Chapitre 4
L’air était bien moins étouffant qu’à Brest et une légère brise les rafraîchissait.
— La tronche de ce frimeur ne me revient pas.
— De qui parles-tu ?
— Du pilote de l’avion, pardi !
Quentin rit de bon coeur alors qu’ils s’engouffraient dans la 4L bleue des deux gendarmes en faction sur l’île durant la période estivale, et qui étaient venus les chercher.
— Quelqu’un est près du corps ? demanda Le Fur.
— L’un de nos collègues du Conquet arrivé par l’hélicoptère et le médecin légiste vous attendent. C’est moche, vous allez voir. Il faut avoir le coeur bien accroché !
— On s’en doute un peu, répondit Quentin que ce genre de macabres découvertes avait toujours glacé.
Le gendarme qui conduisait expliqua :
— Nous avons été mis au courant par le maire. Elle-même avait été prévenue par Jean-Pierre Duquesne, le patron de l’hôtel Bellevue.
— Pourquoi lui ?
— La petite travaillait à l’hôtel. Vers six heures et demie ce matin, monsieur Malgorn, un insulaire était parti chercher de la gravette à marée basse. Il a trouvé la fille sur la lande. Il a frappé aussitôt à la première maison rencontrée et, dans l’affolement, a pensé d’abord à appeler l’hôtelier.
— Je vois… peu importe, du reste. Elle a de la famille à Ouessant ?
— Une grand-mère je crois. On m’a dit qu’elle était orpheline.
— Bon, nous essaierons de voir sa grand-mère aujourd’hui ou demain, si elle n’est pas trop éprouvée.
Quentin, contrairement à Michel Le Fur, connaissait Ouessant et n’ignorait pas qu’ils arrivaient à l’anse de Pors-Coret. Dans son métier, il redoutait ce qu’il allait trouver : jamais il n’avait pu s’habituer à la mort.
*
Aussi, profita-t-il des minutes qui lui restaient pour regarder défiler ce paysage privilégié. Rarement il avait vu l’île aussi émouvante. L’herbe haute, sous l’effet de la sécheresse des jours derniers, avait pris cette teinte ocre dominante des pays du Sud. Pour lui, la beauté d’un paysage était inversement proportionnelle à la richesse de son sol. Il ne prisait pas ces formes trop rondes, trop vertes, ces terres grasses et noires et sentant déjà le blé, le lait ou le beurre dès qu’on les émiette du bout des doigts. La beauté d’Ouessant tenait à la nudité de son corps, à son acuité, une beauté mâle et archaïque comme celle de la Corse, avec toutefois cette différence : la superbe méditerranéenne est immédiate, insolente. Par contre, Ouessant est un pays qui se mérite.
— C’est sec ici, hein ! Quentin ? s’exclama l’inspecteur Le Fur plus prosaïque.
— On arrive, messieurs. Il faudra marcher un peu, le chemin s’arrête ici.
Michel Le Fur foulait d’un pas décidé la lande souple couverte de bruyères en fleurs et parsemée par endroits de buissons jaunes d’ajonc ras. Il était immédiatement suivi des deux gendarmes. Un peu plus loin, Quentin Le Gwen fermait la marche. Le médecin légiste, jeune femme blonde au visage plaisant, alla à la rencontre du petit groupe et, quand elle serra la main de Quentin pour se présenter, Michel Le Fur discerna dans son regard une lueur d’intérêt mêlé d’étonnement.
— Le corps est là, derrière la cabane ; si vous voulez me suivre…
On percevait dans sa voix le professionnalisme d’une hôtesse d’accueil guidant des visiteurs dans un salon d’exposition. Elle agaça Quentin aussitôt.
Quand elle souleva, indifférente, la couverture recouvrant la petite morte, Quentin, resté en contrebas d’un monticule de terre, ne vit pas le corps tout de suite : le dos de Michel Le Fur le lui cachait.
… Mais ce dos se cassa presque immédiatement. Pris de convulsions, l’inspecteur adjoint courut vomir à quelques mètres de là.
