Chapitre 2

2437 Words
Chapitre 2 Jean-Pierre Duquesne pianotait d’une main sur le percolateur en attendant que la machine finisse de chauffer. De l’autre, il tournait distraitement une cuiller dans une tasse où croupissait un breuvage qui tentait, sans grand bonheur, d’imiter le café. Il avait beau répéter à ses employés qu’il était inutile d’éteindre la machine le soir, qu’elle ne consommerait pas plus d’électricité pour autant, rien n’y faisait. Il s’étonnait de constater à quel point l’instinct de propriété ou le souci d’économie s’exerçait chez bon nombre de personnes, sur des choses qu’elles ne possédaient même pas. La porte de service grinça pour laisser passer un chat tigré qui, sans un regard, alla se lover contre le percolateur, estimant que la chaleur de l’appareil serait à présent acceptable. Une petite lumière verte clignota sur le tableau d’appel. — Le 5 demande son petit-déjeuner. Un thé, comme d’habitude, avec un zeste de citron. Eh bien ! Le temps que l’eau chauffe, elle patientera un peu, la petite dame, comme tout le monde d’ailleurs… Il détacha les dernières syllabes à l’adresse du jeune homme pâle et boutonneux qui essuyait des tasses à ses côtés et qui ne parut pas comprendre le reproche déguisé. — Patron, je vais y aller si vous le voulez. — Où est Marie ? — Elle dort encore, sans doute. Attendez, je l’appelle. Il appuya alors sur un bouton rouge situé au nord-est du tableau de bord. — Ça sonne… mais elle ne répond pas. — À cet âge-là, on a un sommeil de plomb. Appelle donc ma fille, elle te donnera un coup de main pour monter les petits-déjeuners… Marie est peut-être allée dormir chez sa grand-mère ? — Ça m’étonnerait, patron ! Regardez, son sac à main est là, sur la banquette… Elle ne serait pas partie sans lui ! Disposant sur un plateau une tasse et un petit pot d’eau chaude dans lequel se noyait un sachet de thé, il observa la silhouette dégingandée du serveur qui traversait le bar afin de tirer le rideau de fer. La lumière douce du matin se répandait dans la pièce. Jean-Pierre Duquesne éteignait le plafonnier lorsqu’un homme entra dans le bar. — Toujours aussi matinal, monsieur Bernard ! — Bonjour ! Un grand crème, s’il vous plaît. Les journaux sont arrivés ? — Vous savez bien qu’il faut attendre le premier avion. J’irai les chercher vers neuf heures trente. Puis, devant le mutisme de son client, Jean-Pierre Duquesne se tut à son tour. L’ornithologue avala son café à grands traits et sortit du bar sans un mot, une paire de fortes jumelles autour du cou et un magnétophone sous le bras. — Patron, je sonne encore dans la chambre de Marie ou je vais porter le thé au 5 ? — Vas-y mon gars. Laisse-la dormir encore un peu. Le serveur s’approcha du comptoir pour s’emparer du plateau garni. — Dis donc petit, tu as passé la nuit à compter les gigots d’Ouessant ou quoi ? Tes yeux sont rouges et gonflés. Note bien que ce ne sont pas mes oignons… mais si ta manche ne faisait pas de dessins dans le beurre, il aurait l’air tout aussi appétissant. Le jeune homme bredouillait quelque excuse quand le téléphone sonna. Jean-Pierre Duquesne décrocha. Presque aussitôt, il pâlit sensiblement ; la main qui tenait le combiné tremblait. De l’autre, il fit signe au serveur de ne pas quitter la pièce. — Vous êtes bien certain qu’il s’agit d’elle ?.. oui… c’est cela… Le maire est au courant ?.. oui… et la police… Qui prévient sa grand-mère ?.. non, je ne pourrai pas… bon… d’accord. Lorsqu’il raccrocha, il laissa ses mains un long moment sur le combiné, comme pour leur imposer une discipline. Le jeune homme l’interrogeait du regard. Ses épaules se soulevaient puis s’affaissaient au rythme accéléré de sa respiration. Jean-Pierre Duquesne évita de le regarder, prit une bouteille sur une étagère puis deux verres. — On va se servir un petit rhum, pas vrai, mon gars ! dit-il d’une voix blanche. — À sept heures du matin, patron ? — Un pêcheur à pied vient de retrouver la petite Marie… - il le fixa alors droit dans les yeux -… bois donc un coup, François… Elle est morte. Au tableau, la lumière verte du 5 clignotait rageusement. * — Entrez ! La porte s’entrebâilla, laissant apparaître le torse d’un