VII

1942 Words
VII Un matin, comme il traversait la route de Flassans, il fit rencontre du maréchal-ferrant, Dominique Cayolis, qui venait d’acheter ses mules aux ormeaux de Notre-Dame. Cayolis était en belle humeur. – Holà ! dit-il, holà ! seigneur, salut. – Salut, Ménicon, à l’amitié ! – Salut, Espériton ; as-tu toujours des fourmis dans la tête ? – Et toi, quelle chanson nouvelle ? où vas-tu ? – Devant mes jambes ; la terre est grande. – Toujours le même. Viens-tu avec moi ? – Avec toi ? quand les poules auront des dents. – Alors adieu, Ménicon, moi je vais à Flassans. – Flassans ? mauvais port de mer ; les chats y meurent. Espérit s’était éloigné de quelques pas lorsque Cayolis le rappela. – À propos, dit le maréchal, c’est demain marché ; il faudra que tu me portes cette montre chez l’horloger ; un jour elle va, un jour elle ne va pas ; elle est comme la tête d’une femme, – pleine de cigales ; on dirait les affaires du gouvernement. Espérit ouvrit la montre et toucha les ressorts avec une paille. – Ce n’est rien, dit-il ; ta montre n’a rien à faire à la ville, je m’en charge ; entrons à la tuilerie. – Bien parlé, dit Cayolis ; les médecins des montres, vois-tu, sont comme ceux des gens, ils leur donnent des maladies. Eh bien ! en avant au château des Saffras ! Écoute un peu, Spiriton, je me sens en voix : Léonor, mon amour brave L’univers et Dieu pour toi, Pour toi… On revint aux Saffras ; le terrailler prit ses pinces et remit la montre en état. – Déjà ! dit Cayolis, tu es un habile homme. Voilà mon oignon qui chante, gai comme un pinson. Eh ! eh ! reprit-il d’un air fin et goguenard en poussant Espérit par le bras, eh ! eh ! c’est plus facile à faire marcher qu’une comédie ! – Eh bien ! parlons-en, de cette comédie, répondit le terrailler. Pourquoi n’en es-tu pas ? Je ne t’ai pas cherché, mais puisque tu me provoques, je veux en avoir le cœur net. Il faut que tout soit tiré au grand clair. Allons ! pourquoi n’en es-tu pas ? – Mauvaise affaire, dit Cayolis, mauvaise affaire ! Assieds-toi là, tu vas m’entendre raisonner ; mais commence par descendre cette bouteille qui flâne à ta fenêtre, le soleil pourrait l’enrhumer. Très bien. Cabantoux, rince les verres ; maintenant verse, Spiriton, et tais-toi. Pas un mot, ou tu es un homme perdu. Mauvaise affaire que la tragédie, mauvaise affaire ! On n’en joue plus à Bordeaux ; j’aime mieux la Muette. Moi, je suis comme les linottes en cage, j’ai la pépie, verse encore ; ce coudounat se fait. Spiriton, Spiriton, tu n’entends rien au théâtre ; je vais t’expliquer les choses, mais surtout tais-toi. Je n’aime pas qu’on me coupe le fil quand je vais dire du nouveau. J’ai la parole. Cayolis avait la parole facile, et l’eau de coing lui déliait la langue. Il raconta ses voyages, ses bons mots, ses aventures ; pendant une heure il discourut tout à l’aise sur la Muette, les jeux floraux, la façade du théâtre de Bordeaux, le commerce colonial, les chœurs de Toulouse, la politique secrète de l’Autriche. Quand la bouteille fut vidée, Ménicon s’arrêta et dit au terrailler : – À toi maintenant ! Cayolis t’écoute. Espérit prit la parole ; Cayolis ne songeait pas à le contredire ; il sifflait gaiement dans sa clef d’agate, faisait sonner la montre et tinter les breloques en corail. Quand on l’interrogeait il répondait d’un visage riant pour approuver. Cayolis avait pris le volume de Voltaire et regardait très attentivement les gravures en fredonnant une ariette. Espérit était en train de déployer ses plus beaux arguments, lorsque Ménicon l’interrompit brusquement. – Voyons ces rôles : quel est celui qui a ce costume ? dit-il en montrant le dictateur étendu sur un lit de parade, la poitrine et les bras nus. – Jules César, l’empereur ! – Eh bien ! dit Cayolis, je jouerai César, c’est décidé. – Un beau rôle, dit Espérit, mais difficile. C’est dur à apprendre. Il y en a long, je t’avertis. Trois cent dix vers. – Rien, dit Cayolis, rien, rien. Pour la mémoire, je suis le sans pareil. Chante-moi une chanson, celle que tu voudras, la plus longue de ton cahier ; que je ne sois plus Cayolis si je laisse en route un seul mot ! Espérit entonna une très vieille complainte