Chapitre 3

1932 Words
Chapitre 3 À Brest, ce matin-là, l’inspecteur Quentin Le Gwen rentrait chez lui à pied du commissariat. Tenant sa veste en jeans sur l’épaule, il descendait la rue de Siam de la foulée rapide d’un homme habitué à la marche. Malgré l’heure matinale, la chaleur était accablante et le macadam transpirait, collait aux semelles de ses chaussures. En ce début de mois de juillet, la ville était déserte, et les façades des immeubles, éprouvées par la canicule qui s’abattait sur la ville depuis quinze jours, se réfléchissaient sur le bitume luisant. Une mouette qui divaguait se laissa chavirer dans un vol oblique pour aller pousser plus loin son cri hystérique. Quentin la poursuivit du regard. Il aimait cette ville, sa ville, malgré sa laideur ou peut-être à cause même de sa laideur. L’hiver, elle hurlait sous les coups de boutoir du vent qui s’insinuait en elle par toutes ses ouvertures, qui s’engouffrait dans la moindre de ses ruelles. L’été, elle était morne et redoutait l’hiver. Pour se rafraîchir, Quentin Le Gwen se dirigea vers l’une des fontaines de marbre noir censées égayer la rue et ses yeux accrochèrent l’alignement des spots qui les illuminaient la nuit, encastrés dans des alcôves du même marbre et qui ressemblaient à s’y méprendre à des urnes funéraires. Il pensait à ce jeune pyromane arrêté la veille en flagrant délit alors qu’il mettait le feu à une voiture, tandis que deux autres brûlaient déjà derrière lui. Toute la nuit, il s’était obstiné à nier l’évidence avec, dans son regard torve, la brume non encore dissipée du dernier p’tit coup pour la route. — C’est pas moi m’sieur. J’vous jure sur ma mère. S’il n’avait plus de mère - vérification d’identité faite -, par contre, ses mains puaient le pétrole. Pourtant, au bout de six heures d’interrogatoire, Quentin en était presque arrivé à douter de sa culpabilité. Il rit alors en imaginant son collègue Le Bars qui allait prendre la relève. « Foutu métier », songea-t-il en s’ébrouant les mains pour les sécher de l’eau qu’elles avaient puisée. Comme lui, de nombreux inspecteurs de la brigade criminelle, faute de délits majeurs assez exceptionnels dans la région, il fallait le dire, étaient bien obligés de s’occuper du tout-venant. Et ce tout-venant allait du vol à la tire aux trafics de drogue en passant par les vieilles dames qui se croyaient spoliées par leurs enfants et qui, parfois, l’étaient, du reste. Une petite grand-mère l’avait appelé un jour, il s’en souvenait encore… Elle paraissait affolée ; c’était l’été, ses voisins étaient partis en vacances, et elle avait entendu des bruits de pas dans la pièce voisine. Quand il était arrivé, sirène hurlante, avec deux de ses hommes, la petite dame toute rose et bien peignée, un peu gênée peut-être, les avait conduits devant une table somptueusement garnie : elle avait simplement eu envie de parler à quelqu’un… Quentin Le Gwen remit sa veste sur l’épaule et cligna des yeux afin de suivre la lente course de la rue qui allait se perdre, en contrebas, dans un bassin aménagé par la Marine Nationale où somnolait un grand bateau gris fatigué de la guerre. Au-delà, sur un quai, trois grues métalliques oscillaient sous l’effet de la chaleur. Quelques minutes plus tard, alors qu’il franchissait le seuil de son immeuble, rue du Château, l’accueil que lui firent l’ombre et sa fraîcheur lui procura un immense bien-être. Le temps, pour lui, de s’habituer à l’obscurité, il fouilla une poche intérieure à la recherche de ses clefs, ouvrit sa boîte à lettres, négligea les prospectus et entreprit, les mains vides, l’ascension du second étage par un escalier qui sentait bon le pain grillé et la cire. Comme il s’apprêtait à entrer chez lui, il entendit à travers la mince cloison de l’appartement voisin un bruit de télévision agrémenté de vociférations… « Tiens ! Ben n’est pas encore parti… » se dit-il. Et, sans frapper, il pénétra chez son ami. Toutefois, dans le vestibule, il s’annonça d’une voix forte pour tenter de couvrir celle d’un speaker piaillard qui s’égosillait devant un ballon. — C’est moi, Ben ! Tu n’es pas à l’entraînement ? — J’ai encore un quart d’heure devant moi. Viens voir, c’est formidable, Ronaldo est super géant ! Lorsque Quentin entra dans le vaste séjour, Ben vint à sa rencontre, mais à reculons, les yeux toujours