XV
Le coup de foudre
Quatre jours après, Léontine mit au monde un petit garçon.
En l’absence du marquis, Blaireau accourut à Bois-le-Roi, après être convenu avec son maître de tout ce qu’il aurait à y faire.
Il apportait une somme de cinquante mille francs à la pauvre abandonnée, comme fiche de consolation, et le marquis, d’ailleurs très généreux et sachant payer ses plaisirs, promettait une autre somme égale.
Par les soins de Blaireau, l’enfant fut déclaré à l’état civil de père et de mère inconnus.
Ne voulant pas confier ce cher petit être à des mains étrangères, Léontine résolut de le nourrir de son sein malgré les observations de Blaireau à ce sujet.
La jeune femme s’étant étonnée de ne pas voir son Gontran, il lui répondit que le marquis avait été forcé de se rendre auprès de sa mère, prise d’une indisposition subite au moment où elle se disposait à quitter Londres pour revenir en France.
Au bout de huit jours, Léontine avait retrouvé ses forces et paraissait complètement rétablie.
– Mon Dieu ! disait-elle souvent, sera-t-il heureux quand il verra son fils ! Blaireau s’était installé à Bois-le-Roi, attendant le moment où la jeune femme serait assez forte pour supporter le coup terrible qui allait la frapper.
Et puis, il se plaisait là, près de cette adorable jeune femme, que plus d’une fois il avait enviée au marquis. Et maintenant qu’elle était pour ainsi dire à sa discrétion, quand il la regardait, ses petits yeux étincelaient et son regard d’orfraie n’avait rien de respectueux.
Un matin, un journal de Paris, vieux déjà de quinze jours, se trouva sous les yeux de Léontine. On l’avait placé avec intention sur la table à ouvrage près de laquelle elle avait l’habitude de s’asseoir.
Ses mains se crispèrent sur le journal et elle poussa un cri rauque.
Elle le prit machinalement, et comme, après le feuilleton, ce que les femmes recherchent le plus dans un journal, ce sont les nouvelles diverses, elle se mit à les lire.
Elle arriva à l’entrefilet suivant :
« Hier, à Saint-Germain-des-Prés, a été célébré le mariage de M. le marquis Gontran de Presle, un de nos gentilshommes les plus distingués, avec mademoiselle Éléonore de Blancheville, fille du comte de Blancheville, ancien pair de France. »
Il y avait encore une dizaine de lignes sur la généalogie des deux familles ; mais Léontine n’en lut pas davantage.
Un nuage passa devant ses yeux, ses mains se crispèrent sur le journal, et elle poussa un cri rauque.
Blaireau, qui guettait derrière la porte, attendant le moment de se montrer, entra aussitôt.
Léontine releva la tête, son regard était effrayant.
– Monsieur, dit-elle d’une voix étranglée, le doigt sur l’entrefilet fatal, là, là, avez-vous lu ?
– Oui, répondit-il, j’ai lu.
– Il y a donc deux marquis de Presle ?
– Je n’en connais qu’un seul.
– Et celui-là, celui-là qui vient de se marier ? s’écria-t-elle. Il eut le courage de répondre :
– C’est celui que nous connaissons.
Elle se dressa d’un bond. Roide et pâle comme un suaire, elle fit deux pas en criant :
– C’est impossible ! Vous mentez !
Puis elle murmura en pressant sa tête dans ses mains :
– Je ne comprends pas…
Blaireau se taisait ; lui, l’homme habile, il se trouvait pour la première fois peut-être fort embarrassé.
– Non ! non ! c’est impossible, insensé, reprit la jeune femme au bout d’un instant, nous ne sommes pas chez les Turcs ; les lois françaises ne permettent pas d’épouser deux femmes… Mes idées se troublent, il me semble que mon cœur se déchire ; mon Dieu, comme je souffre !
Mais dites-moi donc que ce journal s’est trompé, qu’il ment ! continua-t-elle en interpellant Blaireau. Et, d’ailleurs, ne m’avez-vous pas dit que Gontran était en Angleterre ?
– Oui, mais par son ordre je vous ai trompée ; le marquis n’a pas quitté Paris.
– Et sa mère, malade à Londres ?
– Ce n’était pas la vérité !
– Qu’est-ce que tout cela veut dire, mon Dieu ? Ma tête brûle, il y a du feu dedans… Où suis-je, où suis-je donc ?
– À Bois-le-Roi, et je suis près de vous pour vous soutenir, vous consoler, vous protéger…
– Vous ! vous ! me protéger ?… contre qui ? N’ai-je pas Gontran, mon mari ? Monsieur, je suis la marquise de Presle !
Pour un instant, elle oubliait l’article du journal. Malgré lui, Blaireau se sentit ému.
– Pauvre petite ! murmura-t-il.
