XII
Un faux notaire
Le marquis de Presle, qui ne se piquait pas d’être bien sévère sur le choix de ses fréquentations, et qu’on rencontrait plus souvent dans les coulisses de l’Opéra et les boudoirs des femmes galantes que dans le salon de madame sa mère, avait entendu parler plusieurs fois d’un individu nommé Blaireau comme d’un homme très adroit et très rusé, se mêlant à toutes sortes de tripotages, et peu scrupuleux sur les moyens de gagner de l’argent.
Il se fit donner son adresse et se décida à lui faire une visite. La conférence fut longue. Au bout de deux heures, lorsque le marquis quitta l’homme d’affaires, il avait le teint très animé, et, dans le regard, des lueurs étranges.
Trois jours après, le matin, le susdit Blaireau se présenta chez Léontine.
Pour la circonstance il avait endossé l’habit noir des grands jours et, dans le petit espace qui séparait sa tête de ses épaules, il avait enroulé une cravate blanche. Une serviette d’officier ministériel sous son bras complétait sa tenue.
Ayant salué la jeune fille avec les marques d’un profond respect :
– Est-ce à mademoiselle Léontine Landais que j’ai l’honneur de parler ? demanda-t-il.
– Oui, monsieur.
Blaireau fit un nouveau salut à angle droit.
– Mademoiselle, reprit-il, je suis le notaire de M. le marquis de Presle. M. le marquis m’a fait part de son intention de vous épouser. Je ne vous cacherai pas que, possédant toute la confiance de madame la marquise de Presle, j’ai cru devoir faire à son fils des observations respectueuses pour le détourner d’un projet qui détruit certaines espérances dont madame la marquise a bien voulu me confier le secret ; mais je me suis heurté à une volonté inébranlable. C’est un grand amour que M. le marquis a pour vous, mademoiselle ; j’ai compris que les plus beaux raisonnements du monde ne pourraient rien contre lui ; M. le marquis m’a prouvé que son bonheur dépendait de cette union, je me suis laissé convaincre, et j’ai accepté la mission de venir vous trouver de sa part pour avoir votre consentement.
Les yeux de Léontine s’étaient mouillés de larmes.
– Je remercie M. le marquis, dit-elle d’une voix tremblante ; mais je ne consentirai jamais à devenir sa femme contre la volonté de sa mère.
– C’est juste, je ne vous ai pas dit encore… Ce consentement de madame la marquise, nous l’avons.
– Ah ! fit la jeune fille tout étourdie.
– Il a été dur à obtenir ; mais M. le marquis a prié, supplié, la marquise s’est attendrie, – elle adore son fils, – et enfin, en y mettant certaines conditions, elle a consenti.
– Quelles sont ces conditions, monsieur ?
– Madame la marquise veut ne blesser ni ne mécontenter aucun membre de sa famille. La noblesse a toujours ses préjugés, et la marquise en tient encore assez compte pour vouloir les respecter chez les autres. Elle demande donc que tout se fasse sans bruit, et que le mariage civil soit célébré en présence des quatre témoins seulement. Elle ne veut l’annoncer officiellement à ses parents et à ses amis que lorsque ce sera un fait accompli et après les avoir préparés à cette grande surprise.
– Et la cérémonie religieuse, monsieur ?
– Oh ! nous en avons longuement parlé… Tout a été convenu. Elle ne se fera pas immédiatement, parce que madame la marquise désire qu’elle ait lieu avec une grande pompe. Ce jour-là, vous serez présentée à toute la famille réunie.
Léontine avait baissé la tête et réfléchissait. M. Blaireau s’agita sur son siège avec inquiétude. Eh bien ? interrogea-t-il au bout d’un instant. La jeune fille releva la tête.
– Verrai-je madame de Presle ? demanda-t-elle.
– Certainement.
– Quand lui serai-je présentée ?
– Mais tout de suite après le mariage.
– Pourquoi pas avant ?
M. Blaireau se trouva un moment embarrassé.
– Une idée de grande dame, fit-il. Elle vous connaît par tout le bien que son fils lui a dit de vous. « Je crois cette jeune fille tout à fait digne de toi, a-t-elle dit au marquis, cela me suffit pour le moment. Dès qu’elle sera ta femme, je lui ouvrirai les bras. » Madame la marquise va partir pour une de ses terres, dans le Midi, et c’est là que M. le marquis et vous irez la rejoindre.
Tout cela ne satisfaisait pas entièrement ; Léontine, mais elle sentait qu’elle n’avait pas le droit de se montrer trop exigeante. Le consentement de madame de Presle, obtenu pour le mariage, n’était-ce pas énorme ? D’ailleurs, elle ne raisonnait plus. Elle n’était pas éblouie par le mirage des grandeurs et de la fortune, mais elle aimait Gontran et déjà son cœur se fondait dans un idéal de bonheur.
– Je ferai ce que voudra M. le marquis de Presle, dit-elle d’une voix presque éteinte…
Un éclair de joie jaillit des yeux de l’agent du marquis.
