IIISophie avait écouté avec un intérêt, qu’elle trahit par de judicieuses observations tout en faveur du narrateur, l’histoire de la jeunesse orageuse de Mirabeau. Le prisonnier fut très sensible à ses marques de sympathie. Il la remercia vivement. Le marquis de Monnier invita Mirabeau à lui rendre visite toutes les fois que le commandant Saint-Mauris l’autoriserait à sortir du château de Joux. Sophie joignit à l’invitation de son mari quelques paroles délicates et senties, comme en savent dire les femmes ; si bien que Mirabeau, qui était sorti désespéré de sa prison, y rentra heureux, transporté de joie, l’âme pleine de la douce image de Sophie de Ruffey.
Les entrevues se renouvelèrent. Mirabeau comprit le martyre que subissait la marquise ; il enflamma son cœur au souffle de sa parole ardente, et il fut pris lui-même d’une passion profonde. L’amour se révéla à lui avec ses divins enthousiasmes, son élan dans l’infini.
« Je cherchais un consolateur, écrivait-il, et quel consolateur plus délicieux que l’amour ? Jusque-là, je n’avais connu qu’un commerce de galanterie, qui n’est point l’amour, qui n’est que le mensonge et la profanation de l’amour. Oh ! la froide passion auprès de celle qui commençait à m’embraser ! J’ai les qualités et les défauts de ma nature. Si elle me rend ardent et fougueux, elle forme le cœur de feu qui alimente mon inépuisable tendresse ; elle me fait brûler de cette sensibilité précieuse et fatale qui est la source des belles imaginations, des impressions profondes, des grands succès, mais trop souvent des grandes fautes et des grands malheurs. Ce n’était plus ce v*****t emportement de la nature vers des voluptés sensuelles qui m’entraînait, ce n’était pas même le désir de plaire à un juge d’un goût exquis qui m’excitait : je sentais trop avoir de l’amour-propre. La conformité de situation, la similitude des pensées, l’analogie des tristesses, le besoin réciproque d’une société intime, le charme d’une confidente que l’on maîtrise presque toujours plus qu’on en est maîtrisé, n’entraient presque point dans mes vues : de plus puissants attraits avaient remué mon cœur. Je trouvais une femme bien différente de moi, ayant toutes les vertus de sa nature sans aucun de ses défauts. Elle est douce, et elle n’est ni tiède ni nonchalante, comme le sont les caractères si doux ; elle est passionnée, et n’est point facile ; elle est compatissante, et sa compassion n’exclut ni le discernement ni la fermeté. Hélas ! toutes ses vertus sont à elle et toutes ses fautes sont à moi… Je la trouvai, cette femme adorable et trop aimante, je l’étudiai complaisamment, je m’arrêtai trop à cette contemplation délicieuse, je sus ce qu’était cette âme formée des mains de la nature dans un moment de magnificence, et elle concentra tous les rayons épars de ma brûlante sensibilité. »
Métamorphosée par l’amour de Mirabeau, la marquise de Monnier trouva le joug conjugal trop pesant. Ce n’était plus la sœur de charité qui acceptait, résignée, la pénible mission de soigner un malade, de supporter son humeur acariâtre, inégale, son contact répulsif ; la jeune femme se réveillait d’une léthargie morale, ressuscitait à la vie, à l’amour, et se voyait accolée à une âme sèche, à un cœur mort, à un hypocondriaque vieillard.
Qui avait opéré le miracle, qui avait ouvert le tabernacle d’airain où Sophie avait scellé son âme vierge et ses plus secrets sentiments ? Mirabeau.
Mirabeau, pauvre, persécuté, captif, abandonné, sans avenir ! Mais il avait l’attraction, le feu sacré, la puissance devant laquelle s’agenouillent les femmes : la passion.
Cependant, le comte de Saint-Mauris s’inquiéta des nouvelles visites de Mirabeau à la marquise de Monnier. Sa jalousie d’amant éconduit s’éveilla : il défendit dès lors à son prisonnier de franchir la porte du château de Joux, et ouvrit les yeux au marquis de Monnier, qui ordonna à sa femme de suspendre tout rapport avec le comte de Mirabeau.
Sophie combattit en vain les résolutions de son mari ; il fut inflexible. De violentes discussions s’élevèrent. Le marquis fut fort étonné de la fermeté, de l’énergie d’une femme jusque-là si douce et si souple. Sophie dit à son mari qu’en dépit de sa défense formelle, elle continuerait de porter au prisonnier ses petits secours habituels. En effet, profitant d’une absence momentanée du marquis de Monnier, elle se rendit de Pontarlier, au château-fort de Joux.
Nous l’y précéderons.
Dans une forteresse située sur un plateau élevé du Jura, habitée par un geôlier et quelques invalides, nid d’aigle planté au milieu de rochers et éternellement enseveli sous les frimas et les nuages, au fond de cet antre, appelé de son nom euphonique prison d’État, Mirabeau subissait son martyre quotidien. L’amour de la marquise de Monnier avait passé comme un éclair fulgurant dans son horizon sombre ; – par une dérision du sort, un geôlier avait soufflé sur cette flamme ; il avait refermé la porte d’une prison sur cette passion, et le silence du tombeau s’était fait.
