XIII - Le mariage

1387 Words
XIII Le mariage À onze heures vingt minutes, la chaise de poste qui amenait à Presle Léontine et le faux notaire entrait par la grille d’honneur dans la cour du château. Le marquis accourut au-devant de la jeune fille et l’aida à descendre de la voiture. – Enfin, vous voilà, lui dit-il en lui tendant la main ; venez vite, le déjeuner nous attend. Il la conduisit dans une salle où une table était dressée avec trois couverts seulement. Blaireau les avait suivis en trottinant. Ils se mirent à table, Léontine à côté du marquis, Blaireau en face d’eux. Un domestique assez gauche, et qui ne devait pas être depuis longtemps au château, faisait le service. Blaireau prouva qu’on peut être un gredin sans pour cela perdre l’appétit. Il ne mangeait pas, il dévorait. Le repas fut silencieux. Léontine et Gontran se regardaient, se parlant avec les yeux, et l’autre ne pouvait rien dire, parce qu’il avait toujours la bouche pleine. Sur les instances du marquis, Léontine consentit à s***r une aile de poulet ; elle mouilla ses lèvres dans un verre d’excellent pomard, d’un âge respectable, qui avait arraché à Blaireau cette exclamation : – Divin nectar ! Ils achevaient de prendre le café, lorsqu’un autre domestique ouvrit une porte et annonça à M. le marquis que M. le maire et les témoins attendaient. – L’heure est venue, ma Léontine adorée, dit le marquis ; dans un instant nous serons unis, unis pour la vie ! Elle mit sa main dans la sienne, et avec un regard brûlant d’amour : – Gontran, je vous aime, répondit-elle, et je suis bienheureuse ! – Très touchant ! fit Blaireau en ayant l’air d’essuyer une larme. Ils passèrent aussitôt dans la salle préparée pour le mariage. C’était une pièce rectangulaire, éclairée par quatre fenêtres donnant sur le parc. Tout autour, comme décoration, des panneaux peints de deux mètres de hauteur représentaient des dames en costume de cour et des chevaliers armés en guerre. Sur une grande table, couverte d’un tapis vert, on voyait un registre, un encrier de porcelaine et des plumes. – Mademoiselle, lui dit-il, je viens vous trouver de la part de M. le marquis. Le maire, qui s’était levé pour saluer les futurs, se tenait d’un côté de la table, les reins ceints de l’écharpe tricolore. Il avait à la main un livre d’une épaisseur inusitée, sur la tranche duquel on voyait reproduites les couleurs de l’écharpe. Ce livre était la réunion des codes français. Le maire était assisté du secrétaire de la mairie. Ce dernier avait sous les yeux un dossier assez volumineux qu’il paraissait examiner avec beaucoup de soin. En face de ces deux hommes, de l’autre côté de la salle, on avait placé deux fauteuils. Près de là, quatre hommes s’étaient mis sur un seul rang pour saluer les nouveaux venus. C’étaient les témoins. – Monsieur le marquis, mademoiselle, dit le maire, veuillez-vous asseoir dans ces fauteuils ; vous, messieurs les témoins de M. le marquis, à sa droite, ceux de mademoiselle à gauche. Tout le monde s’étant assis, à l’exception de Blaireau, qui se tenait debout derrière les deux fauteuils, le secrétaire de la mairie fit la lecture de l’acte de mariage, d’une voix traînante et flûtée. Les témoins portaient des noms sonores : l’un était le prince Crubello, et les autres deux comtes et un baron. Après la lecture de l’acte, le maire se leva, ouvrit le Code au chapitre des droits respectifs des époux, et lut les articles 212 et suivants du Code civil : « Les époux se doivent mutuellement fidélité, etc. » Puis, d’une voix lente et grave, ainsi que le veut la solennité de la loi : – Louis-Charles-Gontran, marquis de Presle, vous consentez à prendre pour femme et légitime épouse Eugénie-Léontine Landais, ici présente ? – Oui, répondit le marquis d’une voix assurée. – Et vous, Eugénie-Léontine Landais, vous consentez à prendre pour mari et légitime époux Louis-Charles-Gontran, marquis de Presle, ici présent ? – Oui. – Au nom de la loi, Louis-Charles-Gontran, marquis de Presle, et Eugénie-Léontine Landais sont unis par le mariage. – Madame la marquise, dit le secrétaire en présentant une plume à la jeune femme, veuillez signer. Ce nom et ce titre qu’on lui donnait pour la première fois lui causèrent une émotion extraordinaire. Elle signa d’une main tremblante, puis, quand elle se retourna pour tendre la plume au marquis, rien ne pourrait rendre l’expression de tendresse et de reconnaissance infinies qui éclata dans son regard. Toutes les signatures données, le marquis tira de sa poche une bourse