rivés à l’écran. — Assieds-toi, tu dois être crevé ! Je te verse un café ? — Un jus d’orange glacé s’il en reste. Il fait trop chaud. Quand Ben partit s’affairer dans la cuisine, Quentin examina la salle de séjour. Son ami avait sans conteste des talents de décorateur. La blancheur de la pièce, cassée ici et là par des taches de couleurs vives, était d’une sobriété élégante et reposait. Le deux-pièces qu’il avait, quant à lui, loué à côté, était resté tel quel. Seule, la chambre de sa fille avait subi quelques modifications. Confortablement assis dans le canapé en cuir bleu, il ferma les yeux. — Tu sais que tu devrais t’y mettre ? De la cuisine, la voix de Ben l’arracha à sa somnolence. — Me mettre à quoi ? Le jeune homme arriva alors, portant un plateau chargé de toasts beurrés empilés les uns sur les autres, de café fumant et d’une carafe embuée. — Au foot, tiens !.. Toi qui aimes la poésie. Il s’installa près de Quentin et lui versa un grand verre de jus d’orange. — Je peux me servir tout seul tu sais ! — Quentin, j’ai une nouvelle extraordinaire à t’apprendre ! Il arrêta son geste, comme ces gens impuissants à parler et agir en même temps, et la carafe resta en l’air, dangereusement inclinée. Ses grands yeux noirs ourlés de cils invraisemblables qui auraient fait pâlir de jalousie plus d’une femme, brillaient d’excitation. — Tu attends un bébé ? susurra Quentin, imitant la voix d’une vieille commère avide de confidences. — Imbécile ! rétorqua Ben en gratifiant d’une bourrade le bras de son copain, geste qui fut immédiatement suivi de l’épanchement de la moitié du jus de fruits sur la moquette. Tandis que Quentin réparait les dégâts, Ben lui annonça qu’il participerait le samedi suivant au match qui opposerait l’équipe de Brest à celle de Marseille. L’un des joueurs s’était luxé le genou. Aussi, l’avait-on choisi pour remplacer le malheureux. À peine Quentin venait-il de congratuler son ami que les deux hommes entendirent un bruit de cavalcade dans l’escalier. Quelqu’un tenta d’ouvrir l’appartement de Quentin, y renonça aussitôt et se dirigea vers la porte d’entrée de Ben. — C’est Marine ! Oh zut ! J’ai oublié de… Mais la jeune fille fit irruption dans la pièce. Les joues en feu, ruisselante de sueur, elle fulmina aussitôt ! — Ah ! On peut dire que vous êtes sympas, les mecs ! Pour compter sur vous, je repasserai ! Elle s’affala dans un fauteuil, ses longues jambes moulées dans un jeans artistiquement déchiré. — Je croyais, p’pa, que tu devais venir me chercher à la gare ! Quentin Le Gwen, gêné de l’air buté de sa fille, se confondit en excuses. Il tenta de la soudoyer en lui offrant un verre de jus de fruits qu’elle dédaigna tout d’abord. Puis, peu à peu, devant les efforts de son père qui s’informait de son week-end à Quiberon chez sa mère et son nouvel ami, la jeune fille se dérida et la conversation prit un ton bon enfant. — P’pa, ils nous invitent tous les trois chez eux, samedi prochain. Ben feignit alors d’examiner la propreté de ses ongles et d’un ton qui se voulait indifférent, il dit : — Vous irez sans moi de toute façon. Je joue samedi soir contre Marseille : Kobinsky s’est blessé et je le remplace… Marine poussa alors un hurlement de joie, sauta dans les bras de Ben qu’elle embrassa comme du bon pain. — Oh Ben, géant ! Mais aussitôt elle s’inquiéta : — C’est assez grave, j’espère ! Ben la rassura et devant la mine réjouie de sa fille et de son ami, Quentin Le Gwen soupira : — Des monstres, j’ai affaire à des monstres ! Le timbre du téléphone, un peu assourdi, retentit dans l’appartement voisin. — J’y vais ! Monstres ! Lorsqu’il revint, un livre dans une main et portant en bandoulière un sac de toile verte, Marine lui trouva l’air soucieux. — Quelque chose ne va pas, papa ? — C’était le commissaire, il pensait que je me trouvais encore dans les locaux. Une jeune fille a été assassinée à Ouessant… Juste le temps de faire un saut au commissariat, et je fonce à l’aéroport. * Quentin aperçut de loin la silhouette courtaude et dodue de l’inspecteur Le Fur faisant les cent pas devant la porte centrale du commissariat. Il mit son clignotant à gauche pour dépasser une voiture poussive qui promenait un octogénaire en vacances et se rabattit assez vite, sous les reproches d’un klaxon asthmatique. Il s’entendait bien avec Michel