– Vous avez dit, pauvre petite, fit-elle en marchant vers lui ; de qui parlez-vous, qui plaignez-vous ainsi ? Moi ! Je ne suis pas à plaindre… Je suis mère, j’aime mon mari, et Gontran reviendra.
Elle pressa une seconde fois sa tête dans ses mains.
Un peu de calme se fit dans son esprit tourmenté, sa pensée se dégageait plus nette, redevenait lucide. Elle se rapprocha de la table à ouvrage, reprit le journal, le regarda un instant, puis se laissa tomber sur un siège comme anéantie.
Monsieur, reprit-elle en se tournant vers Blaireau, vous êtes le notaire, l’homme de confiance du marquis de Presle, qu’avez-vous à me dire de sa part ? Parlez ! je crois être en état de vous écouter.
Elle paraissait très calme, mais ce qui se passait en elle était horrible.
Blaireau osa s’asseoir près d’elle.
– Soyez courageuse et forte, dit-il ; oui, je ne dois pas vous cacher la vérité plus longtemps, je vous la dirai… M. le marquis de Presle a dû céder aux ordres absolus de sa mère et il s’est marié.
Elle eut un tressaillement nerveux.
– Marié ! fit-elle. Oh ! cela dépasse mon entendement !… Mais il est mon mari, poursuivit-elle en changeant de ton, je suis sa femme !…
– Non, malheureusement.
– Non ! Vous dites non ! Mais vous étiez là, présent… Et c’est vous, le notaire, qui avez tout fait pour le mariage !
– C’est la vérité ; mais ce mariage est nul.
– Il y a donc des mariages qu’on peut annuler, monsieur ?
– Du moment qu’un mariage est faux, il est nul.
– Et vous prétendez que mon mariage est faux ? Mais il y a un acte, il y a un acte !
– Faux aussi. Du reste, par un ordre de M. le marquis, il a été immédiatement détruit.
– Et le maire, monsieur, et les témoins ?
– Le maire n’était pas un maire, et les témoins ont signé des noms de fantaisie.
– Ah ! reprit-elle sourdement en se tordant les bras de douleur, et cette infamie, ce crime sans nom, s’est accompli devant vous, un notaire !…
– Je ne suis pas notaire.
– Vous n’êtes pas notaire ! mais alors qu’êtes-vous donc ? s’écria-t-elle d’une voix terrible.
– Un malheureux qui se repent de vous avoir trompée… Mais, je vous le jure, je n’ai été que l’esclave trop docile du marquis de Presle.
Elle le couvrit d’un regard de colère et de dégoût.
Un tremblement convulsif secoua tout son corps et sa tête tomba sur sa poitrine. C’était un écrasement effroyable.
– Perdue ! perdue ! dit-elle d’une voix saccadée, je suis perdue ! Je me suis livrée moi-même aux misérables, aux infâmes, qui m’ont prise par le corps pour me rouler dans la fange infecte des filles déshonorées !… Horreur ! horreur partout ! Je m’épouvante de moi-même !…
Mon âme flétrie, mon cœur mis en lambeaux, ma jeunesse tuée, ma vie vouée à l’opprobre, ils ont fait tout cela !… J’étais une jeune fille heureuse, innocente et pure, maintenant je ne suis pas même une chose ! Et cela peut arriver… À quoi donc s’occupe la justice humaine !…
Dans son immense orgueil, l’homme prétend que Dieu l’a créé à son imago. Pourquoi les lions et les tigres et les loups et les hyènes aussi n’en diraient-ils pas autant ? Parmi tous les monstres et les bêtes immondes qui peuplent la terre, en est-il de plus méchants et de plus féroces que ces monstres humains ?…
« Ah ! mon bonheur !… Ah ! mon avenir !… Chimères !… Est-ce donc pour cela que Dieu m’a mise au monde ! Ah ! il eût mieux fait de me laisser dans le néant où des lâches m’ont fait rentrer ! »
Elle se tut ; sa tête se redressa lentement, ses yeux étaient secs et brillaient d’un éclat étrange.
– Vous êtes encore là, vous ? reprit-elle en se tournant vers Blaireau ; eh bien, contemplez votre victime, admirez votre ouvrage !
– Oui, répondit-il, je reste près de vous, parce que je ne peux pas vous abandonner dans l’état où vous êtes.
– Il est trop tard, monsieur, trop tard pour avoir pitié de moi !
– Et cependant je vous plains, et je donnerais ma vie pour réparer le mal qu’on vous a fait. Envers vous, il n’y a qu’un seul et grand coupable, c’est le marquis de Presle. Il vous aimait, je le crois ; mais son amour ou sa passion ne saurait l’excuser à mes yeux.
Écoutez-moi, tout à l’heure vous parliez de votre existence brisée, de votre bonheur et de votre avenir perdus… Eh bien, si vous le voulez, vous retrouverez tout cela.
– Toujours le mensonge ! murmura-t-elle.