IIHonoré-Gabriel, comte de Mirabeau, était l’aîné de onze enfants que le marquis de Mirabeau avait eus de Geneviève de Vassan. Après une union si féconde, le marquis de Mirabeau, subissant le joug d’une intrigante, madame de Pailly, se sépara violemment de sa femme et enveloppa dans la même haine la mère et le fils aîné.
Le marquis de Mirabeau avait le caractère le plus bizarre, l’humeur la plus intraitable, la plus despotique, l’orgueil le plus entier que l’on puisse imaginer. Il poussait l’entêtement et la monomanie jusqu’au ridicule, la bonne opinion de lui-même jusqu’à l’apothéose.
Ainsi, il se décerna fort sérieusement un brevet de Messie de l’économie politique pour avoir trouvé quelques règlements de commerce et un perfectionnement dans la mouture du blé et la cuisson du pain.
Mais l’ami des hommes, comme il s’appelait, était un père de famille despote, absolu, quinteux, inquisiteur : il torturait à plaisir les siens et n’était jamais content d’eux, quoi qu’ils fissent ; il battait sa digne femme, la chassait de son foyer pour y introduire une maîtresse, et persécutait ses enfants. N’est-ce pas le cas de répéter avec Molière : « L’ami du genre humain n’est pas du tout mon fait » !
Il fit incarcérer presque tous les membres de sa famille en ayant recours aux lettres de cachet. Un jour, une personne qui le connaissait de longue date le rencontre et lui demande des nouvelles de ses affaires. – « Votre procès avec madame la marquise est-il fini ? » – Je l’ai gagné, répondit-il. » – « Et où est-elle ? » – « Au couvent. » – « Et madame votre fille de Cabris ? » – « Au couvent. » – « Et M. Votre fils ? » – « Au couvent. » – « Vous avez donc entrepris de peupler les couvents ! – « Oui, monsieur, et si vous étiez des miens, il y a longtemps que vous y seriez vous-même. »
Le marquis de Mirabeau s’acharna surtout contre son fils aîné, Honoré-Gabriel, on ne sait trop pourquoi : peut-être parce qu’il avait conservé les principaux traits de sa mère, en dépit d’une cruelle maladie qui l’avait défiguré dès le berceau.
« Je n’ai rien à te dire de mon énorme fils, écrivait le marquis à son frère le bailli, si ce n’est qu’il bat sa nourrice. Il est laid comme le fils de Satan ! »
Et plus tard, il envoie à l’oncle le portrait suivant de son neveu : « Cela ne fait que de naître, et le débordement est complet. C’est un esprit de travers, fantasque, fougueux, importun, penchant au mal avant de le connaître et d’en être capable ; un cœur superbe sous la jaquette d’un bambin ; un étrange orgueil, noble pourtant ; un embryon de matamore ébouriffé, qui veut avaler tout le monde avant d’avoir douze ans !… un type profondément inouï de bassesse, de platitude absolue, un mâle monstrueux au physique et au moral, une chenille raboteuse qui ne se déchenillera jamais ; mais avec cela une mémoire, une aptitude, une capacité précoces qui saisissent, ébahissent, épouvantent ! un quart d’homme, cependant, s’il en est jamais quelque chose. Il n’y a que les appétits brutaux auxquels on retrouve ces caractères-là ; il y a des écumes dans toute race. »
Cette lettre ne trahit-elle pas merveilleusement l’orgueil du chef de famille ? À l’entendre, son fils est un monstre, mais il a le génie de sa race !
Honoré-Gabriel Mirabeau grandit ainsi, entre les discussions de famille, les rebuffades de son père et les caprices de la favorite, madame de Pailly. Il n’avait, pour le défendre contre la tyrannie paternelle, qu’un oncle, le bailli de Mirabeau, homme évangélique, doux, tolérant, d’une conduite exemplaire, sévère pour lui et indulgent pour les autres, formant enfin un parfait contraste avec son frère. Mais c’est en vain que le bailli plaidait noblement la cause de son neveu auprès du marquis ; celui-ci, n’écoutant que son inexplicable aversion, faisait engager Mirabeau à quinze ans dans un régiment commandé par le plus sévère des colonels.
