I

761 Words
I Il y avait une fois, en Bretagne, un noble seigneur, qu’on appelait le baron de Kerver. Son manoir était le plus beau de la province. C’était un grand château gothique, tout en ogives ; les murs en étaient brodés à jour comme une guipure ; de loin on eût dit d’une vigne courant sur un berceau. Au premier étage, les fenêtres peintes et historiées s’avançaient en balcon ; il y en avait six au levant et six au couchant. Le matin, quand le baron, monté sur sa jument isabelle, s’en allait en forêt, suivi de ses grands lévriers, il saluait à chaque fenêtre une de ses filles qui, un livre d’heures à la main, priait Dieu pour la maison de Kerver. Avoir leurs cheveux blonds, leurs yeux bleus, leurs mains jointes, on eût dit de six madones dans leur niche d’azur. Le soir, quand tombait le soleil, et que le baron rentrait au logis, après avoir fait le tour de ses domaines, il apercevait de loin, aux fenêtres du couchant, six fils aux cheveux bruns, au regard assuré, l’espérance et la gloire de la famille. On eût dit de six chevaliers sculptés au portail d’une église. Aussi, à dix lieues à la ronde, quand on voulait citer un heureux père et un puissant baron, amis et ennemis nommaient-ils le sire de Kerver. Le château n’avait que douze fenêtres, et le baron avait treize enfants. Le dernier, celui qui n’avait point de place, était un beau garçon de seize ans, qu’on appelait Yvon. Suivant l’usage, c’était le bien-aimé. Le matin au départ, le soir au retour, le baron trouvait toujours sur le seuil de la porte Yvon qui l’attendait pour l’embrasser. Avec ses cheveux blonds, qui lui tombaient au milieu du dos, sa taille cambrée, son air mutin, son geste hardi, Yvon était l’amour de tous les Bretons. À douze ans, il avait bravement attaqué et tué un loup à coups de hache ; aussi l’avait-on surnommé Sans-Peur. C’est un titre qu’il méritait, car il n’y eut jamais de cœur plus hardi. Un jour que le baron était resté au logis, et que, pour se délasser, il s’amusait à rompre une lance avec son écuyer, Yvon, en habit de voyage, entra dans la salle d’armes, et, mettant un genou en terre : – Mon seigneur et père, dit-il au baron, je vous demande votre bénédiction, car je prends congé de vous. La maison de Kerver est riche en chevaliers, et n’a besoin d’un enfant ; il est temps que je cherche fortune. Je veux aller au loin, essayer mon bras et me faire un nom. – Tu as raison, Sans-Peur, répondit le baron, plus ému qu’il ne voulait le paraître ; je ne te retiens pas ; je n’ai pas le droit de te retenir ; mais tu es bien jeune, mon enfant, peut-être eût-il mieux valu rester encore une saison près de nous. – J’ai seize ans, mon père ; à cet âge, vous vous étiez déjà battu contre un Rohan ; je n’ai pas oublié que nos armes sont une licorne éventrant un lion, et notre devise : En avant. Je ne veux pas que les Kerver aient à rougir de leur dernier enfant. Yvon reçut la bénédiction de son père, serra la main de ses frères, embrassa ses sœurs, dit adieu à tous les vassaux qui pleuraient, et partit le cœur léger. Sur sa route, rien ne l’arrêta ; une rivière, il la passait à la nage ; une montagne, il la franchissait ; un bois, il le traversait en suivant le soleil. En avant les Kerver, criait-il, dès qu’il rencontrait un obstacle, et bon gré, mal gré, il allait toujours droit devant lui. Il y avait trois ans qu’il courait le monde, en cherchant aventure ; tantôt battant, tantôt battu, toujours gai et hardi, lorsqu’on lui offrit d’aller en croisade contre les païens de Norvège. Tuer des mécréants, et conquérir un royaume, c’était double plaisir ; Yvon enrôla douze braves compagnons, fréta un petit navire, et arbora au grand mât un gonfanon bleu, avec la licorne et la devise des Kerver. La mer était belle, le vent favorable, la nuit sereine ; Yvon, couché sur le tillac, regardait les étoiles, et cherchait celle qui jetait sa tremblante lumière sur le manoir paternel. Tout à coup le vaisseau toucha sur un rocher ; on entendit un craquement terrible ; les mâts tombèrent comme du bois mort, une lame énorme fondit sur le pont, et emporta tout ce qui s’y trouvait. – En avant les Kerver, cria Yvon, dès qu’il reparut au-dessus de l’eau ; et il se mit à nager aussi tranquillement que s’il se baignait dans les fossés du vieux château. Par bonheur la lune se leva ; Yvon aperçut à quelque distance une tache noire au milieu des flots argentés, c’était la terre. Il s’en approcha, non sans peine, et finit par y aborder. Mouillé jusqu’aux os, épuisé, hors d’haleine, il se traîna sur le sable, et, sans plus s’inquiéter, il fit sa prière et s’endormit.
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