C’est alors que Quentin découvrit le spectacle. Son coeur battit à se rompre et il fut forcé de porter sa main à son front pour tenter de maîtriser le vertige qui le gagnait. Jamais encore il n’avait vu pareille monstruosité. Même s’il avait détourné le regard du visage de la jeune fille, les détails de cette mort devaient rester gravés en lui longtemps encore. La bouche de l’adolescente, entrouverte et figée dans un rictus grotesque, laissait apparaître les deux incisives de la mâchoire supérieure ainsi qu’une langue boursouflée et bleue. La face portait des marbrures noirâtres qui contrastaient avec la lividité de la peau. Mais le plus horrible restait le haut du visage. L’œil droit était crevé et l’épanchement de l’humeur vitrée et gélatineuse qui avait coulé du globe oculaire, à présent flasque et mou, commençait à sécher sur la joue, mêlé de gouttes de sang. Quant à l’autre, s’il était intact, il avait toutefois perdu sa place. La cavité orbitaire était béante et retenu par un filament, le globe pendait contre la tempe.
Le cou blanc de la jeune fille arborait des marques horizontales et sombres.
— Morte par strangulation, diagnostiqua le médecin.
— À quand remonte le décès ? demanda Quentin en se raclant la gorge pour retrouver un semblant de voix.
— D’après la rigidité cadavérique et étant donné la température élevée de l’air, elle a dû être tuée dans la nuit, je dirais entre minuit et deux heures du matin.
— Vous ne pouvez pas être plus précise ?
— Non, désolée… répondit la jeune femme d’un air pincé.
— Et, est-ce que… Quentin ne parvenait pas à formuler une question qui lui répugnait.
Ce fut l’inspecteur Le Fur, un peu revenu de son émotion, qui demanda à sa place :
— Elle a été énucléée à quel moment ? Avant ou après sa mort ?
— Après, sans aucun doute, il y a trop peu de sang, dit-elle heureuse de sa certitude en se penchant sur le cadavre. L’autopsie le confirmera certainement.
Comme Quentin ne pouvait soutenir la vue du visage de la jeune fille, il attacha son regard sur le corps. Ses petites mains crispées pour l’éternité étaient tachées de terre. Sa jupe, de coton bleu, relevée jusqu’au haut des cuisses, laissait voir deux jambes un peu maigrichonnes dont l’une était repliée sous l’autre. L’un de ses genoux, barbouillé de traces de mercurochrome, affichait une petite croûte brune, vestige sans doute d’une chute récente encore. Ce fut ce genou qui bouleversa Quentin plus qu’il n’aurait voulu le montrer. Seules les jambes de la jeune fille recouvertes d’un fin duvet doré qui dansait sous la caresse de la brise gardaient encore un semblant de vie ; et ce genou, ainsi stigmatisé, aurait pu appartenir à n’importe quel enfant du monde.
— À votre avis docteur, demanda-t-il pour masquer l’émotion qui l’envahissait, a-t-elle été violée ?
— Difficile d’être catégorique, prononça la jeune femme de sa voix doctorale. Le slip est à sa place, mais cela ne prouve rien. Il faudra attendre les résultats de l’autopsie qui révéleront ou non des traces de sperme. Et encore… ce n’est pas parce qu’on en trouvera qu’on pourra conclure forcément au viol. Vous savez, s’il n’y a pas de contusions ni des blessures… si la fille n’était pas vierge…
— Je sais, oui, l’interrompit Quentin.
Il venait de remarquer une mouche verte au ventre gras et jaune qui s’était posée sûr le sourcil gauche du cadavre et qui se mit à explorer l’intérieur de l’orbite. Il demanda alors à l’un des gendarmes de recouvrir le corps : l’ordre fut exécuté aussitôt.
— Quentin, déboule ici un peu ! Ils ont dû essayer de faire un feu.
L’inspecteur Le Gwen rejoignit non loin de là Michel Le Fur, s’accroupit auprès de lui et, dans le foyer éteint qui ne s’était pas entièrement consumé, prit du bout d’un doigt un peu de cendre qu’il porta à son nez.