« Je veux chasser, écrit-il, ce fléau des lieux où il pèserait après moi. »
Honoré-Gabriel fit ses premières armes en amour à son régiment, en enlevant la maîtresse de son colonel, une belle fille de Saintes. Le colonel, furieux, se vengea en accablant son subordonné de punitions imméritées. Mirabeau se sauve à Paris, et le marquis ne parle rien moins que de le déporter aux colonies hollandaises de Batavia.
« Vois, mon frère, écrit-il au bailli de Mirabeau, si les excès de ce misérable ne méritent pas qu’il soit à jamais exilé de la société ! L’envoi aux colonies hollandaises est le meilleur de tous les moyens. On a la sûreté de ne voir jamais reparaître sur l’horizon un malheureux né pour la honte de sa race. L’espion qui s’est attaché à ses traces m’écrit qu’il est capable de tout. »
Cependant, le marquis ne réalisa pas sa menace de déportation ; il se contenta de lancer un espion aux trousses de son fils et de le faire incarcérer au fort de l’île de Ré. Honoré-Gabriel sortit de ce fort pour guerroyer en Corse ; il se distingua par sa bravoure et son intelligence.
La guerre terminée, Honoré-Gabriel, changeant de rôle au gré de son père, revint à la terre de Mirabeau, où se trouvait son oncle le bailli, et s’adonna tout entier à l’agriculture. Le père, un peu apaisé, le chargea de missions agricoles dans sa terre du Limousin.
« Il faut bien lui donner force exercice, écrit le marquis de Mirabeau, car que ferait-on de cette exubérance intellectuelle et sanguine ? Du reste, je me tiens en garde avec lui, car je sais combien l’élasticité de tête peut faire illusion sur un fond de fange. Il est possible, au reste, qu’un esprit juste, un bon cœur et une âme forte se dilatent dans cette enveloppe informe et grossière, mais il faut que tout cela soit pétri, manié, réglé, macéré. Du reste, il dompterait le diable. »
Mirabeau est rappelé du Limousin en Provence, à la terre de Bignon. Son père le fait travailler sans relâche, du matin au soir. Il paraît assez content, cette fois, de sa progéniture, puisqu’il écrit au bailli : « Mon oiseau de proie, à la fois caressant et grondeur, se fait oiseau de basse-cour. Cet animal s’est institué artisan de bêtes. » Voulant absolument inculquer à son fils ses étroites théories d’économie politique, le marquis l’envoie étudier, à Paris, sous la direction de plusieurs philosophes de son école, et quelque temps après il écrit à son frère : « Il travaille et bouquine comme un forcené, comme il fait tout. Ce jeune homme a la société laborieuse et harassante, un entêtement, une décision, un chaos dans la tête qui ne sera jamais débrouillé. Il ne doute de rien et ne sait seulement pas exactement son propre nom. Au reste, beaucoup de pénétration et de grandes portées. Au fond, je crois que le seul succès à espérer, c’est de réussir à l’éteindre. » Ainsi, pour le marquis de Mirabeau, son fils était toujours un incendie, un fourneau allumé, un volcan qu’il faut éteindre. Au lieu d’utiliser ses vigoureuses facultés, il cherche uniquement à les neutraliser. Pensant que le mariage calmerait la nature volcanique de son fils, il le rappelle de Paris, l’envoie à Aix, et charge son frère de lui trouver femme.
Le comte de Mirabeau s’acquitta de la commission lui-même. Reçu chez le marquis de Marignane, dont la fille, unique héritière, était convoitée par de nobles prétendants, en deux jours il se rendit maître du cœur de mademoiselle de Marignane, qui congédia ses rivaux. Il l’épousa.
