ISophie de Ruffey appartenait à une ancienne et honorable famille de robe. Fille de M. de Ruffey, président à la chambre des comptes de Bourgogne, qui jouissait, dans la magistrature, d’une grande réputation d’austérité, et d’Anna-Claude de la Forêt, femme d’une excessive dévotion, Sophie fut élevée dans la crainte de Dieu et de ses parents. Cette atmosphère glaciale d’une famille fière et dure convenait peu à l’exquise sensibilité de sa nature expansive. À peine âgée de seize ans, on voulut la marier avec le célèbre Buffon, « mais, écrivit plus tard Sophie, le mariage manqua, et je m’en consolai, parce que Buffon a écrit qu’en amour il n’y a que le physique de bon, et que le sentiment qui l’accompagne ne vaut rien. Perdant l’espoir de l’épouser, je perdis mon goût pour les vieillards. »
En dépit de sa répulsion, Sophie de Ruffey devait être sacrifiée à un vieillard, à un septuagénaire.
Veuf d’un premier mariage, irrité contre sa fille unique qui s’était mariée malgré lui, le marquis de Monnier, seigneur de Courvière, Mamirolle et autres lieux, président de la chambre des comptes à Dôle, ce haut et puissant seigneur demanda la main de la fille du premier président à la chambre des comptes de Bourgogne.
Malgré sa résistance, sur l’ordre impérieux de ses parents, mademoiselle de Ruffey, qui avait dix-huit ans, dut épouser le 1er juillet 1771, un homme qui en avait soixante et dix. C’est ainsi qu’au XVIIe siècle les grands entendaient l’autorité de la famille.
Imaginez un accouplement hybride de la rose et du chardon, et vous aurez à peine une idée de l’étrange union du marquis de Monnier et de mademoiselle de Ruffey. Il n’était pas possible de rapprocher deux êtres dont la nature fût plus contraire, plus antipathique. Tout les différenciait : l’âge, les sentiments, les caractères physiques et moraux.
Le marquis était dévot jusqu’à la superstition, étroit, obstiné, vindicatif, jaloux, ridicule et maladroit en tous points, faisant du scandale quand il s’agissait de conciliation, déshonorant publiquement sa fille, compromise avec un gentilhomme de sa province, M. de Valdahon, qui, d’ailleurs, l’épousa.
La sécheresse de son âme se traduisait par des traits anguleux, par une physionomie aride, dont nulle bonhomie ne tempérait la dureté.
Sophie de Ruffey avait une raison qui l’élevait au-dessus de ces pratiques fétichistes au moyen desquelles les femmes espèrent gagner le paradis, tout en choyant dans leur sein, comme en de moelleux nids, la luxure, la paresse et l’orgueil. Son père et sa mère, d’une aristocratie sévère, lui avaient donné une éducation complète ; mais, ne trouvant pas en eux ces épanchements du cœur, si doux pour un enfant, la jeune fille s’était repliée sur elle-même, comme une fleur qui ferme son calice à une température glaciale. Elle prit l’habitude de la réflexion, de la méditation ; elle vécut dans les régions de l’esprit ; elle demanda à l’étude le pain moral de chaque jour ; et, au lieu d’être une fille bien élevée, gâtée par ses parents, c’est-à-dire vaine, frivole, prétentieuse et ignorante, comme la plupart des héritières de grande maison, elle devint, grâce à son isolement moral, instruite, persuasive, éloquente et modeste, charmant tous ceux qui l’approchaient, cachant sous les ornements de son esprit, sous les grâces et les amabilités de sa personne, le fond sérieux de sa nature.
Les portraits qu’on nous a laissés de Sophie nous représentent une femme d’une belle stature, à la taille élancée, au cou flexible et ondoyant, aux membres modelés de force et de grâce : une épaisse et brune chevelure, légèrement poudrée, rayonne comme un soleil autour d’un front élevé ; deux grands yeux bleus, pleins de lumière, animent une physionomie fine, intelligente, tendrement voluptueuse ; le visage, coloré d’un sang vif et abondant, la fraîcheur du teint, la blancheur nacrée de l’épiderme, les lèvres appétissantes, tout dénote une riche et luxuriante nature.
Sophie était descendue héroïque au tombeau où venait de l’enfermer son mariage. Imposant silence à son exquise sensibilité, faisant appel à la philosophie de la résignation, à une angélique patience, elle avait recouvert de cendre ses passions, elle avait voilé sa beauté, elle était parvenue à surmonter les dégoûts que lui avaient inspirés tout d’abord l’état valétudinaire et l’âme mesquine de son mari.
Sophie de Ruffey marchait résignée dans les galeries souterraines de la vie, trouvant en elle-même, à la flamme de son foyer, dans son cœur ardent, dans sa pensée lucide, dans son imagination féconde, les satisfactions, les sentiments, la lumière, l’enthousiasme, le bonheur que lui refusait la société comédienne et fardée du XVIIIe siècle ; lorsque les murs épais de sa prison, qui lui cachaient les splendeurs du ciel et de la nature, s’écroulèrent subitement, lorsqu’une ivresse foudroyante, semblable à celle que donne le haschich, s’empara d’elle et fit déborder les flots de passions qu’avec peine sa volonté avait retenus jusque-là dans leurs digues.
Elle avait bien réussi à faire violence au corps, à l’assouplir à ses fermes résolutions ; elle avait brisé tous les obstacles de la chair, elle s’était enfermée dans la morale du sacrifice. Mais l’amour détruisit d’un coup d’aile tous ses échafaudages péniblement étayés, toutes ses théories de renoncement, toutes ses fortifications de pierres qu’elle croyait inexpugnables.
La révélation de cet amour irrésistible se fit le premier jour où elle vit Mirabeau, le 11 juin 1775, jour de la solennisation, dans la petite ville de Pontarlier, du sacre de Louis XVI. Chargé de rendre compte de cette fête, le comte de Saint-Mauris, commandant du château fort de Joux, pensa avec raison que Mirabeau s’acquitterait parfaitement de sa tâche. Ce qui fut demandé fut fait, à la grande satisfaction de Saint-Mauris, qui récompensa son prisonnier en le présentant chez le marquis de Monnier, où il allait souvent lui-même pour faire une cour aussi malheureuse qu’assidue à la belle marquise.
Le marquis de Monnier parut s’intéresser vivement au prisonnier ; il s’enquit de la cause de sa détention. Mirabeau fit en quelques traits son histoire et celle de sa famille.