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Le Marquis des Saffras

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Extrait : "En 184…, pour la Saint-Quinid, fête de leur paroisse, les paysans de Montalric donnèrent une grande représentation de la Mort de César. Depuis quelques années; on s'était mis ainsi à jouer des tragédies dans nos villages du Comtat. Pour les fêtes votives, on montait des pièces de Racine et de Voltaire. Zaïre, Athalie, Brutus et César, — César, Brutus, Athalie, Zaïre, — on ne sortait pas de là, à Monteou comme à Saint-Didier."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.

• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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I
I En 184…, pour la Saint-Quinid, fête de leur paroisse, les paysans de Montalric donnèrent une grande représentation de la Mort de César. Depuis quelques années, on s’était mis ainsi à jouer des tragédies dans nos villages du Comtat. Pour les fêtes votives, on montait des pièces de Racine et de Voltaire. Zaïre, Athalie, Brutus et César, – César, Brutus, Athalie, Zaïre, – on ne sortait pas de là, à Monteou comme à Saint-Didier, à Sarrians comme à Méthamis et à Beaume-de-Venise. Entre toutes ces bourgades, c’était une lutte ardente, une émulation sans égale pour bien faire et se surpasser. Les vieilles jalousies de voisinage s’étaient transformées ; on était en rivalité de tragédies, et dans ces luttes pacifiques on apportait la même passion que dans ces rixes terribles où, vingt ans auparavant, des villages entiers venaient offrir la bataille à des villages ennemis. Pour cette Mort de César, il y eut grande affluence d’étrangers à Montalric. La route était obstruée de carrioles et de charrettes ; les auberges regorgeaient de gens et de bêtes ; tous les tonneaux étaient en perce ; dans les rues, sur les places, à toutes les portes des maisons, piaffaient et hennissaient des mules, des chevaux, des ânesses. Les tragédiens furent très goûtés, on les rappela à diverses reprises, et il leur fallut jouer deux fois le troisième acte. La joie des spectateurs était au comble ; presque tous applaudissaient avec frénésie, d’autres se contentaient d’admirer avec un étonnement profond. Parmi ces derniers, au milieu de ce groupe de silencieux enthousiastes, il y avait un homme de la montagne, potier-terrailler de son état, du nom d’Espérit, – Elzéar-Siffrein-Véran Espérit, citoyen de Lamanosc. Tant que les acteurs furent en scène, Espérit se tint sur son banc, immobile et roide, l’oreille dressée, l’œil éveillé. C’était la première tragédie qu’il entendait de sa vie. La mise en scène, l’intérêt du drame, la solennité des vers le charmaient ; il ne se lassait pas d’écouter ces longues périodes retentissantes ; il en attrapait à la volée quelques fragments qu’il fixait dans sa mémoire, qu’il agençait entre eux tant bien que mal. Toutes sortes de songeries venaient se mêler à ces impressions si vives, et tout cela se confondant avec de grands efforts d’attention et de curiosité, il en résultait un travail intérieur très compliqué. À la tombée du rideau, lorsque les farandoles se mirent en danse, Espérit se réveilla en sursaut comme au sortir d’un rêve. Au milieu des mille rumeurs de la fête, il se sentait tout étourdi, ahuri, saisi d’un grand désir de solitude ; il aurait voulu se trouver transporté bien loin dans la montagne, au fond des bois. Partout des rires, des chants, des musiques. Sur la place, c’étaient les fanfares de la commune qui reconduisaient en triomphe les vainqueurs de la lutte et des courses, entourés de porteurs de torches ; au bord de la rivière, sous les platanes, les orchestres des bals rivaux ; çà et là, dans les rues, les tambourins et les galoubets venus de Provence, qui donnaient des aubades en l’honneur des tragédiens. Les cloches carillonnaient, les voitures couraient à grand bruit sur la route, les enfants lançaient des pétards et des fusées dans les jambes des chevaux. Espérit courut à l’écurie pour seller son ânesse et partir au plus vite, car il était déjà nuit. Avec ses entractes et ses reprises, la tragédie avait bien duré quatre heures. La Cadette avait épuisé depuis longtemps sa provision de fourrage, elle ruminait tête basse devant une crèche vide. À ses côtés, deux grands ânes noirs dévoraient fièrement une belle râtelée de foin. – Ah ! l’avaricieux, dit la femme qui tenait l’écurie, voilà des heures que sa bête lit la gazette ! Il a apporté une poignée de paille pour la nourrir toute la journée, vous verrez qu’il aura le cœur de partir sans lui donner seulement du son ! La