Mirabeau venait de remporter une victoire, de faire une conquête qui devait lui susciter des tourments inouïs. Généreux, orgueilleux, le nouvel époux, à qui son père ne voulut pas donner un denier, contracta dettes sur dettes pour entourer sa femme de soins et de luxe. Les créanciers se réunirent et menacèrent Mirabeau, qui se retira avec sa femme au château de Mirabeau, très délabré et à peu près abandonné. Cependant Mirabeau, s’accrochant en désespéré à une branche pourrie, tâcha de tirer parti de ce domaine. Mais il ne fit que perdre son temps en réparations stériles, en maçonnerie et en défrichements. La débâcle arriva. Il fut accusé de dilapider, de ruiner le domaine de Mirabeau par quelques valets mécontents, au rapport desquels le marquis de Mirabeau s’empressa d’ajouter foi. L’ami des hommes entre de nouveau en campagne contre son fils. Il se rend à Paris et obtient un ordre d’exil à Manosque.
Dans cette retraite forcée, Mirabeau consacra ses heures à la rédaction de son éloquent Essai sur le despotisme, premier élan d’une âme fière qui ne veut plier sous aucune tyrannie. Pendant qu’il travaillait sans relâche à cet ouvrage, sa femme, coquette sans âme, le trahissait comme la fortune, écoutait le ramage amoureux d’un petit gentilhomme de Manosque, le chevalier de Gassaud.
Une lettre dévoila l’intrigue. Mirabeau exigea une réparation ; mais il céda aux supplications du père du chevalier de Gassaud : il pardonna.
Cette affaire à peine terminée, Mirabeau apprend que madame de Cabris, sa sœur, a été publiquement insultée par le baron de Moans. Il oublie ses arrêts, il ne songe qu’à venger le nom de famille outragé et il va provoquer le baron de Moans, qui refuse de lui donner une réparation par les armes. Mirabeau, indigné, le bâtonne.
Moans, comme tous les lâches, défère ce s******t outrage aux tribunaux. Le marquis de Mirabeau apprend que son fils a v***é ses arrêts ; il requiert du ministre un châtiment sévère. Mirabeau est séparé de sa femme, de son enfant, et on le claquemure dans un cachot du château d’If, en recommandant au gouverneur de ne laisser approcher du prisonnier âme qui vive. Le gouverneur promit, mais ne tint pas parole.
Dans l’île d’If, la jeune épouse d’un cantinier, cédant à cette attraction magnétique, à cette puissance irrésistible que Mirabeau exerçait sur les femmes, s’éprit du captif. Les relations furent divulguées, et la cantinière abandonna la maison de son mari.
Cette fuite fit scandale dans l’île ; la nouvelle équipée de Mirabeau vint aux oreilles de son père, qui ordonna de le transférer au fort de Joux.
« Sois sûr, écrit alors l’ami des hommes au bailli, qu’il file sa corde et qu’il finira par une réclusion perpétuelle dans laquelle je serai bien servi. »
De son côté, Mirabeau, malade et au désespoir, écrit à son oncle :
« Daignez me relever de la fermentation terrible où je suis. L’activité, qui peut tout, devient turbulente, se retourne contre nous-mêmes et peut devenir dangereuse quand elle n’a ni objet ni emploi. Veut-on me jeter dans la démence ou dans la frénésie ? Je sens que ma santé s’échappe ; ma tête bouillonnante souffre d’autant plus que je fais plus d’effort pour la contenir. Dans un mois, ces montagnes de neige vont m’ensevelir dans ce sauvage pays, dénué de ressources morales. »
À ces cris de détresse, le marquis de Mirabeau se contente de répondre : « Il joue la comédie. »
Et il lance une nouvelle philippique contre la mère compatissant aux douleurs de son fils.
« Cette méchante et scélérate femelle, écrit-il, est parvenue à faire tenir une lettre à son fils, bien qu’il soit sous le verrou du roi et de la loi. Mais qu’y faire ? Il est impossible de se démarier ni de se dépaterniser, et quand l’une serait à la Salpêtrière et l’autre au pied de l’échafaud, ils ne se débaptiseraient pas pour cela. Tu vois bien que j’ai intérêt à le tenir en prison, de peur qu’il ne vienne ici seconder sa mère. »
Mirabeau n’avait plus rien à espérer de son père. Mais le commandant du château de Joux, le comte de Saint-Mauris eut besoin de sa plume éloquente pour retracer, comme nous l’avons dit, l’histoire des fêtes du sacre de Louis XVI, et c’est à cette circonstance qu’il dut d’être présenté au marquis de Monnier.