– M. de Presle, reprit-il, m’a chargé de tout préparer pour que votre mariage ait lieu promptement ; je vais donc agir sans perdre de temps. Nous avons les publications légales. Pour cela, j’aurai besoin de divers papiers. Avez-vous un extrait de votre acte de naissance ?
– Oui, monsieur.
– Vous allez me le remettre. Il me faut aussi l’acte de décès de votre père, de votre mère…
– Je ne les ai pas…
– Cela ne fait rien, je me les procurerai, vous n’aurez à vous déranger en rien. Dans quinze jours, toutes les formalités auront été remplies.
J’oubliais… Je suis chargé de vous remettre ceci, trois billets de mille francs ; c’est un premier cadeau de madame la marquise, pour acheter vos robes, vos chapeaux, enfin ce qui vous est actuellement le plus nécessaire.
– M. le marquis sait que je puis disposer de la moitié d’une somme de vingt mille francs placée chez un notaire d’Angers.
– Je ne savais pas cela ! pensa Blaireau. Et il reprit tout haut :
– M. le marquis tient absolument à ce que vous ne touchiez pas à cet argent. Il vous recommande aussi de n’annoncer votre mariage à qui que ce soit. Cela contrarierait vivement madame la marquise, et son fils veut respecter ses volontés.
La jeune fille aurait pu lui répondre que les publications d’un mariage sont précisément faites pour le faire connaître ; mais elle ne pensa pas à cela.
M. Blaireau se leva pour se retirer. Léontine lui remit son acte de naissance.
– Je reviendrai dans le courant de la semaine, lui dit-il, pour vous faire savoir ce que j’aurai fait. Du reste, il est probable qu’aujourd’hui même ou demain vous verrez M. le marquis.
Il sortit enchanté de son succès et enthousiasmé de lui-même.
– Ce n’est pas plus malin que ça ! se dit-il quand il fut dans la rue ; allons, Paris est une bonne ville, j’y ferai ma fortune !
Pendant les jours suivants, Léontine s’occupa de ses toilettes. Elle consulta Gontran sur le choix des étoffes, la coupe et la façon des robes ; elle suivit ses conseils, excellents d’ailleurs, car le marquis était un homme de goût fort expert sur toutes les choses de l’élégance.
La dernière élève de la jeune fille venait de partir à son tour pour la campagne ; elle n’eut pas à s’excuser d’être forcée d’interrompre ses leçons.
Malgré ses occupations, et nous pouvons le dire, ses préoccupations, elle n’oublia point sa jeune sœur. Elle fit deux fois le voyage de Saint-Denis pour aller l’embrasser et lui porter de petits cadeaux. Mais, pas plus à l’enfant qu’à ses anciennes institutrices, elle ne parla de l’évènement qui se préparait pour elle. Elle obéissait à Gontran.
Malgré son jeune âge, Angèle devina pourtant que quelque chose d’extraordinaire se passait dans l’existence de sa sœur ; elle remarqua aussi que Léontine, toujours bonne et affectueuse, il est vrai, l’embrassait plus fort et plus longuement que d’habitude.
On arriva à la veille du grand jour. Léontine attendit Gontran. C’est Blaireau qui vint.
– Mademoiselle, lui dit-il, je viens vous trouver de la part de M. le marquis, qui a été obligé de partir il y a deux heures.
– Comment ! que voulez-vous dire ? s’écria la jeune fille.
– Rassurez-vous, répondit-il en souriant, M. le marquis n’est pas bien loin de Paris et il s’occupe de votre bonheur. Il a craint que des ordres qu’il a donnés fussent mal exécutés, et il est allé s’assurer de leur complète exécution.
« M. le marquis n’est pas sans vous avoir dit qu’il est né à Presle, village à quelques lieues d’Orléans. C’est là, au château même de ses pères, qu’il a décidé que se ferait votre mariage. Le maire de Presle est prévenu, les témoins arriveront demain matin, et nous-mêmes devons être au château avant midi, car j’ai promis à M. le marquis de vous accompagner. En cette grave circonstance, si vous le voulez bien, mademoiselle, j’aurai l’honneur de vous servir de père. »
Les yeux de Léontine se remplirent de larmes.
Était-ce au souvenir de son père, mort au champ d’honneur ?
– Pourquoi ne pas nous marier à Paris ? fit-elle.
– C’est ce que j’ai pris la liberté de dire à M. le marquis, répondit Blaireau. Mais il m’a rappelé que c’était l’usage, dans les grandes familles nobles, de se marier dans le château des ancêtres.
La jeune fille ne fit plus d’objections.
– À quelle heure dois-je être prête demain matin ? demanda-t-elle.
– La chaise de poste sera à votre porte à cinq heures et demie ; je viendrai moi-même pour vous prendre avant six heures, car si nous ne voulons pas être en retard il faut qu’à six heures nous franchissions la porte de Choisy.
– Je vous remercie, monsieur, je serai prête à partir à cinq heures et demie.