— L’odeur est encore très âcre, le feu est récent.
— L’un des flics vient de me dire que c’étaient des mouflets qui avaient construit la bicoque. L’un d’eux a peut-être allumé le feu ?
— Cela m’étonnerait. Je suppose, mais il faudra le vérifier, que les gamins de l’île viennent ici seulement durant la journée, et je ne pense pas qu’ils auraient fait un feu si près de leur cabane.
— Why ?
Le Gwen expliqua alors qu’il était dangereux de faire du feu en cet endroit de l’île : il serait aperçu du large et pourrait induire en erreur les bateaux passant près des côtes. Le temps des naufrageurs, hantés par la faim, était révolu. D’ailleurs, on avait pris soin d’allumer le foyer contre la paroi d’une cabane qui tournait le dos à la mer.
— C’est le vélo de la gosse, sans doute, qui est là…
— Comment est venu l’assassin ?
Quentin aurait aimé répondre de façon certaine à la question de Le Fur. Il réfléchissait. Si le meurtrier, ou la meurtrière était venu en voiture, il s’agissait d’un Ouessantin ou d’un résident secondaire : eux seuls avaient des voitures ici… Mais, vu la sécheresse du terrain, il semblait impossible de prouver quoi que ce fût. Si encore il avait plu la veille ! Non… il fallait trouver d’autres indices.
Le médecin se dirigea alors vers eux.
— Si vous n’avez plus besoin de mes services… Le taxi vient d’arriver. Le corps va être transporté par hélico et je partirai avec lui. Les résultats de l’autopsie vous seront communiqués demain sans doute.
Elle serra alors la main des deux hommes et pressa plus longuement celle de Quentin.
— Ah, j’oubliais… ajouta-t-elle. Le maire, qui était avec moi tout à l’heure, m’a prié de vous dire de passer aussitôt que possible à la mairie. Elle vous recevra toutes affaires cessantes.
Comme elle s’éloignait, Quentin la rappela.
— Excusez-moi docteur, mais avez-vous une intuition quant à l’arme du crime ? Ce ne sont pas des traces de doigts que la petite a sur le cou…
— En effet, je pense qu’il s’agit d’un bas ou d’un collant : les stries sont relativement nettes, fines et profondes. Mais je crois aussi que l’assassin s’est aidé…
— Comment cela ?
— À la base de la nuque, j’ai observé deux taches sombres.
— Deux taches sombres ?
Le médecin expliqua alors qu’elle avait remarqué deux meurtrissures comme si l’agresseur avait attaché les extrémités du collant à des bouts de bois, dans le but de décupler sa force. Ce moyen offrait l’avantage d’étrangler quelqu’un progressivement et sans effort. Elle envisagea un instant la possibilité d’une femme meurtrière mais se ravisa aussitôt ; psychologiquement, ce scénario ne lui convenait guère : crime trop barbare pour être l’œuvre d’une femme.
— Pourquoi pas ! répondit Le Fur. Moi, je ne vois pas plus un homme faire ça !
— Ah, dit-elle en souriant à Quentin, ce domaine ressort de votre compétence. À vous de découvrir le visage de l’assassin.
Les deux inspecteurs la suivirent des yeux quand elle s’engouffra dans le taxi. Deux gendarmes avaient déjà transporté le corps de la jeune fille sur une civière et, avec d’infinies précautions, l’avaient déposé à l’arrière du véhicule, comme s’il se fût agi d’un petit enfant endormi.
— Je trouve ça bizarre de foutre un mort à l’intérieur d’une tire banalisée !
— Il n’y a pas d’ambulance sur l’île. Comment veux-tu faire autrement ?
— J’sais pas, mais… c’est pour cette petiote…
Et contre toute attente, il s’arrêta de parler et fondit en sanglots.
— Allons, Michel… murmura Quentin en lui tapotant l’épaule, ému. On le retrouvera, ce s****d !