homme habillé d’un peignoir de soie cachemire, une serviette de toilette posée avec désinvolture sur l’épaule gauche. — Puis-je utiliser votre salle de bains, Florence ? La prise de mon cabinet de toilette est défectueuse : je voudrais bien me raser ! Et sans attendre la réponse, il pénétra dans la chambre. — Faites donc, Arnaud. L’homme, encore jeune malgré la couleur poivre et sel de sa chevelure abondante, se dirigea derrière sa femme qui, assise devant une table en bois blanc faisant office de coiffeuse, se regardait scrupuleusement dans la glace. Du bout des lèvres, il embrassa la racine de ses cheveux : le visage, enduit d’un emplâtre bleu, était impraticable. Elle lui rendit l’esquisse d’un b****r qui alla se perdre dans les airs. — Bonjour, Florence. Avez-vous bien dormi ? Il profita de sa position pour jeter un rapide coup d’œil dans la glace qui lui réfléchit l’image d’un homme viril, aux yeux marron surmontés d’épais sourcils noirs. — Ne trouvez-vous pas que j’ai un peu grossi depuis notre arrivée à Ouessant ? — Nullement, Arnaud, vous vous faites des idées… Évitez toutefois de vous resservir de certains plats en sauce… Elle finissait de se masser le visage, et des lambeaux bleus tombaient comme des peaux mortes. Désirant se rincer à l’eau claire, elle suivit son mari dans la salle de bains. — Vous devriez tout de même, Arnaud, exiger de l’hôtelier une chambre avec salle d’eau, digne de ce nom. — À la guerre comme à la guerre… — Malgré tout, je suis ravie d’être ici. Le paysage est tellement… - elle chercha, une seconde, le regard perdu vers la fenêtre, le mot qui lui échappait -… tellement… vrai ! Ne trouvez-vous pas ? Et les autochtones sont des gens délicieux ! S’étant délivrée de son masque, elle appliqua sur son visage une crème blanche apaisante en tapotant sa peau parfaite pour mieux faire pénétrer l’onguent. — Jeanne-Louise est-elle réveillée ? — Lorsque je suis passé devant sa porte, je n’ai entendu aucun bruit. Florence Moulin-Dubosq s’était saisi d’un crayon et s’appliquait à dessiner le contour de ses lèvres afin que le bâton de rouge qui lui succéderait donnât à son sourire plus de tenue et d’éclat. — Elle me navre, cette petite ! Depuis trois jours que nous sommes ici, elle s’enferme dans sa chambre pour lire. Notez bien que je n’ai rien contre la lecture, mais elle ne s’oxygène pas. Vous devriez lui parler : elle ne m’écoute pas. — Que voulez-vous, Florence, l’adolescence est une période difficile, dit-il, en s’aspergeant les joues et le cou d’after-shave. — Jeanne-Louise adolescente ! s’exclama-t-elle, le bâton de rouge dressé en signe d’offensive, mais vous n’y êtes pas, Arnaud ! Elle n’est même pas encore formée !.. Tenez, avant-hier, lorsque nous sommes arrivés - sa voix redevint sucrée - elle a eu un mot délicieux comme seuls les enfants savent en faire… Elle m’a dit, alors que nous étions entrés dans la salle à manger : « Maman, vous les éclipsez toutes… » — À vaincre sans péril… — Arnaud, vous exagérez, dit-elle en ronronnant comme une petite chatte qui vient de découvrir un bol de crème, il y a tout de même cette grande fille brune… Malgré tout… vous avez raison : elle ne fait peut-être pas assez… « femme ». Arnaud Moulin-Dubosq sourit, conciliant. — Ma chère Florence, pensez-vous qu’il soit indispensable de vous farder les lèvres avant le petit-déjeuner que vous prendrez, qui plus est, dans votre chambre ? — Tout à fait ! répondit-elle. Une femme ne doit jamais se montrer négligée, surtout devant le personnel. Et puis, étant donné votre position, je représente un peu la France… Un chocolat et deux croissants, Arnaud ? Je vais sonner la petite Marie. * Serge et Marie-Claire Masson venaient de faire l’amour. Il admirait le profil de sa femme qui reposait auprès de lui. Ce n’est pas qu’il la trouvait belle, ni même très jolie avec son nez un peu trop court, ses yeux verts légèrement protubérants, mais le charme simple qui se dégageait d’elle l’émouvait. Cet air absent aussi… qu’elle avait en ce moment d’ailleurs et qui semblait parfois l’exclure de sa vie, le fascinait, quand bien même il le redoutât. En y réfléchissant, c’était l’une des raisons pour lesquelles