pour marraine une sorcière ; j’ai peur qu’elle ne veuille venger sur moi l’injure faite à son filleul. Mon art me dit que, si vous me quittez un seul instant, mon cher Yvon, j’ai tout à craindre, jusqu’au jour où vous m’aurez donné votre nom dans la chapelle des Kerver. – Par la licorne de mes ancêtres ! dit Yvon, ma chère Finette, vous avez l’âme d’un lièvre et non pas d’une Bretonne. Ne suis-je pas là ? Vais-je vous abandonner ? Croyez-vous que le ciel nous ait tirés des griffes de ce monstrueux animal pour nous noyer au port ? Il riait si bien de ses belles dents blanches, que Finette se mit à rire de la peur qu’elle avait eue. Ah ! jeunesse ! jeunesse ! vos ennuis passent si vite ; le soleil reparaît sitôt après la pluie, que vos chagrins valent mieux que nos beaux jours !
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