pleine, et la posa sur la table en disant : – Monsieur le maire, je vous prie de vouloir bien distribuer cet argent aux pauvres de la commune, au nom de la jeune marquise de Presle. Ensuite il donna une poignée de main à chacun des témoins, offrit son bras à Léontine et sortit avec elle. À peine la porte s’était-elle fermée qu’un formidable éclat de rire retentit derrière eux. – Messieurs, dit Blaireau, la chose s’est très bien passée, et tous vous avez été parfaits. Toi, continua-t-il en frappant sur l’épaule de l’individu en écharpe, tu seras un jour maire de ton village. – En attendant, répondit celui-ci, quand j’ai lu les articles du Code, j’ai senti des gouttes de sueur froide qui me coulaient dans le dos. Je pensais que, dans ce même livre il y a d’autres articles qui parlent de la prison et des galères… Blaireau haussa les épaules. – Il est lugubre ! dirent les autres. – Il noiera tout cela tantôt dans une coupe de Champagne, répliqua l’agent du marquis. Il prit la bourse laissée sur la table par ce dernier et la pesa dans sa main. – Elle est lourde, reprit-il en riant ; allons, le marié fait bien les choses ! Mes agneaux, vous allez pouvoir vous livrer ce soir à une orgie de mets excellents et de vins exquis. – Serez-vous des nôtres ? – Jusqu’à ce soir ma présence peut être nécessaire ici, et comme je quitterai tard mes tourtereaux, je n’arriverai pas à Paris assez tôt pour vous voir ivres-morts rouler sur la table du festin. Le marquis et Léontine se promenaient dans les allées du parc. Rougissante et gracieuse, elle s’appuyait au bras du jeune homme ; elle ne cherchait pas à cacher le bonheur qui inondait son cœur. Gontran souriait et la dévorait du regard. Par moments, ils s’arrêtaient pour s’enlacer dans une étreinte amoureuse. – C’est donc vrai ! disait-elle, je suis votre femme, mon Gontran bienaimé ! J’ai le droit de vous dire et de vous répéter sans cesse que je vous aime ! Votre titre ne m’a jamais éblouie, croyez-le ; si je suis si heureuse, c’est parce que je suis à vous pour vous aimer uniquement. « Oh ! tenez ! il me semble que je fais un rêve merveilleux, et j’ai peur de me réveiller ! Mais non, je ne rêve pas : je vois le château, ces grands arbres qui nous protègent de leur ombre, ma main est dans la vôtre, vos regards me disent votre amour, et aux battements de mon cœur répondent ceux du vôtre ! Nous sommes l’un à l’autre et vous m’aimerez toujours !… D’autres femmes vous ont aimé déjà, sans doute, oh ! mais moins que moi, Gontran, j’en suis sûre ! Aimer, quelle bonne et douce chose ! C’est un ravissement continuel. Il semble qu’il n’y a plus qu’un seul être sur la terre, que le reste du monde n’existe plus ! Ah ! Gontran, Gontran, je suis trop heureuse !… » Le marquis se roidissait contre toutes sensations intérieures trop vives ; mais ces démonstrations naïves d’un amour si suave et si pur portaient le trouble dans son âme. Peut-être était-il honteux de l’infâme comédie qui venait de se jouer pour lui livrer, pleine de confiance, cette adorable créature qu’il allait précipiter lâchement dans un abîme sans fond de douleurs et de désespoir. Mais un premier crime était accompli, et le marquis avait la conscience trop facile pour reculer devant le second, qui lui assurait la possession de l’objet de ses convoitises brutales. Après tout, qu’était-ce pour lui que la vie de cette jeune fille, perdue, anéantie ? Une de plus jetée dans la masse des malheureuses, voilà tout ! Il faut que les grands seigneurs s’amusent, et les filles du peuple sont faites pour leurs plaisirs. Ce charmant marquis ne se gênait pas pour ressusciter à son profit des maximes odieuses qu’il exhumait d’un passé plus odieux encore. Après le départ de ses acolytes, Blaireau vint rejoindre les promeneurs. Le marquis et lui échangèrent un regard. Celui de Blaireau venait de dire : – Ils sont partis. J’ai pensé à tout, soyez tranquille. À cinq heures, on se mit à table. Comme le matin, il n’y avait que trois couverts. Léontine ne put s’empêcher de demander : – Et ces messieurs, nos témoins, où sont-ils ? – Ils ont été forcés de repartir immédiatement pour Paris, répondit le marquis. À six heures, Blaireau prit congé de ses mariés en adressant de nombreux saluts à celle qu’il appelait sans rire madame la marquise. – Enfin ! s’écria le marquis en prenant Léontine dans ses bras, maintenant vous êtes toute à moi ! Elle laissa tomber languissamment sa tête sur la poitrine du marquis.
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