IX
Les premières armes de M. Gustave
Une heure après le départ de la folle qui, ayant voulu résister d’abord, s’était enfin décidée à monter dans la voiture amenée par le prétendu mandataire de sa famille, Claire accourut à la ferme des Sorbiers. On venait de lui apprendre l’évènement. Elle était tout en larmes.
Madame Desreaux, encore sous le coup de son émotion, lui raconta en quelques mots ce qui s’était passé.
– La pauvre marquise, ajouta-t-elle, elle ne voulait pas s’en aller, elle nous aimait tant ! Elle regardait les bêtes dans le pré et elle leur tendait les bras comme pour leur dire : Je ne veux pas vous quitter ! Elle est partie tout de même, il le fallait. