I
IDans ce temps-là, le seigneur de Hambye, en Normandie, avait vingt-huit ans, et était le plus brave de tous les hommes. La dame de Hambye avait dix-neuf ans, et était la plus belle de toutes les femmes.
Bravoure et beauté font les prompts mariages – et les courts ménages.
Car, si beauté attire bravoure et si bravoure emporte beauté, bravoure ne tarde pas à conseiller au mari les entreprises lointaines et les proches périls, pendant lesquels beauté, seule au foyer, se désole et maudit les épées sanglantes ; et les armes rouges du seigneur font les yeux rouges de la dame.
Mais le seigneur de Hambye pouvait-il laisser un terrible serpent-dragon épouvanter les habitants de l’île de Jersey, sa voisine ? Ce dragon avait beaucoup d’esprit ; il s’était établi sur une hauteur d’où il découvrait l’île entière ; de sorte qu’aussitôt qu’homme ou femme faisaient un pas hors de leur logis, il courait à leur rencontre, se cachait derrière une haie, les attendait au passage, et les dévorait. Il guettait surtout les jeunes filles, non point par amour, mais parce qu’elles sont plus tendres de chair.
Qu’aurait-on dit du seigneur de Hambye s’il avait enduré tranquillement une si pernicieuse anthropophagie ? On aurait dit qu’il commençait par où avait fini Herculès, lequel au moins avait purgé la terre de ses monstres avant de filer la quenouille de madame Omphale. Et on lui aurait demandé si la loi naturelle était changée, et si ce n’était plus aux hommes à tuer les bêtes, mais aux bêtes à tuer les hommes. Or, il est certain que les bêtes sont vivantes pour que les hommes les tuent.
Nous les tuons partout, dans la forêt, dans l’eau et dans le ciel ; nous avons l’hameçon contre le saumon, la flèche contre le corbeau, le chien contre le cerf. Et les bœufs du seigneur de Hambye n’auraient-ils pas été en droit de lui reprocher ses boucheries, s’il avait laissé vivre un dragon qui ne faisait aux hommes que du mal, quand il les égorgeait, eux qui ne font aux hommes que du bien ?
Ce ne fut pas ce motif que le seigneur de Hambye donna à madame Hélène pour aller combattre le dragon jersiais. Ces raisonnements-là sont bons pour les bœufs, non pour une femme qui aime et à qui il importe peu qu’on soit injuste pour tous les bœufs de tous les pâturages, pourvu qu’on reste avec elle.
Il lui dit que les dragons savaient très bien nager, que la rive hambyenne n’était séparée de la côte jersiaise que par un trop étroit bras de mer, et qu’il pourrait se faire que le dragon, délicatement gourmet de chairs fines, l’ayant vue ou la flairant de là-bas, s’avisât un jour de passer l’eau pour se repaître d’elle, sa meilleure joie ; ce monstre pourrait arriver à l’improviste, lui absent, la trouver seule ; c’était donc par amour qu’il partait autant que par honneur, comme mari autant que comme chevalier, et il aurait été moins brave si elle avait été moins belle.
Ce raisonnement adroit et flatteur, il le lui exposa dans un discours très considérable, très solide et très éloquent, qui ne la persuada pas du tout.
Les femmes sont plus puissantes la nuit. Tous les matins, avant que le seigneur sortît de son lit, madame Hélène obtenait de lui, en pleurant et autrement, qu’il remît au moins son départ au lendemain. Elle avait ainsi toujours devant elle un jour de sécurité ; un jour, c’est peu, et c’est la vie ; cinq sous ne sont pas une grosse somme, mais, de cinq sous en cinq sous, le Juif errant fait le tour du monde.
Quand madame Hélène avait cette promesse, elle vaquait à sa quenouille, à son bétail et à ses pauvres, et laissait son seigneur s’en aller à la chasse pour se distraire ; ne pouvant tuer le dragon, il était bien juste qu’il tuât les chevreuils et les daims ; il en fit un vrai m******e, et des faisans, et des perdrix, et de toutes les bêtes des plaines et des bois, et sa douce châtelaine l’y encourageait.