XIV
À Bois-le-Roi
Le lendemain, une voiture de poste, traînée par deux chevaux vigoureux, traversait la ville d’Orléans pour aller rejoindre la route de Lyon. Elle emportait vers le Midi M. le marquis de Presle et sa compagne.
– Nous allons voir votre mère ? avait demandé Léontine.
– Non, pas encore, avait répondu Gontran ; ma mère est en ce moment chez sa sœur à Nérac, et ce n’est point là que je puis vous présenter à elle. En attendant qu’elle nous appelle, nous allons voyager et passer agréablement ce qu’on est convenu de nommer la lune de miel.
Ils traversèrent rapidement la France et, huit jours après leur départ du château, ils étaient en Italie.
– Ici, dit le marquis à la jeune femme, nous ne sommes plus à Paris, les volontés de ma mère cessent d’avoir leur effet, on t’appellera la marquise de Presle.
Toutefois, continua-t-il, si tu écris en France, n’oublie point que tu ne dois pas parler de notre union avant d’y avoir été autorisée par ma mère. Il y va de notre félicité pour l’avenir.
– Je n’ai que ma sœur, répondit-elle, et c’est à elle seule que j’écrirai quelquefois. Mais, sois tranquille, je ferai ce que tu voudras, je t’obéirai en tout, je veux garder mon bonheur.
Ils visitèrent la péninsule, puis ils pénétrèrent en Autriche par les gorges du Tyrol. Ce voyage était pour Léontine un enchantement continuel. Les jours passaient vite, elle ne s’en apercevait point. Elle était avec Gontran, elle ne désirait rien de plus, elle vivait de son amour.
Ils virent les principales villes d’Allemagne, de Bohême, de Hongrie et de Pologne. De Varsovie, ils partirent pour Pétersbourg. D’ailleurs l’hiver touchait à sa fin, et ils se risquaient à aller affronter les derniers vents glacés du Nord.
Ils étaient depuis huit jours dans la ville des czars, lorsque la nouvelle de la révolution de février leur arriva.
Comme Charles X et sa famille, Louis-Philippe et ses enfants fuyaient vers l’exil, chassés par la colère populaire.
La République venait d’être proclamée ; mais le vieux parti légitimiste, grisé d’illusions, préparait ses efforts en vue d’une restauration nouvelle. Pour lui, le moment était venu de remettre sur le trône pourri de Louis XV le dernier des Bourbons, unique héritier du roi Henri, le Vert-Galant.
En même temps, Gontran recevait une lettre de sa mère, lui disant de revenir à Paris immédiatement, afin de prendre la place qui lui appartenait dans les rangs de la noblesse.
Ils se mirent en route dès le lendemain, et dans les premiers jours de mars ils arrivèrent à Bois-le-Roi, près de Fontainebleau, où une jolie petite maison, entre cour et jardin, avait été louée et meublée pour la jeune femme, par les soins de l’indispensable Blaireau.
– Cette résidence est charmante, dit Léontine au marquis ; mais pourquoi n’allons-nous pas à Presle ? Malgré sa solitude et son grand silence, j’aime ce château de vos pères, Gontran ; c’est là qu’a commencé notre bonheur.
– Y songes-tu ? s’écria-t-il ; aujourd’hui, quand la tourbe plébéienne menace la France, tu voudrais que je te conduisisses dans un château où nous ne serions pas en sûreté !… Tu oublies donc les jours néfastes de 93 ?
– Oh ! les temps ne sont plus les mêmes, fit-elle.
– Qui peut le dire ? répliqua-t-il. La Révolution est comme la tempête, qui passe en brisant tout et que nul pouvoir humain ne peut arrêter ! Quand le peuple armé rugit encore, qui oserait répondre du lendemain ?
C’est ici, à l’abri des évènements fâcheux, que nous attendrons des jours meilleurs, le rétablissement de la tranquillité. Et comme on ne saurait trop avoir de prudence, pour ne pas éveiller l’attention sur nous, nous prendrons un vieux nom de ma famille : tu t’appelleras ici, pour tout le monde, madame Gauthier.
– Tu as toujours raison, dit-elle en se jetant à son cou. Et elle n’oublia pas sa réponse ordinaire :
– Je ferai ce que tu voudras.
Dès le lendemain de son installation à Bois-le-Roi, Léontine alla voir sa sœur. Cette joie lui manquait depuis longtemps. Angèle se jeta dans ses bras en pleurant.
– Ah ! dit-elle, si tu savais comme j’ai souffert ! J’ai cru que je ne te verrais plus.
– Enfant ! tu as pu supposer cela !…
– Tu étais si loin, si loin !
– Mais je t’écrivais souvent, tu recevais mes lettres !
– Oui ; mais des lettres ce n’est pas toi… Je t’aime tant, ma sœur chérie !
– Bon petit cœur ! Va, bientôt nous serons réunies et nous ne nous séparerons plus.
– Quel bonheur ! s’écria Angèle en essuyant ses jolis petits yeux. Je suis très bien à Saint-Denis, continua-t-elle, ces dames sont bonnes pour moi ; mais ne plus te quitter, être près de toi, toujours, voilà mon rêve !
– C’est aussi le mien, murmura Léontine.
– Depuis un an, reprit Angèle, tu n’as donc pas eu besoin d’argent ?
– Pourquoi me demandes-tu cela ?
– Parce que M. Aubry, le notaire d’Angers, est venu t’en apporter.
– M. Aubry est venu à Paris ? Tu l’as vu ?
– Oui. Il a aussi voulu te voir ; on lui a répondu que tu voyageais en Allemagne avec une riche famille.
– C’était la vérité, dit Léontine dont le visage devint pourpre.
– Enfin M. Aubry m’a dit qu’il tenait quinze cents francs à ta disposition.
– Je n’ai pas besoin de cette somme. Du reste, j’écrirai demain à M. Aubry pour le prier de capitaliser les intérêts des vingt ou vingt-deux mille francs de notre héritage, et cela jusqu’au jour de ton mariage, mon cher trésor. Ce sera ta dot.
– Mais toi, Léontine ? Tu ne penses pas à toi ?
– Laisse-moi faire. Ne suis-je pas ta mère ?
– Oh ! oui, ma mère chérie et adorée.
– Ainsi, tu m’entends, tout ce qu’il y aura chez M. Aubry le jour où tu te marieras sera à toi.
– Tu crois donc que je me marierai ? Je t’assure que je ne pense pas du tout à cela.
Léontine ne put s’empêcher de rire.
– Tu n’as pas encore onze ans, lui dit-elle en l’embrassant ; dans quelques années, tu seras une grande demoiselle et tes idées changeront. En attendant, continue à bien travailler et à te montrer reconnaissante et affectueuse pour tes excellentes maîtresses.
– Oui, je veux bien travailler, pour devenir instruite comme toi, et je veux toujours t’aimer !
Léontine se trouvait souvent seule à Bois-le-Roi. Le marquis, sous divers prétextes, était plus à Paris qu’auprès d’elle ; certainement, sa présence lui manquait ; mais elle avait foi en lui et ne s’inquiétait pas.
Cependant, après ce coup de tonnerre qui venait de mettre un trône en poudre, les esprits paraissaient s’être calmés, et la jeune femme devint plus pressante auprès du marquis pour le décider à déclarer officiellement leur union. À toutes les anciennes raisons qu’elle pouvait faire valoir, il s’en joignait une autre plus sérieuse encore : elle était enceinte. Pour l’enfant qu’elle allait mettre au monde, surtout, elle tenait à régulariser sa situation.
Gontran avait usé de toutes les défaites possibles, et ne savait plus quels motifs invoquer pour endormir la confiance de la jeune femme et la faire patienter.
Ses justes réclamations l’irritaient et lui agaçaient les nerfs ; mais il était obligé de dissimuler, de se contraindre pour ne pas amener une explosion de douleur et de larmes.
L’insurrection de juin vint à son secours et lui fournit de nouvelles raisons très plausibles pour renvoyer à une autre époque l’accomplissement de la fameuse promesse faite au nom de madame de Presle.
– Eh bien, que te disais-je ? lui dit-il, pendant que, sans trop savoir pourquoi, les Parisiens élevaient des barricades, et que le canon tonnait au milieu des rues.
– C’est vrai, répondit-elle, c’est vrai ; mais tu dois comprendre aussi que mon impatience est bien légitime.
– Sans doute. Malheureusement, voilà Paris abandonné pour plusieurs mois ; ma mère s’est retirée en Angleterre et ne reviendra guère en France avant la fin de septembre.
C’était faux, la marquise de Presle n’avait pas quitté Paris.
– À la fin de septembre, fit Léontine, je serai mère.
– Eh bien, répliqua le marquis en prenant un ton gai, ce sera une double présentation.
– J’aurais préféré que les choses se passassent autrement.
– Moi aussi ; mais nous ne pouvions pas prévoir les évènements.
Or, depuis quelque temps, madame de Presle, croyant ainsi mettre un terme aux folies de son fils, avait pris la résolution de le marier. Elle lui proposa mademoiselle Éléonore de Blancheville, jeune fille du meilleur monde, jolie, instruite, distinguée, enfin ce qu’elle avait trouvé de mieux dans la pléiade des filles à marier qu’elle connaissait.
La passion de Gontran pour Léontine n’était pas éteinte encore ; mais il sentait que la situation était trop tendue pour pouvoir se prolonger longtemps. Constamment obligé de dissimuler et de mentir, cette existence le fatiguait, l’énervait. S’il eût pu avouer franchement la jeune femme comme sa maîtresse, la produire devant ses amis, ce qui aurait flatté son amour-propre, il n’est pas douteux qu’il eût repoussé la proposition de sa mère.
Voulant en finir et comptant sur Blaireau pour arranger les choses à Bois-le-Roi, il acquiesça au désir de madame de Presle.
Le mariage eut lieu le 16 septembre.