Le Fur finalement, mais lui reprochait une vulgarité verbale à laquelle il ne s’était jamais accoutumé. Il pila net devant son collègue et lui ouvrit la portière. — Salut, Le Gwen ! Ben dis donc ! T’as charmé le cobra toute la nuit ou quoi ? T’as les paupières en rebord de cuvette ! — J’étais de service. Tiens, pose ton sac à l’arrière. Le médecin légiste ne prend pas l’avion avec nous ? — Il est déjà parti en hélico. Il nous attend là-bas. Les deux hommes étaient arrêtés à un feu rouge languissant. L’inspecteur Le Fur s’énerva : — Il est aussi tarte qu’un coucher de soleil celui-là ! Alors, tu l’écosses, ton p’tit pois ! Durant une bonne partie du trajet, Michel Le Fur pesta contre les chauffeurs du dimanche, distribuant à qui des conseils, à qui des injures. Quentin Le Gwen se garda bien de lui rappeler qu’il n’avait jamais réussi à passer son permis de conduire. Mais au fur et à mesure qu’ils s’approchaient de l’aéroport, la faconde de Le Fur se tarissait au grand soulagement de Quentin. Quand les bâtiments furent en vue, il glissa un rapide coup d’œil en biais à son passager et dut réprimer un sourire : Michel Le Fur avait un teint de craie et ses moustaches tremblaient légèrement, signe qu’il était en proie à une émotion violente. Quentin, qui le connaissait bien pour l’avoir fréquenté lors de nombreuses affaires, n’ignorait pas l’origine de son malaise… Ils longèrent la piste principale sur laquelle l’avion de Paris s’apprêtait à décoller et s’engagèrent dans le petit parking de Finist’air réservé aux usagers du vol Brest-Ouessant. — Tiens ! Regarde, Michel, sur la piste, elle est là notre petite mouette, si mignonne, si légère… Je suis sûr qu’il suffirait de quatre gaillards comme nous pour la renverser, ajouta-t-il, taquin. — Ta gueule ! répondit Michel Le Fur, laconique. Ils saluèrent d’une poignée de main le pilote qui les invita à s’installer dans la carlingue. Celle-ci n’abritait que six places, le pilote proposa à l’un des inspecteurs de s’asseoir à ses côtés. Quentin, ravi, allait accepter, quand Michel Le Fur, discrètement, le tira par la manche et lui chuchota d’une voix étranglée : — Oh non ! S’il te plaît, Quentin, reste avec moi ! Quentin se dit que si son adjoint donnait dans la politesse, l’heure était grave. Aussi accéda-t-il à l’humble requête. — Comme vous voudrez messieurs ! Mais vous avez tort : on voit beaucoup mieux devant ! — Justement ! murmura Michel Le Fur, les dents serrées. Il est con ce type ! — Attachez vos ceintures, on décolle, annonça, joyeux, le pilote qui venait d’ajuster ses lunettes de soleil. Il mit plein gaz et le bruit du moteur devint assourdissant alors que le petit coucou prenait son élan en tanguant sur la piste. — Quentin ! J’aurais l’air complètement g***d si je te prenais la main pendant le décollage ? — Tout à fait, oui ! Le vol ne durait que quinze minutes, le vent était nul, la visibilité superbe ; aussi Quentin profita-t-il du spectacle. De temps en temps, il jetait un coup d’œil sur son infortuné compagnon de voyage qui fermait les yeux. Suivant sa trajectoire, le brave petit avion survola le chapelet d’îlots égrenés entre Le Conquet et Ouessant. Perdus entre l’azur et le bleu plus profond de l’océan, frangés de vert émeraude puis d’écume, ils ressemblaient à de splendides méduses nageant entre deux eaux. Le pilote se retourna et il fit signe à Quentin, l’invitant à regarder Molène, l’île habitée, dernière escale avant la fin de la Terre. — Tu trouves pas qu’il vient de faire un drôle de bruit ? — Qui ? — L’avion tiens, Ducon ! — Ne t’inquiète pas… C’est juste le moteur qui prend feu ! Michel Le Fur, les yeux toujours clos, le teint toujours vert, haussa tristement des épaules et se réfugia sous ses moustaches. Le pilote tenta de percer le vacarme et, pointant l’index contre son hublot, annonça : — Ouessant ! J’amorce la descente. Quand l’avion, dans un pas de tango renversé, négocia un angle de soixante degrés, Le Fur sembla sortir de sa torpeur et, les yeux en soucoupes, il prit de façon autoritaire le bras de Quentin qu’il malaxa comme du beurre de baratte. La piste s’allongeait devant eux. Quelques lapins aventureux détalèrent, affolés à l’arrivée intempestive de l’appareil. — C’est fini, Michel ! Tu peux lâcher mon bras.
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