IV

899 Words
IVLe courant et le vent poussaient le bateau, qu’une sagette eût trouvé rapide, mais que madame Hélène trouvait immobile. Il y avait cinq lieues à faire, et la côte jersiaise ne semblait pas se rapprocher, parce que le jour baissait à mesure que la barque avançait. On arriva : le jour venait de tomber. Le bateau accosta la Roque-Plate, proche du château de Gorey. Une barque était là, que le pêcheur de madame Hélène reconnut pour être celle du mari de la Fargette. Mais, parce que la barque était vide, madame Hélène laissa son pêcheur s’amarrer comme il voudrait, et se dirigea en hâte, son écuyer la suivant, vers une masure qu’elle apercevait sur le rivage. Ils ne trouvèrent dans cette masure qu’un homme tout tremblant et blotti derrière la porte, qu’on ne lui fit pas ouvrir aisément. C’était un des mariniers qui avaient amené le seigneur de Hambye. Entendant, durant le trajet, le seigneur et son page causer entre eux de l’effroyable serpent, il avait été pris d’une naturelle épouvante, et il aurait bien voulu ne pas mettre le pied dans l’île de ce monstre ; si son patron avait consenti, ils auraient au moins repris le large dès le seigneur débarqué ; mais son patron était un fanfaron qui avait voulu voir le combat, de loin, et qui était dans ce moment avec le seigneur et son page. Ils avaient encore avec eux l’habitant de la masure, très savant en médecine, à ce qu’il leur avait dit lui-même. Madame Hélène n’écouta pas davantage ce couard, et, s’étant seulement renseignée de quel côté s’était dirigé son seigneur, elle s’y jeta véhémentement avec son écuyer. La lune n’était pas encore visible, les sentiers étaient mal frayés ; la dame n’en tint compte, et s’aventura fortement dans les fondrières et dans les ténèbres. Elle marcha longtemps, cherchant sans trouver ; mais enfin, comme elle se croyait perdue dans le dédale d’un bois, elle aperçut au loin une vaste lueur rougeâtre qui lui rendit espoir. Elle se dépêcha vers, cette lueur, et bientôt elle reconnut que c’était une lueur de torches, et elle distingua vaguement un certain nombre d’hommes qui venaient. Si les pieds ont jamais été des ailes, c’est ce soir-là ; madame Hélène eut rejoint les hommes en moins d’une minute ; il aurait mieux valu qu’elle ne les rejoignît pas en plus de cent ans. L’écuyer qui la suivait vit un spectacle affreux et beau. Ce qui le frappa surtout, ce fut le dragon mort, que plus de vingt insulaires traînaient avec des cordes, terrible de grandeur et surprenant d’écailles. Derrière le dragon, venaient deux brancards sur lesquels on portait deux cadavres, le seigneur de Hambye et son page. Près de ce dernier marchait un homme qui devait être le médecin, car il mettait de temps en temps la main sur le cœur, et il disait que celui-là n’était pas tout à fait mort. Madame Hélène, elle, ne vit ni le dragon, ni le page, ni le médecin, ni les insulaires ; elle ne vit que son seigneur, et, le voyant sans vie, elle poussa un grand cri et tomba roide par terre. Tellement qu’il fallut la mettre sur le brancard de son mari, et c’était bien triste à regarder, dans la nuit et dans la clarté agitée des torches, cette figure décolorée auprès de cette figure sanglante. On arriva le plus tôt qu’on put à la maison du médecin. Le pêcheur couard fit plusieurs cérémonies avant d’ouvrir la porte, surtout en voyant le dragon, même mort ; mais on le força. Le médecin eut la cruauté de faire revenir madame Hélène, car n’y a-t-il pas des moments où ceux qui savent guérir devraient vous guérir de la vie ? Aussitôt revenue, elle se jeta sur son mari, l’embrassa, demanda de l’eau pour laver le sang, jura qu’il n’était pas mort, insulta le médecin, et dit qu’on allât incontinent quérir tous les médecins de Jersey. Les insulaires y coururent ; ils ne craignaient plus de sortir dans l’île, depuis qu’elle était délivrée du serpent. Tous les plus fameux médecins de l’île arrivèrent. Mais tous furent obligés d’avouer que le seigneur de Hambye était mort. Une blessure, surtout, lui avait été mortelle : il avait dans le cou, par-derrière, un trou fort profond et très singulier, qu’on aurait pu prendre pour la blessure d’une épée, si l’on n’avait pas distingué partout à l’entour les morsures du dragon. Du reste, les médecins, pour ne rien négliger, allèrent examiner la mâchoire de l’hydre, et trouvèrent entre ses dents un bout de mailles de la cotte et même un morceau de l’acier du casque. Le premier médecin avait eu raison de dire que le page n’était pas mort tout à fait, puisque, quand les médecins s’approchèrent de lui pour le visiter, il rouvrit les yeux, et, d’une voix expirante, dit qu’on le laissât mourir tranquille, qu’il n’en guérirait pas, que d’ailleurs il n’avait confiance que dans le médecin chez qui il était, et qu’il n’en voulait pas d’autre. Les fameux médecins, offensés, le quittèrent, souhaitant qu’il crevât comme un chien puisqu’il ne les admirait pas. Madame Hélène ne les laissa pas partir, et voulait qu’ils restassent toujours auprès de son mari, espérant qu’en cherchant bien ils finiraient par trouver un moyen de ressusciter les morts. Mais les médecins détestent la mort autant qu’ils aiment la maladie, parce que la mort est la grande moquerie de la science médicamentaire. Aussi, tous les fameux médecins s’en allèrent-ils un à un, abandonnant la dame de Hambye, qui resta seule avec son seigneur mort, son écuyer et le mari de la Fargette. Le médecin de la maison avait mis le page mourant dans une autre chambre, et y était avec lui pour le soigner. Il y avait encore, mais hors de la maison, le peuple, toujours avide du cadavre des grands, et ne pouvant se séparer de l’épouvantablement beau dragon.
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