VICe fut une consternation pour madame Hélène d’avoir entendu un pareil discours. La supposition qu’elle pût avoir jamais un autre mari que celui qu’elle voyait sans souffle lui parut un cruel affront. Elle s’irrita contre le médecin, auquel elle défendit de jamais lui répéter cela, ni à personne, et dit que le page était bien heureux de n’avoir pas eu sa connaissance lorsque de telles choses avaient été dites. Le pauvre médecin, messager malencontreux, jura formidablement le secret pour toute sa vie.
Lorsqu’ils en étaient là, une forte rumeur résonna, au loin d’abord, puis, se rapprochant, fut bientôt devant la maison. C’étaient encore des insulaires qui avaient appris la défaite du dragon, et qui accouraient de tous les bouts de l’île, hommes, femmes, enfants, criant : Honneur au brave page ! Louange au bon Harold ! (C’était son nom.) Quand ils virent le monstre étendu sur la route et incapable de leur nuire, ils l’outragèrent, et firent un vrai vacarme d’admiration et pour la valeur du page et pour la longueur du serpent, les hommes admirant surtout le serpent et les femmes surtout le page.
Un insulaire, entrant dans la maison, demanda au médecin si tant de bruit ne pouvait pas faire mal au malade ; le médecin dit qu’au contraire la joie de s’entendre bénir par cette population lui était un utile médicament.
Il ajouta qu’en criant pour le page ils devaient aussi crier pour le seigneur, lequel avait tenté ce que l’autre avait exécuté, et n’avait été inférieur à Harold qu’en succès, non en volonté ; et, dès lors, le populaire cria : Louange à Harold ! et au seigneur de Hambye, mais la fin du cri plus mollement. De quoi madame Hélène fut si offensée, et de ce que le médecin avait eu besoin de rappeler le mérite de son mari à ces insulaires, qu’elle appela son écuyer et le mari de la Fargette, et leur dit qu’elle voulait repartir sur-le-champ pour Hambye et qu’ils portassent jusqu’au bateau le corps de son seigneur.
Pendant qu’ils remettaient sur le brancard le bon seigneur défunt, le même insulaire qui était déjà entré entra encore, disant que la multitude implorait la faveur de toucher les draps d’Harold ; de telle façon que, lorsqu’ils sortirent tous quatre, la dame, l’écuyer, l’homme de la Fargette et le corps, personne ne les suivit, parce que c’était à qui irait vers le page, et madame Hélène eut ce double crève-cœur que son seigneur eût donné sa vie et qu’un autre lui prît sa gloire.
Elle revint à l’endroit où étaient les deux bateaux. Dans lequel elle repassa la mer, elle ne l’eût su dire, tant elle ne voyait que son malheur. Elle ne connut jamais que la traversée avait été longue et que le jour tombait quand elle débarqua, et que la nuit était noire quand elle arriva au château de Hambye. Tous les serviteurs étaient debout, sachant déjà le désastreux accident, car les mauvaises nouvelles sont ailées ; le chapelain priait et la cloche de la chapelle sonnait plaintivement.
On porta le corps dans le chœur et la dame dans son lit ; elle se laissa faire, épuisée de fatigue et de détresse.
Elle ne sortit de son lit que pour les funérailles, qui furent faites en grande pompe et magnificence, bien qu’elles ne fussent que le prélude des vraies, car madame Hélène voulait bâtir un illustre tombeau à son mari sur le lieu même où il avait combattu le dragon, pour montrer éternellement aux insulaires jersiais sa bravoure et leur ingratitude. Après que le pauvre corps eut été déposé dans le caveau des seigneurs de Hambye, la dame remonta dans sa chambre et y vécut en sombre tristesse et en noirs habits, usant ses genoux à son prie-Dieu, et ne descendant de son oratoire que pour aller à sa chapelle.
Les jours passaient sans apaiser son chagrin. Elle avait plusieurs afflictions : la première était que son mari fût mort, la deuxième était qu’il eût voulu la donner à un autre. Il lui paraissait qu’un seigneur avait d’autres moyens de récompenser un page qu’en lui offrant sa femme. Elle souhaitait que ce page mourût de ses blessures ! Et cependant qu’avait-il fait que d’exposer entièrement sa vie pour son maître ? Ce n’était pas la faute d’Harold s’il avait été si loyal et si dévoué que son maître eût cru lui devoir un tel prix. Il ne demandait rien, il ne savait rien, et son étonnement eût été bien triste s’il avait appris que la dame de Hambye, sachant qu’il mourait pour son mari, le haïssait.
Elle n’avait même pas besoin de penser que ce n’était qu’un page, un serviteur de peu de naissance et de peu de biens ; le plus riche homme et le plus noble lui eût déplu tout autant. Si près de la mort de son mari, l’idée de se remarier lui était affreuse. Tout lui rappelait son seigneur, le perron d’où il mettait le pied dans l’étrier, le chien qu’il aimait, sa chaise à table, et leur lit. La nuit, elle sanglotait amèrement sur son oreiller, et, parlant au trépassé comme s’il eût été vivant devant ses yeux, lui jurait l’éternelle fidélité qu’hélas ! il n’avait pas demandé.
Madame Hélène ne s’informait jamais d’Harold ; mais les serviteurs du château, ignorant ce qu’elle avait contre lui, la poursuivaient de ses nouvelles. Il n’était pas mort ; il se guérissait lentement ; ses plaies se fermaient ; il était glorieux dans l’île. Elle aurait voulu les faire taire, mais quelle raison donner ?
Une fois, elle se fit conduire à Jersey, pour visiter la place où serait le tombeau de son mari ; le marinier, selon son habitude, allait aborder à la Roque-Plate, mais elle lui enjoignit de choisir un autre point, très éloigné de la maison du médecin, et revint, le soir, sans même avoir prononcé le nom du page.
Un jour, elle fut frappée d’un bruyant remuement dans la cour du château.
Si peu curieuse qu’elle fût désormais des choses qui pouvaient arriver, les pas et les cris la firent mettre à sa fenêtre.
C’était Harold qui entrait dans la cour et les serviteurs qui le fêtaient.
Elle se sentit chanceler. Elle avait espéré qu’elle ne le reverrait jamais.
Il était à cheval, vêtu de noir, et très pâle ; quand il voulut descendre, il fallut le soutenir. – Derrière lui, marchaient deux paysans, portant son armure froissée, trouée, tachée de sang, et sa triomphante épée.
Madame Hélène se retira de sa fenêtre. Bientôt on vint lui dire que le page demandait à se présenter devant elle. Elle répondit qu’elle était en prière et qu’elle ne le pouvait voir.
Le lendemain, même demande, et même réponse.
Mais, comme elle s’aperçut que ses femmes commençaient à s’étonner, elle aima mieux en finir, et, le troisième jour, elle dit qu’on fît monter le page.