XI
Le loup et la brebis
Quelques jours après, un commissionnaire lui apporta un magnifique bouquet.
Les fleurs sont encore rares au mois d’avril, il avait dû coûter très cher. Elle n’eut pas besoin de demander d’où lui venait ce présent, son cœur avait déjà nommé Gontran.
Mais pourquoi lui envoyait-il un bouquet ?
Après avoir réfléchi un instant, elle remarqua que le lendemain était le 19 du mois, fête de saint Léon. Deux larmes roulèrent dans ses yeux. Elle renvoya le commissionnaire et garda le bouquet. Pour le conserver plus longtemps, elle lui mit le pied dans l’eau. En s’extasiant sur la beauté des fleurs, elle découvrit un billet roulé dans la corolle d’un camélia. Elle l’ouvrit d’une main tremblante.
Dans des termes respectueux, Gontran se plaignait doucement de ne pas avoir reçu de réponse à sa première lettre ; il lui parlait encore de son amour, lui renouvelait l’assurance de son dévouement, et il ajoutait que le bouquet était la preuve qu’il pensait sans cesse à Léontine.
Elle se demanda ce qu’elle devait faire. Elle hésita longtemps. Enfin elle écrivit à Gontran pour le remercier de son envoi. Elle copia l’adresse écrite au bas de la lettre et du billet. Pourtant, elle fit cette remarque que Gontran n’était qu’un nom de baptême. Néanmoins, la lettre partit.
Elle n’avait personne pour la conseiller, elle obéissait à un sentiment de son cœur, incapable, d’ailleurs, de l’avertir d’un danger, elle croyait bien faire.
Le lendemain, Gontran se présenta chez elle. Il vit la rougeur de ses joues, devina son émotion et s’en réjouit. Il était spirituel, il causait bien. Sa parole facile et entraînante la captiva. Elle lui permit de revenir, il profita de l’autorisation et revint tous les jours.
Léontine agrandissait le domaine de ses illusions.
Un dimanche, elle accepta l’offre de son bras pour faire une promenade à pied, au milieu de la verdure et des fleurs, aux environs de Paris. Mais on rentra de bonne heure, le soir, et Gontran dut la quitter dans la rue, à la porte de sa maison.
Il se mordit les lèvres de dépit et de colère. Il avait compté sur un triomphe facile, et il trouvait une résistance qu’il rencontrait pour la première fois. Le roué, le débauché, l’homme qui ne croyait à rien, était moins fort que l’innocence d’une enfant. Il en était réduit, depuis deux mois, à lui faire sa cour niaisement, comme un faiseur d’élégies. Son amour-propre en était violemment irrité.
Mais il s’était dit : « Je la veux ! » Et à tout prix elle devait être à lui.
Dans une de leurs causeries, Léontine lui avait témoigné le désir de connaître son nom et sa position.
Il lui dit le premier nom venu, puis il se fit passer pour un employé d’un ministère ayant déjà quatre mille francs d’appointements. Elle le crut.
Une autre fois qu’il se répandait en protestations de dévouement et d’un amour sincère, elle lui répondit :
– Monsieur Gontran, je sens que je vous aime ; je vous crois bon, honnête et loyal ; je consens à porter votre nom, je serai votre femme quand vous le voudrez.
Si ignorante qu’elle fût, elle savait que la femme ne peut se donner, honnêtement, à l’homme qu’elle aime, en dehors de cette institution devenue une loi civile, qu’on nomme le mariage.
Une après-midi, par un temps superbe, Léontine, venant de donner une leçon, descendait lentement l’avenue des Champs-Élysées.
Tout à coup, dans une calèche armoriée, attelée de deux chevaux superbes, elle reconnut Gontran. Il était assis à côté d’une femme âgée et d’un grand air.
Dans une calèche armoriée, elle reconnut Gontran.
C’est à travers un nuage qui passa devant ses yeux qu’elle entrevit l’écusson de la voiture et les chapeaux galonnés du cocher et des deux laquais.
Son cœur se serra douloureusement, et elle resta un instant immobile sans pouvoir faire un pas.
La calèche filait vers l’Arc de l’Étoile.
– Qu’est-ce que cela signifie ? se demanda la jeune fille, m’aurait-il donc trompée ?… Oh ! il faut que je sache ! s’écria-t-elle.
Elle avait heureusement un peu d’argent dans sa poche. Elle aperçut un coupé de remise qui descendait tranquillement l’avenue. Le cocher cherchait une pratique. Elle lui fit signe d’arrêter et elle se jeta éperdue dans la voiture.
– Où allons-nous ? demanda le cocher.
– Nous allons attendre ici.
– Longtemps ?
– Je ne sais pas.
– Drôle de petite dame, murmura le cocher, mais jolie à croquer tout de même !
Il descendit de son siège, prit un sac dans le coffre de sa voiture et offrit à son cheval le plaisir de broyer quelques poignées d’avoine.
Cachée dans un coin du coupé, la jeune fille guettait la descente des équipages.