il l’avait épousée. Les femmes qu’il avait connues auparavant, quand ce n’étaient pas elles qui avaient rompu, dévoilaient leur amour de façon si manifeste, que l’ennui s’était rapidement installé. Il n’aimait pas les trop grandes certitudes. Marie-Claire Masson parut sortir de sa torpeur. Elle cilla d’abord des paupières, s’étira puis se dirigea vers la table sans un mot. Il suivit la courbe de son dos et flatta du regard ses hanches girondes. Quand il entendit un claquement sec, il sut qu’elle venait d’allumer une cigarette. — Marie-Claire, c’est quoi, cette nouvelle manie ? — Passe encore que tu fumes le matin… mais avant le petit-déjeuner ! Elle fit volte-face et l’espace d’un instant il crut déceler dans le vert de son regard une lumière qui vacillait. Mais très vite, elle remit de l’ordre dans ses yeux. — Quelque chose ne va pas ? Je te sens nerveuse depuis que nous sommes à Ouessant… lointaine aussi. Même tout à l’heure… — Tu veux dire que je t’ai déçu ? l’interrompit-elle en inhalant une longue bouffée. — Non… heu… oui ; enfin, il ne s’agit pas d’exploits acrobatiques, mais je t’ai trouvée absente, c’est tout. Elle lui sourit. — Ce n’est rien. Je m’inquiète peut-être à propos de la boutique. Peut-être aurions-nous mieux fait de rester, de commencer les soldes dès le mois de juillet et de ne pas prendre de vacances qui coûtent cher malgré tout. Serge Masson s’accouda sur son oreiller et parut bouder. À écouter sa femme, on aurait pu croire qu’ils étaient sur la paille. Ce côté mercantile l’agaçait. Jamais elle ne faisait confiance à l’une ou à l’autre de leurs employées. Personne, hormis elle, ne pouvait toucher à la sacro-sainte caisse. Pour le coup dégrisé, Serge Masson décida d’aller prendre son petit-déjeuner dans la salle à manger et de ne pas sonner Marie, comme il l’avait, un instant, envisagé. Mathieu Holman croisa sa femme dans le couloir, alors qu’il allait prendre sa douche sur le palier, et qu’elle fermait la porte de sa chambre. — Bonjour Agathe ; tu sortais ? — Tu le vois bien. Il ne s’offusqua pas de cette fin de non-recevoir. D’ailleurs, le ton de sa voix n’était pas agressif : simplement indifférent. Alors qu’elle s’était déjà engagée dans le couloir, elle sembla soudain se raviser, fit demi-tour et s’arrêta non loin de son mari qui n’avait pas encore bougé. Elle lui demanda de lui prêter sa carte téléphonique : la sienne était épuisée. Courtois, Mathieu Holman l’invita à entrer dans sa chambre, le temps de trouver l’objet. Tandis qu’il fouillait l’intérieur de son sac de voyage, à la recherche d’une sacoche de cuir qui contiendrait, il l’espérait, le portefeuille dans lequel il avait toutes chances de dénicher la carte, Agathe Holman examinait d’un œil circonspect la chambre de son mari. Trois jours lui avaient suffi, songeait-elle, pour transformer cette pièce en véritable capharnaüm. Des feuilles de papier amoncelées sur la table de travail côtoyaient une paire de chaussettes - propres il est vrai -, un cendrier plein, et un verre qui conservait intact le souvenir d’un whisky bu la veille au soir. — Tu devrais aérer ta chambre, de temps en temps. — Il y a trop de vent, mes papiers s’envolent… Voilà, je l’ai. Qu’il ait retrouvé assez vite sa carte n’étonnait pas Agathe outre mesure ; dans ce désordre apparent, il y avait un ordre : le sien. — Je dois appeler la clinique. Une cliente dont l’accouchement est prévu ce matin et qui s’annonce difficile. — L’un de tes confrères s’occupe d’elle, non ? Tu pourrais lui faire confiance. — Tu devrais être le premier à savoir que faire confiance à quelqu’un ne m’a jamais porté bonheur ! lui rétorqua-t-elle. Puis, comme son mari se taisait et qu’il lui avait tout de même donné sa carte téléphonique, elle crut bon, d’une voix plus affable, de s’enquérir de l’emploi du temps de sa journée. Il continuerait son article sur Delteil. — Ce n’est pas que la curiosité à ton égard m’étouffe, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi, alors que tu disais à Paris avoir besoin de la mer, tu ne t’es pas promené une seule fois sur l’île depuis notre arrivée. — Il me suffit de savoir qu’elle est là. Tu ne devrais pas l’ignorer, depuis