Mirabeau remuait ces douloureuses pensées, lorsque le commandant Saint-Mauris entra inopinément dans sa chambre.
– Monsieur, dit-il d’un air hypocrite et d’un ton compassé, le gouverneur d’une prison a parfois de pénibles devoirs à remplir.
– Monsieur, répliqua Mirabeau, je vois que vous avez de fâcheuses choses à m’apprendre. Parlez, je suis préparé à tout.
– Eh bien, le marquis de Mirabeau vient d’ordonner de nouvelles rigueurs contre vous.
– C’est d’un bon père, dit Mirabeau avec amertume. Qui aime bien châtie bien. Veuillez me dire en quoi j’ai mérité sa colère.
– Vous avez répandu dans la ville de Pontarlier des exemplaires de votre ouvrage : l’Essai sur le despotisme, voilà le premier grief : et le bruit de vos relations avec madame de Monnier, qui est venu jusqu’à lui, voilà le second. Bref, le marquis m’a donné l’ordre de vous transférer immédiatement dans la tour de Gramont ?
– Mon père vous commanderait de m’assassiner, le feriez-vous, monsieur de Saint-Mauris ?
– Vous n’ignorez pas que le roi a donné au marquis de Mirabeau pleins pouvoirs sur vous.
– Et vous êtes résolu à me jeter vivant dans ce tombeau !
– J’obéirai à ma consigne.
– Votre consigne est une infamie !… s’écria Mirabeau indigné. – Lorsque vous voulez en finir avec un prisonnier d’État, reprit-il, ne le jetez-vous pas dans cette horrible tour de six pieds carrés ?
– Nous avons eu un prisonnier qui y a vécu une année entière.
– C’était un homme de fer. Je n’y vivrais pas huit jours. Au nom de l’humanité, monsieur de Saint-Mauris, n’exécutez pas cet ordre.
– Je ne puis. Cependant, au risque d’être blâmé, je consens à différer jusqu’à demain votre translation dans la tour de Gramont. Vous resterez encore ici aujourd’hui.
Le gouverneur sortit.
– Visage et cœur de tigre ! dit Mirabeau. Avec quelle joie hypocrite ce misérable Saint-Mauris m’annonçait mon martyre ! D’ici à demain, qu’imaginer pour échapper à mon sort ? la fuite est impossible. Allons ! je n’ai qu’une chose à faire, c’est de me briser la tête contre ces murs !
Et Mirabeau tomba découragé sur un escabeau.
À ce moment entra dans la chambre Baptiste, le porte-clefs du fort de Joux. Il apportait au prisonnier du pain et une cruche d’eau fraîche.
En voyant Mirabeau sombre, la tête dans les mains, le regard perdu dans le vague, Baptiste, qui aimait son prisonnier, murmura :
– S’appeler Mirabeau, et être réduit au pain noir et à la cruche d’eau, quelle triste chose ! C’est pourtant à cause de ses idées. Ah ! que je suis heureux de ne pas avoir d’idées !
Pendant ce temps, le grand seigneur se demandait comment il pourrait réveiller l’âme endormie et l’intelligence épaisse du geôlier ; il mesurait les difficultés de l’œuvre, son salut dépendant de cette tentative. Il tint quelques secondes sous son regard le pauvre Baptiste déconcerté, puis il l’interpella ainsi :
– Baptiste, ma nuit a été troublée par un rêve étrange.
– Ah ! monsieur le comte !… s’écria le geôlier très flatté de l’honneur que lui faisait Mirabeau en lui adressant la parole.
– Devant moi, reprit Mirabeau, défilaient, comme dans une solennelle procession, tous les déshérités de la terre avec leur lugubre cortège de douleurs. Les esclaves se traînaient en gémissant sous leurs fardeaux ; de pauvres mères me présentaient leurs enfants livides, affamés ; les prisonniers me montraient les marques des chaînes imprimées sur leurs chairs ; les martyrs, les plaies de leurs corps. C’était un horrible concert de plaintes et de sanglots. En passant devant moi, les damnés de la société m’imploraient du regard et me criaient : « Justice ! justice ! » Derrière ce troupeau d’esclaves marchaient des hommes puissants. Armés de verges de fer, tour à tour ils frappaient et couchaient sur la poussière ceux qui relevaient la tête et me demandaient justice. Je voulus répondre à ces infortunés ; je voulus leurs dire : « Esclaves, levez-vous et cessez d’inutiles plaintes. Pourquoi se courber et supplier ? Jetez à terre le fardeau du vieux monde et marchez librement vers l’avenir : » Mais j’étais attaché au sol, mes membres étaient meurtris par les chaînes. Alors, dans un suprême effort je me tournai vers toi. « Baptiste ! m’écriai-je, vois cette douloureuse procession de martyrs, vois ces hommes enchaînés, ces femmes en pleurs, ces pauvres enfants étiolés… Veux-tu t’associer à l’œuvre de la tyrannie, veux-tu être le complice de ces crimes ? »
– Oh ! non, monsieur le comte, non ! s’écria Baptiste entraîné par la verve de Mirabeau.
