VIII
Il avait été décidé qu’on se retrouverait toutes les semaines, à la même heure, au château des Saffras. Les réunions eurent lieu comme on se l’était promis, les acteurs vinrent avec empressement au rendez-vous, et les répétitions furent suivies très assidûment.
C’étaient de singulières répétitions. Le caporal Robin s’était chargé de dresser les conjurés, et, sous ce prétexte que de tout temps les conspirations se sont ourdies dans les souterrains, il commençait par mener ses élèves à la cave, une torche à la main. Alors on mettait le siphon au tonneau, Robin poussait un cri d’hyène et d’une voix caverneuse déclamait le monologue du second acte. À chaque tirade, on se versait des rasades, et quand le monologue était terminé, les assassins de César reprenaient leurs torches, croisaient les bras et portaient le caporal en triomphe.
Triadou, le teinturier taciturne, admirait Robin, mais il ne l’imitait pas. C’était son premier acte d’indépendance ; en toute autre circonstance, il copiait servilement le caporal.
– Toi, Triadou, disait Cayolis, tu conspires en silence. C’était vrai à la lettre : le teinturier restait ainsi des heures entières sans desserrer les dents, non seulement par goût, mais encore par système, parce que telle était sa manière de concevoir le personnage de Cassius, qui lui était échu.
Le caporal était, avec le terrailler, le seul qui eût pris quelque intérêt à la tragédie ; les disciples de Cayolis chantaient la Muette sous la tonnelle ; le beau maréchal avait choisi les voix les plus agréables ; son sextuor était bien monté, et les chœurs manœuvraient avec ensemble. Perdigal, qui méprisait les vers français, trouva plus gai d’exercer ses élèves au jeu de boules ; du jeu de boules, il les fit passer au jeu de quilles, lequel était inconnu à Lamanosc ; comme quilles, on se servit des tuyaux de terre qu’Espérit fabriquait pour les fontainiers. Quand tous les tuyaux furent cassés, on les remplaça par des vases, des tuiles et des poteries. Avec de tels maîtres, le nombre des acteurs fut bientôt triplé, tous les jeunes gens du village voulaient venir aux Saffras. La pièce n’en marcha pas mieux : à la classe de Perdigal, comme autour de Cayolis et de Robin, paysans et moussus ne songeaient qu’à vider les dames-jeannes de clairette et de muscat. Après boire, il arrivait souvent que les chefs des deux grands partis se gourmaient en règle, ou se cassaient des bouteilles sur la tête. Quand ils étaient de bonne amitié, c’était encore pis ; Perdigal prenait son fifre et les faisait danser, – danses lourdes et violentes ! Tout était dévasté, les jardins, les plates-b****s, la pelouse et les jardinets ; de la cave aux terrasses, le château des Saffras était mis à sac ; on traînait les échelles et les tombereaux en travers de la route, qui se trouvait ainsi barrée du côté de la campagne ; les tragédiens faisaient alors une sortie par la petite porte, arrivaient sur les derrières des passants et des curieux, les chassaient devant eux à coups de gaule, et les faisaient entrer de vive force à la tuilerie pour boire et danser.
Espérit avait introduit dans la troupe un ami du maître d’école, le vieux sergent Tistet, pour neutraliser l’action de Robin. À la vue de ces désordres, l’honnête Tistet se retira ; Cayolis l’approuva beaucoup, mais il resta aux Saffras pour ne pas compromettre sa popularité.
Le terrailler dit alors à Cabantoux :
– Le sergent Tistet a raison. Toi, dès que les citoyens seront partis, tu barricaderas le château, et dimanche visage de bois. S’ils veulent pénétrer de force, que les fusils soient chargés, et samedi soir, en rentrant le troupeau, amène-moi tes chiens de la Crau, ainsi que les dogues du maire.
Espérit mit ensuite la clef à ce tiroir de sa crédence qui ne s’ouvrait que pour les cinq grandes fêtes.
– Allons, dit-il, allons, Espérit, voici le moment d’endosser la lévite ; il n’y a plus que la Pioline où l’on puisse te venir en aide.
Il réunit ses plus belles hardes, la soutanelle des grands jours, le pantalon de velours bleu, le corset (gilet) jaune, les bas chinés et les fins souliers de castor. Ce costume complet fut soigneusement plié dans un panier, et le terrailler descendit dans la cour, le paquet sous le bras, un bout de miroir à la main. L’ânesse était à la porte, sanglée et bridée. Espérit n’eut qu’à l’enfourcher, et la Cadette partit au trot sur la route de la Pioline.