VQuand la dame de Hambye eut fort sangloté et fort crié sans que ses sanglots et ses cris réveillassent son seigneur trop endormi, elle voulut se faire raconter le calamiteux évènement, comment le dragon avait péri et avait tué, ce que son seigneur avait fait et dit, s’il avait pensé à elle.
Le mari de la Fargette n’avait pas de quoi répondre, parce que, dès le commencement du combat, le page et le médecin lui avaient dit d’aller au loin sur la route pour avertir les passants de ne pas approcher. Le combat fini, il était bien revenu, et avait aidé le médecin à transporter les corps près d’une source d’eau : mais aussitôt le médecin l’avait encore envoyé chercher des insulaires et des brancards.
Madame Hélène entra dans la chambre où le médecin veillait au chevet du page.
Elle parla bas au médecin.
– Puis-je le questionner ?
– Madame, il se meurt.
– Ah ! pauvre enfant ! dit-elle, qui suis fidèlement ton maître dans le tombeau !… Mais vous, reprit-elle, vous avez vu le malheur ?
– Oui, madame, dit le médecin en essuyant une larme.
– Parlez-moi.
Alors, le médecin raconta un combat prodigieux.
Quand ils avaient aperçu le dragon, le seigneur de Hambye avait ordonné que son page ne l’aidât pas, disant que c’était assez d’un seul homme contre un seul dragon et que, voulant tout l’honneur, il voulait tout le péril. Ils étaient donc restés, le page et lui, un peu à l’écart, et s’étaient postés dans un lieu d’où ils pouvaient tout voir.
Il y a peu de chevaux braves contre les dragons ; le cheval du seigneur avait d’abord hésité, tremblant de tous ses membres ; mais son bon sang et un fier coup d’éperon l’avaient fait partir, et la furie avait commencé.
Nul n’aurait pu dire qui avait frappé le premier, le seigneur ou le serpent : ils s’étaient jetés l’un sur l’autre tous deux à la fois. La bataille, étant avec un monstre, avait été monstrueuse. Elle avait duré tout le jour. L’homme avait sa lance et son épée et l’animal avait ses dents et ses griffes pour porter les coups, et, pour les parer, l’animal avait ses écailles, mais l’homme avait son armure.
Le dragon sifflait, écumait, se tordait, se dressait, rampait, froissait ses anneaux plus sonores que les vagues d’hiver sur les galets ; le seigneur allait et venait, piquait sa lance, virait de bord, assaillait et esquivait, et, par moments, saisi déjà dans les replis de la bête tourbillonnante, sautait dehors d’un bond de son cheval.
Plusieurs fois, le voyant entortillé par le serpent, le page avait voulu se précipiter au secours de son maître ; mais celui-ci lui avait crié souverainement de n’en rien faire, sous peine de lui déplaire pour la vie.
Le premier atteint avait été le cheval. Il est certain qu’à y bien regarder c’était à lui principalement que le dragon s’adressait, soit qu’il comprît que le chevalier serait moins redoutable à pied, soit qu’il fût indigné qu’un animal servît un homme contre un animal. Quelle qu’eût été la pensée du serpent, il s’était rué si subitement au poitrail du cheval, et il l’avait mordu d’une telle morsure, que le cheval avait senti ses jarrets plier, et était tombé à terre. Le seigneur de Hambye avait, il est vrai, enfoncé sa lance jusqu’au bois dans le corps du monstre ; mais, son cheval ne se relevant pas, il n’avait eu que le temps de dégager ses pieds de l’étrier et d’enjamber le serpent, lui laissant sa lance dans l’épaule et son cheval dans les dents.
Cette fois le page s’était élancé vers le dragon ; mais le seigneur était venu à lui et lui avait pris son cheval et sa lance, lui enjoignant toujours de le laisser faire seul, puis il était retourné à l’hydre, et le combat avait recommencé, plus véhément que d’abord, mais moins long !
L’excessif courage du chevalier de Hambye lui avait été funeste ; il avait poussé si bravement le cheval, que celui-ci, du premier jet, avait glissé dans le sang et s’était abattu, et avec si peu de chance qu’il avait retenu sous lui une jambe du seigneur, et que le dragon n’avait eu que la peine de se resserrer un peu pour étreindre du même nœud le cheval et le chevalier.
Alors, rien n’avait pu arrêter le valeureux page ! Voyant son maître en ce grand péril, il s’était héroïquement rué, seul, à pied, sans lance, sur la bête anthropophage. Il était bien beau à voir, si jeune en face d’un monstre si hideux, et n’ayant qu’une mince épée contre les larges écailles. Il était irrité et tranquille. Il détournait sur lui la gueule dévorante et le dard de la queue ; mais le serpent ne lâchait pas le seigneur et le cheval, misérablement étreints, et dont on entendait craquer les os.
Ce craquement avait inspiré au généreux page une si farouche colère que sans plus penser à se garantir, il s’était jeté à même l’hydre, et s’était mis à frapper à droite et à gauche, dans le corps, dans la mâchoire, dans les yeux, partout, indifférent aux dents et aux griffes, heureux de tuer et de mourir. Si bien qu’enfin, lui qui racontait, il avait vu rouler ensemble le page et le serpent.
Aussitôt, il s’était approché.
Le dragon ne bougeait plus.
Il avait appelé le mari de la Fargette qui était près de là, et, à eux deux, ils avaient porté le page à quelques pas, près d’une source, sans qu’il donnât signe de vie. Puis, ils avaient dégagé le seigneur, qui palpitait encore, et ils l’avaient porté près du page.
Le mari de la Fargette était parti alors pour ramener tous les insulaires qu’il pourrait trouver, avec des brancards, et, en attendant, il avait, lui, lavé les plaies des blessés.
L’eau pure du ruisseau avait ragaillardi un moment le seigneur de Hambye, qui avait même repris la force de parler ; mais, sentant qu’il n’avait plus que peu d’instants à vivre, il avait demandé si le page avait tué le dragon ; entendant que oui, il avait poussé un soupir de satisfaction, avait appelé le page, lequel n’avait pas répondu étant sans connaissance, et alors lui avait parlé à lui médecin, l’avait chargé d’un message pour sa dame, et avait expiré.
– Quel message ? interrogea madame Hélène.
Le médecin lui tendit une bague. C’était leur bague de mariage.
– Et qu’a-t-il dit ? reprit-elle.
– Une parole qu’il ne faut pas que celui-ci entende, répondit le médecin en montrant le page. Venez.
Ils allèrent dans l’autre chambre, d’où ils firent sortir l’homme de la Fargette et l’écuyer. Ils restèrent trois : elle, le médecin et le mort.
– Eh bien ? demanda-t-elle.
– Madame, dit le médecin, voici les paroles dernières de votre seigneur : « Je vais mourir, mais, auparavant, je veux récompenser ce page qui m’a vengé et qui a voulu mourir pour moi, en lui léguant, s’il survit, ce que j’ai de plus précieux au monde. Mon vœu suprême est donc que ma dame le prenne pour mari. »