que Ménicon ne connaissait pas. Le maréchal dédaignait les airs du pays, et ne s’adonnait qu’aux chansons d’opéra qui faisaient valoir sa belle voix blanche. Il était très connu pour sa manière de chanter : Amour sacré de la patrie, non seulement à Lamanosc, mais dans tout le canton et dans plusieurs villes du tour de France. La complainte avait vingt couplets ; à la fin du cinquième, le terrailler s’arrêta en voyant que Ménicon ne cessait de rire et de causer, de tirer les oreilles à Caban toux et de fouailler les chiens. – Et le sixième ? dit Cayolis ; allons, reprends tes antiennes pendant que je vais essayer un pas. De glissades en glissades, Cayolis courut jusqu’à la porte, tourna autour des meubles, battit des entrechats, revint et repartit en valsant avec une chaise, pendant qu’Espérit chantait sa complainte. Au dernier vers, le maréchal s’arrêta, fit une pirouette et psalmodia la complainte ; les vingt couplets furent répétés sans erreur. – Voilà, dit Cayolis en secouant Cabantoux qui le contemplait avec stupéfaction ; je te donne trente ans pour en faire autant, et toi, Spiriton, qu’en dis-tu ? Pour ta Mort de César, ce sera de même. C’est décidé, je me charge de ce rôle. Perdigal, qui est poète, jouera Brutus, et le général Robin, Marc-Antoine. Tu vois bien qu’il te faut des gens qui aient voyagé. Quant à toi, comme tu n’as pas bonne tête, tu vas rester dans les figurants avec Cabantoux et Bélésis. Pour les autres rôles, sois tranquille, ne t’inquiète de rien ; je me charge de tout. Ce soir, j’aurai enrôlé la troupe, et dimanche, à deux heures, nous venons tous manger la salade au château des Saffras. Que tout soit disposé, et demain, au marché, n’oublie pas les merluches. – Tout sera prêt, dit Espérit, et toi, fais à ta guise ; je te conseillerais seulement de choisir les acteurs à nombre égal dans les paysans et les moussus. – De quoi ! de quoi ! dit Cayolis. Des conseils ? Ris-tu ou fais-tu l’amour ? Holà, holà, seigneur ! Ne te mêle que de ta cuisine. À dimanche… Et le beau maréchal partit en chantant la cavatine de Robert. Au jour fixé, à l’heure dite, Cayolis fit son entrée aux Saffras avec Robin, Perdigal, Triadou et douze compagnons très décidés, six paysans et six moussus. Ces mots de paysans et de moussus servaient à désigner les deux partis qui divisaient alors la commune. À Lamanosc, il y a toujours eu deux factions en présence. De 1831 à 1834, la politique s’était assoupie ; il semblait que le calme allait renaître dans le village, lorsque tout à coup on vit sortir de terre deux nouveaux partis, celui du curé et celui du vicaire. Les premières chansons provençales de Perdigal datent de cette époque. Le pays était en feu, l’autorité supérieure intervint, et le vicaire fut déplacé. À quelques mois de là, un médecin italien vint s’établir dans un hameau voisin de Lamanosc, la faction du vicaire se jeta aussitôt du côté de l’Italien et lui improvisa une clientèle ; les animosités se réveillèrent, et bon gré mal gré le docteur de Bologne et le docteur de Montpellier se trouvèrent les chefs des deux grands partis. La guerre dura trois ans, – trois ans de rixes, de chansons et de procès ; – à la longue, les passions se lassèrent ou changèrent de but. Le vieux médecin de Lamanosc, sentant sa fin approcher, maria sa fille au docteur italien : les partis se débandèrent, et la fatigue générale ramena l’ordre dans la commune. Ce ne fut qu’à la vote de 1838 qu’on vit reparaître deux factions, sous le nom de paysans et de moussus. Il serait difficile de définir exactement ces deux partis. Il n’y a pas de prolétaires à Lamanosc, et les ouvriers des corps d’état ont tous un champ qu’ils cultivent eux-mêmes ; les paysans sont propriétaires, les moussus portent la veste, et plusieurs d’entre eux vont en journée. Tout ce qu’on peut dire, c’est que dans le parti des moussus on rencontre un plus grand nombre de forts cultivateurs et d’artisans. Les douze jeunes gens qui suivaient Cayolis étaient les chefs des deux partis, et le seul fait de leur rencontre dans une même troupe témoignait de la grande influence du maréchal, car jamais les haines n’avaient été si violentes à Lamanosc. La guerre