Elle attendit une heure. Le cocher était remonté sur son siège, le cheval restauré piaffait d’impatience et son maître maugréait, envoyant au diable sa singulière pratique.
Enfin la voix de la jeune fille se fit entendre. Elle disait au cocher :
– Suivez cette voiture de maître qui a deux laquais derrière.
– Compris ! fit le cocher.
Puis tout bas :
– Eh ! eh ! une aventure… Très drôle ! La voiture partit.
Rue Saint-Dominique-Saint-Germain, Léontine vit la voiture de maître entrer dans la cour d’un hôtel. Se trouvant suffisamment renseignée pour le moment, elle donna l’ordre au cocher de la conduire chez elle.
Le lendemain, seule et à pied, elle revint rue Saint-Dominique. Elle n’eut pas de peine à découvrir que l’hôtel qu’elle désigna était celui de madame la marquise de Presle, qui y demeurait avec son fils unique, le marquis Gontran de Presle.
Elle revint chez elle honteuse, désolée, se roidissant contre sa douleur pour ne pas pleurer dans la rue. Il lui semblait qu’elle n’avait plus de courage, que toutes ses forces étaient brisées et qu’elle s’ensevelissait dans un immense écroulement.
En rentrant, elle tomba sur un siège, inerte, comme une masse, et elle pleura.
Le soir, Gontran vint, souriant, paraissant heureux comme toujours.
Elle ne lui dit rien ; il s’assit un peu étonné, puis il la regarda. Elle était pâle, elle avait les yeux rouges ; il fut inquiet.
– Léontine, qu’avez-vous ? lui demanda-t-il.
– Monsieur, dit-elle, j’allais vous écrire ce soir pour vous prier de ne plus revenir ici, mais puisque vous voilà, ma lettre devient inutile. Vous m’avez indignement trompée, reprit-elle d’une voix accablée. Dans quel but, je l’ignore, je ne veux pas le savoir. Vous savez qui je suis, je vous ai raconté ma vie tout entière, et cela ne vous a rien dit… Que vous ai-je fait pour me vouloir du mal ? Oh ! votre conduite a été bien cruelle, monsieur, bien cruelle.
– Mais que vous ai-je fait ? Que voulez-vous dire ?
– Que votre présence ici est un mensonge ! Que vous n’êtes pas un employé de bureau, mais le marquis de Presle !
Le jeune homme bondit sur son siège.
– Comment savez-vous ?… balbutia-t-il.
– Qu’importe, puisque je sais… Je n’ai plus rien à vous dire, monsieur, vous pouvez vous retirer.
Il feignit d’être en proie à une vive douleur, des larmes même lui vinrent aux yeux.
– Mais vous savez bien que je vous aime ! s’écria-t-il. Oui, c’est vrai, je ne vous ai pas dit la vérité, je vous ai caché mon nom… mais c’est là encore une preuve de mon amour. J’ai voulu être à vos yeux un employé pour ne pas vous effrayer par mon titre et, je vous le jure, dans la seule crainte d’être repoussé.
– Oh ! vous n’auriez jamais franchi le seuil de ma porte si je vous eusse connu !
– Eh bien, vous le voyez, vous me donnez raison. Et maintenant que vous savez tout…
– Nous nous voyons pour la dernière fois, l’interrompit-elle.
– Ah ! à votre tour vous êtes cruelle.
– Ma conscience est honnête, monsieur le marquis, répliqua-t-elle avec dignité, et l’honnêteté me garde ! Entre la pauvre fille, qui ne possède que son éducation et le souvenir des vertus de sa mère, et vous, monsieur le marquis de Presle, il y a un abîme que ni vous ni moi ne pouvons franchir. Je ne saurais m’élever jusqu’à vous, vous ne pouvez descendre jusqu’à moi.
– Pourquoi ? Léontine, m’aimez-vous toujours ?
– Ne me demandez pas cela, monsieur, je n’en sais plus rien !
– Ah ! tenez, je suis bien coupable ; vous valez mille fois mieux que moi, et je vous demande pardon, pardon à genoux !…
Joignant l’action à la parole, il s’agenouilla devant elle, lui saisit les mains et les baisa avec transport.
– Mais que pensez-vous donc de moi ? s’écria-t-elle éperdue. Oseriez-vous supposer que je puisse devenir votre maîtresse ?
– Non ! répondit-il d’un ton pénétré, non, mais ma femme. Elle poussa un cri, qui n’était peut-être que de la stupeur.
– Votre femme ! répéta-t-elle. Vous n’êtes plus l’employé du ministère, je ne veux plus vous voir.
– Cela sera, pourtant ; j’aurai une lutte à soutenir, de nombreux préjugés à combattre, à vaincre… mais pour vous posséder je ne reculerai devant rien, je briserai tous les obstacles.
Il s’élança vers la porte et lui cria en sortant :
– À bientôt !
La jeune fille leva les yeux vers le ciel en disant :
– Ma mère, ma mère, protégez-moi !