– Eh bien, jette à terre la livrée du geôlier et montre-toi dans ton indépendance. Au lieu d’être le pourvoyeur du bourreau, fais-toi le champion de la vérité, de la justice et de la liberté !
– Oh ! monsieur, dit le geôlier fasciné en tombant aux pieds de Mirabeau, je ne peux pas plus vous résister qu’au bon Dieu… Faites de moi ce qu’il vous plaira.
– Baptiste, dit Mirabeau en relevant le geôlier et en gardant ses mains dans les siennes, ton sort me regarde. Je réponds de ta vie et de ton avenir. Mais ne perdons pas de temps en paroles. Tu sais que le gouverneur m’a menacé de la tour de Gramont pour demain, et je n’y entrerai pas vivant, je te le jure !
– Monsieur, je vous ai dit que je vous appartenais corps et âme.
– Eh bien, veux-tu que nous partions ce soir du fort. Crois-tu le moment propice à une évasion ?
– Oui, monsieur, répondit Baptiste. Le comte de Saint-Mauris donne un bal ce soir, et pendant la fête on ne pensera pas aux prisonniers.
– Eh bien, si tu es décidé à me suivre, nous sortirons de cette caverne. As-tu quelques intelligences avec les soldats qui gardent le château ?
– Impossible, monsieur Gabriel : de vrais sauvages !
– Qu’importe ! tu n’as pas peur d’une balle ?
– Avec vous, monsieur Gabriel, je n’aurai peur de rien.
– Ainsi, c’est bien entendu. À ce soir, lorsque huit heures sonneront. Tiens, voici ma bourse. Prépare une voiture… des chevaux… tout ce qui est nécessaire à notre fuite.
– Oui, monsieur le comte… Ah ! j’oubliais de vous dire… La marquise de Monnier a obtenu du gouverneur la permission de vous rendre visite.
– Madame de Monnier !…
– Elle-même. Elle doit venir aujourd’hui. Ah ! j’ai aussi cela à vous remettre, ajouta Baptiste en tirant deux lettres de sa poche et en les donnant à Mirabeau. Adieu, monsieur Gabriel, à ce soir… Je ne serais pas fâchée d’en être quitte avec cet ignoble service de geôlier. J’ai bien envie de mettre en liberté tous les prisonniers !
Mirabeau n’écoutait plus. Il était livré aux mille réflexions que lui suggérait la visite de la marquise de Monnier.
– Sophie ! Elle va venir dans cette prison ! s’écria-t-il. Pourquoi Saint-Mauris lui a-t-il accordé cette autorisation ?… Ne m’a-t-elle pas dit qu’autrefois il avait été son courtisan assidu et qu’elle l’avait dédaigné ?… Si c’était un piège ?… Il faut éviter sa présence… Mais comment ne pas la voir ? Ah ! le souvenir de cette femme bouleverse mon esprit. Mirabeau ! Mirabeau ! retiens-toi près de l’abîme. Si tu cèdes à tes fougueuses passions, elles te perdront… Voyons, appelons à mon aide le calme, la raison, et lisons ces deux lettres… D’abord celle de ma femme.
Mirabeau s’assit, s’accouda sur une petite table et lut ce qui suit :
« Monsieur, vous êtes fou de demander à me voir. Vous devriez comprendre que vos lettres me fatiguent. Je n’ai pas la moindre envie de passer mes jours en prison et de prendre ma part des malheurs qui vous ont justement frappé. Adieu pour la vie. »
– Voyons l’autre… elle est de mon père, dit Mirabeau en ouvrant la seconde lettre ; et il lut :
« Comte, vous êtes un enragé. Tant que je vivrai, vous n’aurez pas vos enfants. Je ne veux pas que vous en fassiez des monstres de votre espèce. »
Mirabeau resta accablé.
– Il est donc vrai ? murmura-t-il la tête dans ses deux mains. Je dois me résigner à vivre ici-bas comme un réprouvé ! Vivre seul et maudit… c’est le sort de tous ceux qui combattent ici-bas l’hypocrisie, le mensonge et la tyrannie. Je vais écrire à madame de Monnier de ne pas venir.
Mais il était trop tard. À ce moment, Sophie, accompagnée de Saint-Mauris, franchissait le seuil de la prison.
– Monsieur le comte, dit Saint-Mauris d’un ton mielleux et railleur, à la veille de vous transférer dans la tour de Gramont, je n’ai pas voulu, vous ravir le bonheur de votre dernier jour. Je me retire.
– Vous pourriez rester sans indiscrétion, monsieur, dit Sophie.
– Oh ! madame la marquise ! pour qui me prenez-vous ? répondit l’hypocrite gouverneur. Au moment de sortir, le comte de Saint-Mauris se retourna, promena son regard haineux de Mirabeau à la marquise de Monnier et disparut.