était partout ; une même ardeur emportait les vieillards et les enfants : aux bals, aux promenades, à l’église même, aux confréries, on voyait les filles se grouper en deux b****s ennemies. Cayolis était très considéré des deux partis. À son arrivée, il ne s’était pas laissé engager dans leurs luttes ; l’homme qui avait habité les grandes villes n’avait plus que du dédain pour ces querelles de village ; sa rare bienveillance naturelle l’aurait d’ailleurs toujours éloigné des inimitiés et des colères. Espérit vint recevoir ses convives dans la cour ; aussitôt Cabantoux sonna la cloche, et Bélésis mit le feu aux bombes de terre alignées sur la terrasse. Les tables étaient dressées sous la tonnelle ; à l’entrée flottaient deux drapeaux tricolores ; au fond, sur les colonnes romanes, on voyait le buste du roi et la statue de saint Antonin, patron de la commune, entourés de fleurs et de feuillages. Les tables étaient garnies d’assiettes en forme de feuilles de vignes, revêtues d’un beau vernis vert inventé par Espérit ; au centre, sur un socle de bois sculpté, une dame-jeanne de clairette ornée de pampres ; les poissons et les salades étaient servis dans des poteries brillantes rangées tout autour de la dame-jeanne. Le caporal Robin loua l’ordonnance du banquet, et Cayolis déclara qu’à Toulouse on n’aurait pas mieux fait. Au dessert, la dame-jeanne était vide ; Cayolis et Robin lurent quelques tirades de Voltaire, on les applaudit avec fureur, et les rôles furent aussitôt distribués. – Maintenant, chantons la gloire ! dit un paysan. – Toujours, répondit le caporal, mais n’oublions pas que le muscat est l’ami de l’homme. Chanter la gloire signifie toutes chansons sur l’Afrique, l’empereur, les aventures de terre et de mer, le retour au pays, en général tout ce qui n’est ni complainte ni romances d’amour. Espérit mit en perce le baril de muscat de Beaune. On chanta la gloire chacun à tour de rôle, et quand tous les convives eurent fait montre de leurs talents, Cayolis leur dit : – Maintenant, les amis, nous allons monter la Muette, mais commençons par former deux chœurs. Perdigal, tu vas appareiller les voix. – Les moussus à droite, les paysans à gauche, dit le poète, c’est tout simple. – Je ne connais ni paysans ni moussus, répondit Cayolis ; je n’en ai pas vu à Toulouse, je n’en ai pas vu à Bordeaux, et le général Robin vous dira qu’il n’y en a pas en Alger ; ainsi qu’il n’y en ait plus à Lamanosc ! J’entends que pour le chœur de la Muette on se donne tous la main et francs amis. Autrement pas d’Amour sacré de la patrie ! Allons, Spiriton, le vieux Grenache, nous allons fraterniser. Qu’on me donne le drapeau. – Tout va bien, se disait Espérit ; voilà donc une affaire finie, ce n’est pas sans peine. Enfin, Paris ne s’est pas bâti en un jour. Cette tragédie marche bien, ce sera plus beau qu’à Montalric. Lorsqu’on eut chanté les chœurs de la Muette, Perdigal prit son fifre et joua des quadrilles ; le muet courut à l’écurie et revint avec un collier de grelots autour du cou et deux sonnailles de mules pendues à la ceinture. Les acteurs sortirent du château des Saffras en faisant la farandole, Cayolis en tête, le drapeau à l’épaule, Bélésis à la queue, traînant gaiement sa jambe infirme, et dansant de son mieux en faisant tinter ses sonnettes. M. Lagardelle était assis devant sa porte et lisait du Crébillon ! – Holà ! dit M. Lagardelle en relevant ses lunettes, holà ! holà ! quelle est cette fête nationale ? – La mort de César, répondit Espérit. Allons, les amis, à la danse, deux places au milieu ! Les rangs s’ouvrirent, quatre mains vigoureuses saisirent le magister, et la farandole repartit en l’entraînant dans sa course. De son côté, Cayolis avait enlevé le maire Tirart, qui s’était trouvé sur le passage de la troupe. Massapan, le tambour de ville, voyant danser son maire, prit ses baguettes et battit la caisse à côté de Perdigal. Les habitués du café d’Apollon, s’étant aventurés sur la place, furent entourés et mis à la danse. En quelques minutes, la farandole comptait cent cinquante personnes. Quant à la tragédie, Espérit seul y pensait encore.
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