Cadette regardait avec des yeux d’envie les boisseaux de provende que cette femme portait suspendus à ses deux bras, et pour exciter les désirs de l’ânesse, la femme rapprochait ses picotins à portée du museau. Espérit prit une mesure d’avoine et l’offrit à la Cadette ; mais au moment de partir, il se trouva dans un grand embarras : il fouilla dans ses poches, dans sa ceinture, dans son bissac, pas d’argent, pas un denier. En admirant la tragédie, il s’était laissé enlever sa bourse par un voisin, un petit Marseillais tout réjoui, qui courait les fêtes pour faire tirer en loterie du gibier et des cigares. Ce Marseillais parlait à ravir du théâtre ancien et moderne ; pendant les entractes, il expliquait très subtilement les beautés de la Mort de César. Espérit, en l’écoutant, s’était pris pour lui d’une vive amitié. Le compte de la Cadette montait à trois sous, deux sous pour l’avoine, un sou pour l’établage. Le terrailler ne connaissait personne à Montalric, il prit le parti de demander crédit au logeur d’ânes, et comme il offrait de laisser en gage son bissac, celui-ci répondit en riant : – Eh ! camarade ! Crédit n’est pas mort ; tu me parais bon pour trois sous. À te juger sur ta mine de grand simple, tu n’es pas un escroqueur ; gare plutôt qu’on ne te vole ton âne entre les jambes ! Mais la femme du logeur voulait ses trois sous, et lorsqu’elle vit Espérit s’éloigner sans payer, elle courut sur lui et par-derrière le décoiffa. – Ah ! il n’a pas d’argent, dit-elle, gardons-lui sa barrette ! Elle s’était emparée de la calotte d’Espérit, elle l’agitait avec colère, et ne cessait de vociférer : – Ah ! qu’ils viennent nous voler, ces étrangers ! D’où sort-il, celui-là ? On t’en tiendra des établages pour rien ! et de l’avoine encore pour ta bourrique, qui crève de faim ! Il ne manquerait plus qu’il emportât son f****r ! On accourut aux cris de la vieille. Espérit la menaçait le bâton levé ; la foule des passants s’entassa dans l’écurie, les badauds s’attroupèrent ; ceux de Montalric prirent parti pour la femme, ceux du dehors pour Espérit. Sans trop savoir de quoi il s’agissait, on s’injuria des deux côtés, et on allait en venir aux mains. Heureusement le logeur d’ânes était un brave homme, il mit fin à ces querelles en rossant sa femme. Pendant ce tumulte, la Cadette s’échappa, et le terrailler se mit à sa recherche. Espérit rôdait au hasard dans les ruelles sombres et tortueuses du village, demandant à tout venant des nouvelles de son ânesse ; les galopins lui faisaient cortège avec des huées. L’un de ces vauriens se mit alors à imiter les braiements de l’âne, et si habilement, d’une voix si âpre, si étendue, que la Cadette répondit du bout de la place. Elle arriva en trottinant et reconnut son maître ; Espérit sauta en selle et courut jusqu’au carrefour. Tout à coup ce carrefour s’éclaira d’une grande lueur ; les gens du quartier allumaient un feu de joie et dansaient en rond. La Cadette recula de frayeur. – Les ânes au feu ! crièrent les enfants. Il en sortait de tous côtés, ils tournoyaient autour d’Espérit, comme une nuée de moucherons. – Les ânes au feu ! qu’ils sautent le feu ! À la danse ! à la danse ! – Ces enfants étaient très jeunes. Espérit les écartait en faisant siffler son bâton sur leurs têtes, mais en évitant de les toucher. Quand ils virent que ce n’était qu’un jeu, ils se jetèrent à la bride de l’ânesse et essayèrent de l’entraîner jusqu’au feu, d’autres lui tiraient et lui tordaient la queue. Espérit, pour se dégager, frappa légèrement le plus importun des assaillants ; l’enfant se jeta à terre en poussant des hurlements affreux. On entoura Espérit, et pendant qu’il répondait aux menaces par un discours fort honnête, on attacha un fagot d’épines enflammées à la croupière de la Cadette. Excitée par les piqûres et les brûlures, l’ânesse s’emporta furieusement et partit droit devant elle, renversant tout sur son passage. En moins de dix minutes, Espérit se trouva à une demi-lieue de Montalric, sur le bord d’une rivière ; il mit sa bête à l’eau pour la laver et la panser ; avec des feuilles de romarin écrasées, il lui composa des onguents ; d’un lambeau de chemise, il lui fit des bandages solides, et, l’ayant ainsi radoubée, il reprit tranquillement le chemin de Lamanosc. Il avait déjà tout à fait oublié ses mésaventures de la journée. La Cadette pâturait en marchant ; Espérit, assis sur la croupe, se laissait aller à ses mouvements incertains et lents, les bras pendants et le nez aux étoiles. Il rêvait de Jules César et de la république romaine.

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