X - Les orphelines

1372 Words
X Les orphelines En 1837, au mois d’octobre, un officier français d’un régiment de ligne tomba dans une rue de Constantine, frappé en pleine poitrine par une balle arabe. Le jeune lieutenant était depuis deux mois seulement en Algérie. Il se nommait Landais. Au moment de mourir, entre les bras d’un de ses compagnons d’armes, il arracha la croix d’honneur attachée sur sa poitrine et la tendit à son ami en lui disant : – Si, plus heureux que moi, tu revois un jour la France, tu iras trouver ma femme, ma pauvre Julie, et tu lui remettras de ma part cette croix, que j’étais si fier d’avoir méritée pour elle, et ce bout de ruban taché de mon sang. « Tu lui diras que je suis mort de la mort des braves, que mes dernières pensées sont été pour elle, pour ma petite fille chérie qui n’a que huit ans, et pour notre autre enfant qui n’est pas né encore ! Oui, tu lui diras tout cela, et tu l’embrasseras pour moi, et comme alors il y aura deux enfants, tu les embrasseras tous les deux. Et puis tu ajouteras : – C’est dans mes bras que Landais a rendu le dernier soupir ; j’ai recueilli les derniers mots qu’ont prononcés ses lèvres : Julie… Léontine !… » La tête du blessé se renversa en arrière. Il était mort ! Un mois plus tard, la veuve du lieutenant Landais, qui demeurait à Paris, rue de Savoie, devint mère une seconde fois et mit au monde une deuxième petite fille à qui ou donna le prénom d’Angèle. Avec deux jeunes enfants, madame Landais allait se trouver dans une position bien difficile. Du côté de son mari comme du sien, elle n’avait plus que des parents éloignés et qu’elle connaissait à peine. Elle était donc absolument seule et ne devait compter que sur elle-même. Il est vrai que sa dot, produit d’un petit bien qu’elle possédait en Anjou, et qu’elle avait vendu au moment de son mariage, était à peu près intacte ; mais avait-elle le droit d’y toucher ? Ne devait-elle pas, au contraire, conserver ce petit capital avec le plus grand soin, pour aider plus tard à l’établissement de ses filles ? Heureusement, d’anciens camarades de son mari s’intéressèrent à elle. Le sentiment de fraternité a toujours été en honneur parmi les officiers français. Sur la recommandation du maréchal Vallée, gouverneur de l’Algérie, la veuve du lieutenant Landais obtint un petit bureau de tabac, et, quelque temps après, sa fille aînée était admise dans la maison d’éducation de Saint-Denis. Dès lors elle fut rassurée sur son sort et celui de ses enfants. Avec le produit de son bureau de tabac et la rente de son argent, placé par les soins d’un notaire, elle pouvait vivre. Malheureusement, elle ne devait pas jouir longtemps de cette aisance relative. Quelques années s’écoulèrent. Depuis longtemps elle allait en s’affaiblissant chaque jour. Un matin, elle fut forcée de garder le lit. Elle comprit que sa fin était prochaine. Léontine accourut de Saint-Denis au chevet de sa mère. Le lendemain, la veuve était dans un état désespéré. À un moment, elle entoura de ses bras ses deux enfants, qui pleuraient très fort et elle leur dit : – L’heure de notre séparation approche ; mon cœur se brise à cette pensée que je vous laisse si jeunes dans la vie. Oui, Dieu me rappelle trop tôt à lui ; mais j’ai confiance en sa bonté, il veillera sur vos têtes si chères. Mes enfants, mes filles adorées, aimez-vous toujours, ne vous quittez jamais ! Léontine, tu vas devenir la protectrice, le soutien, la mère de ta jeune sœur ; c’est une tâche bien lourde que je confie à ta jeunesse ; mais promets-moi de la remplir. – Oh ! ma mère, je vous le jure, s’écria la jeune fille en sanglotant. – Toi, Angèle, reprit la mourante en serrant l’enfant sur son sein, tu aimeras ta sœur et tu lui obéiras en tout ; souviens-toi que je lui cède aujourd’hui toute mon autorité sur toi. La petite fille ne répondit pas ; mais cette scène l’impressionnait vivement. Elle se pencha sur les mains unies de sa mère et de sa sœur, et les couvrit de baisers et de larmes. Ensuite, la veuve pria sa fille aînée de lui donner la croix d’honneur, qui lui avait été pieusement rapportée d’Afrique un an après la mort de son mari. Elle regarda un instant cet emblème de bravoure et de loyauté, ce dernier souvenir, puis elle le porta à ses lèvres. Elle le plaça ensuite sur sa poitrine, à la place de son cœur, et le