vingt ans que nous sommes mariés. Elle haussa les épaules. — Bon, trêve d’élucubrations, je vais sur la grève me baigner et je téléphonerai ensuite. À midi, pour le déjeuner ! Il regarda la haute silhouette sportive d’Agathe s’en aller, chaussa ses lunettes en demi-lune et se mit au travail, ayant totalement oublié qu’il allait, avant la venue intempestive de sa femme, prendre une douche. * — Claude !.. Claude !.. C’est tout de même insensé. À cette injonction, un jeune homme fit irruption à la porte de communication qui reliait les deux chambres. Ruisselant d’eau, il se drapa à la hâte dans une serviette de bains : toge qui soulignait, de par ses cheveux filasse dégoulinant le long du visage, son air d’épagneul breton. — Inutile de hurler ainsi ! Quand je prends une douche, je n’entends rien de toute façon, dit-il en tire-bouchonnant un coin de son drap pour se curer les oreilles. — Tu es aussi sourd que cette fille que je sonne depuis une demi-heure. Le jeune homme suggéra à sa mère de prendre son bain : l’eau devait déborder. Mais elle refusa, arguant du fait qu’elle ne pouvait pas se laver avant d’avoir bu un thé. Il haussa les épaules. — Tu n’as jamais pitié de moi, soupira-t-elle en tentant d’extirper du fauteuil un monticule de chair flageolante… Je t’ai cherché hier soir, pour faire une réussite, mais tu étais sorti sans doute ? — Oui, je suis allé me balader du côté du phare du Créac’h. — Tu aurais pu me le dire, je t’aurais accompagné. Il lui rétorqua qu’elle se serait plainte de ses jambes au bout d’un quart d’heure. Et comme elle semblait absorbée par son livre, il n’avait pas jugé utile de la déranger. — Trop heureux de te débarrasser de moi, répondit elle en retombant lourdement dans le fauteuil. Tu étais avec cette fille ? — Qui ? demanda-t-il en essuyant une goutte qui lui pendait au bout du nez. — La serveuse… Marie. Je t’ai vu discuter avec elle. Comme elle riait, je pensais que… — Non, j’étais seul. Et puis, ce n’est pas parce qu’on parle à quelqu’un… — Mais je ne te reproche rien, mon chéri, l’interrompit-elle. Je trouve simplement qu’elle a un vilain genre. Il aurait été curieux de savoir à quelle fille sa mère trouvait bon genre. À aucune sans doute. Ou alors si… À cette femme médecin, madame Holman, qui avait au moins quarante piges et qui, côté sexy, pouvait repasser. Comme sa mère venait justement de lui dire que cette grande bringue lui ressemblait quand elle était jeune, Claude la regarda, dubitatif. L’idée ne lui était jamais venue, en ses vingt-cinq ans d’existence, qu’elle pût être autre chose qu’une mère. Et sans doute devait-elle avoir lu sur le visage de son fils un sentiment proche du dégoût, car elle le fixa d’un regard inquisiteur et étrangement immobile. Gêné, Claude cherchait un sujet de diversion mais ce fut elle qui brisa le silence. — N’es-tu jamais triste parfois de n’avoir pas eu de père ? Claude fut interloqué. Jamais, auparavant, elle ne lui avait posé cette question. Bien sûr, elle parlait de lui souvent, surtout lorsqu’elle avait des ennuis d’argent, ou pendant les fêtes de fin d’année quand les émotions sont exacerbées, mais, de façon si conventionnelle que cet homme avait revêtu pour lui autant de réalité qu’un ectoplasme. — Tu sais, je n’ai jamais connu ton mari… — Tu veux dire, ton père ! — Mon géniteur… Je préfère. Il s’assit sur l’accoudoir du fauteuil et entoura de ses bras les épaules de sa mère. — Tu me suffis maman, murmura-t-il en l’embrassant. Elle lui effleura la joue d’un doigt distrait. Comme il voulait toutefois se montrer courtois, cachant son indifférence, il se renseigna sur ce père et demanda à sa mère à quel moment de sa grossesse il s’était rendu à un rendez-vous chez le dentiste pour ne plus jamais réapparaître. — Et depuis, tu n’as jamais eu de ses nouvelles ? Tu ne sais pas ce qu’il est devenu ? Elle essaya alors de se dégager de l’étreinte de son fils, et au « non » qu’elle prononça d’un ton sec, Claude sut que sa mère mentait. — Bon, maman, dit-il d’une voix revigorée, puisque Marie ne répond pas, on s’habille et on prend le petit-déjeuner en bas, d’accord ?
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