— Ou cette s****e, rectifia Michel Le Fur en écrasant une grosse larme du revers de la main et en reniflant dans un bruit de cornemuse. En fait de s****e, elle est pas mal dans le genre, ajouta-t-il en respirant profondément pour retrouver son calme. Cette piquouzeuse de la dernière heure, cette croque-moresque qui t’a à la bonne. Elle m’la transformée en bâtonnet Findus ! Un coup à attraper des engelures aux roustons.
— Bien ! Je vois que tu vas mieux. Ton naturel revient au galop. Maintenant, au boulot ! Si tu veux aller déjeuner tout à l’heure, tel que je te connais…
Les deux policiers, aidés du gendarme qui était resté, ratissèrent minutieusement les environs de la cabane. Leur quête ne fut pas des plus fructueuses. Néanmoins, Michel Le Fur trouva un fil de coton bleu accroché à une épine d’ajonc. Il détacha le fil à l’aide d’une pince à épiler et le plaça dans un petit sachet transparent qu’il conserva dans sa poche.
— Tu ne crois pas que le fil vient de sa jupe ?
— Si, sans doute. Le labo nous le confirmera. Cependant cette trouvaille ne nous avance guère.
C’est alors que le gendarme leur fit remarquer une petite pierre plate à l’entrée de la cabane. Elle était souillée par deux taches d’un gris anthracite.
— Du tabac, Quentin ! Quelqu’un a écrasé deux clopes sur cette pierre. Regarde, il reste encore quelques brins collés dessus.
Avec précaution, ils prélevèrent ces particules de tabac qui allèrent rejoindre, dans un sachet analogue au précédent, le fil bleu. Ils eurent beau fouiller partout, l’intérieur comme l’extérieur de la cabane, ils ne trouvèrent pas de mégots.
— Dans le foyer, peut-être ?
— Ce ne serait pas logique : la personne qui fumait aurait fait trois pas pour jeter la fin de sa cigarette dans le feu s’il y en avait eu un. On peut donc en déduire que cette personne a fumé avant que le foyer n’ait été allumé.
— Notre assassin serait donc fumeur ?
— C’est vraisemblable, à moins que ce ne soit la petite ! Il faudra interroger sur ce point ceux qui la fréquentaient.
Le gendarme risqua alors :
— Et si c’était l’un des gosses qui viennent jouer dans la cabane ?
— J’y songeais à l’instant… Pourtant cette hypothèse ne me convainc pas tout à fait. Je ne vois pas pourquoi ils cacheraient leurs mégots ! Ils sont libres comme l’air, ici, loin de leurs parents.
— En effet, décidément, il nous faudra avoir un entretien au sommet avec ces moutards !
— Nous devons donc, d’après vous, rechercher un fumeur ?
— Logiquement oui, car une chose m’intrigue : la jeune fille est venue ici les mains vides. Il n’y a rien non plus dans les sacoches de son vélo et sa jupe était dépourvue de poches. Dans quel endroit une femme, si elle fume, met-elle dans ce cas ses cigarettes ?
— Dans un sac à main !
— Et vous avez vu un sac à main quelque part ?
Le gendarme demanda alors :
— L’assassin ne l’aurait-il pas emporté ?
— Pourquoi se serait-il embarrassé d’un sac ? Les meurtriers se défont de ce genre de pièces à conviction pour gagner du temps, quand ils ne veulent pas que l’on retrouve trop tôt l’identité de leurs victimes. Sur l’île, le problème ne se pose pas : tout le monde connaît tout le monde, ou presque.
Malgré tout, pendant une bonne demi-heure, les trois hommes recherchèrent sur la lande l’hypothétique sac. Quand ils revinrent bredouilles près de la 4L du gendarme, l’angélus de midi sonnait au loin, dans le bourg de Lampaul.
— Messieurs, je vous emmène à l’hôtel Bellevue ? Vous pourrez y déjeuner et interroger les employeurs de la petite.
— Enfin une bonne parole ! répondit en se frottant les mains l’inspecteur Le Fur dont l’estomac était réglé comme une journée de couventine.