tint serré contre elle. Ces derniers mots furent ceux-ci : – Mes chères filles, n’oubliez jamais mes paroles. Joie, chagrin, fortune ou pauvreté, partagez toujours. Elle mourut. Léontine avait seize ans, sa sœur pas encore huit. Comme l’avait dit la mère mourante, la tâche confiée à sa fille aînée était lourde. Elle pouvait rester encore à Saint-Denis ; mais elle préféra en sortir immédiatement afin de céder sa place à sa sœur. Elle parvint, en effet, à la faire admettre au nombre des pensionnaires de la Légion d’honneur, mais la concession du bureau de tabac lui fut retirée. On voit rarement les plus méritants favorisés des grâces souveraines. Les intrigants se substituent aux droits du mérite, et la médiocrité occupe la place du talent. Il y a longtemps que cela est ainsi, et nous ne voyons pas que les choses doivent changer bientôt. Paris est la ville des grandes ressources ; mais il n’est pas toujours facile à une jeune fille de seize ans de s’y créer des moyens d’existence honorables. Dès les premiers jours, Léontine se trouva en présence de grandes difficultés matérielles. Toutefois, elle examina la situation avec calme et ne se sentit pas effrayée. Ce sont les circonstances qui font naître les grandes forces et les grands courages. Elle résolut d’utiliser ce qu’elle avait appris à Saint-Denis. Elle était musicienne, déjà forte sur le piano ; elle avait une voix souple, sympathique, et chantait avec goût et un sentiment exquis. Elle savait coudre, broder, et elle excellait dans la confection de certains ouvrages de tricot ou faits au crochet. Elle se dit : – Je donnerai des leçons de musique et de français ; mais comme je n’aurai pas tout de suite un nombre d’élèves suffisant, les aiguilles et les crochets de l’ouvrière viendront en aide à l’institutrice. Les dames de Saint-Denis la recommandèrent à plusieurs personnes. Elle eut d’abord une élève, puis deux, puis trois. Un magasin lui donna du travail. Institutrice et ouvrière, elle gagna sa vie. Elle trouva encore le moyen d’économiser quelque chose pour faire de temps à autre un cadeau à sa sœur. Léontine était divinement jolie ; elle avait une tête de madone, la bouche petite, aux lèvres roses et souriantes, les dents superbes, d’un émail très pur ; ses magnifiques cheveux d’un blond tendre se posaient sur son beau front comme un diadème de reine. Et tout cela était animé, éclairé par de grands yeux bleus, souvent rêveurs, dont le regard, à demi voilé par de longs cils, avait une expression indéfinissable. Elle était de plus très distinguée de manières et de langage. Enfin sa personne semblait réunir toutes les grâces. Une aussi charmante jeune fille ne pouvait guère sortir sans être remarquée et sans provoquer sur son passage des murmures approbateurs. La beauté, ce don précieux, n’est pas toujours un avantage. Dans les grandes villes, sur les pas de la jeune fille pauvre, de l’ouvrière, elle sème d’innombrables dangers. Que des femmes impures l’étaient au grand jour effrontément pour un trafic honteux, cela ne nous regarde pas ; mais la femme honnête, qui craint certains regards, en est parfois fort embarrassée. Que de jeunes filles sages ont été victimes de leur beauté ! Léontine s’aperçut que chaque fois qu’elle sortait, elle était suivie par un jeune homme, toujours le même. En vain, elle changea son itinéraire, en passant par des rues écartées, elle le rencontrait toujours sur son chemin. Une telle persistance finit par la préoccuper beaucoup. Il était beau, bien fait, élégamment vêtu et paraissait très distingué ; elle le mêla à ses illusions et lui fit tenir une place dans sa vie. Qui devinera jamais ce qui se passe dans le cœur d’une jeune fille qui ne sait rien de l’existence, qui s’ignore elle-même ! Où vont ses pensées et ses rêves ? À quel travail son imagination ne se livre-t-elle pas ? Il lui écrivit. Elle ne répondit pas, mais elle relut la lettre plusieurs fois, et elle s’aperçut que, chaque fois, son cœur battait plus fort. C’était une épître passionnée où il était parlé longuement d’un cœur embrasé et d’un amour ardent qui ne devait finir qu’avec la vie : toutes les banalités du langage des amoureux. La lettre était signée Gontran. – Le joli nom ! se dit-elle. Léontine n’avait pas su garder son cœur ; elle aimait !
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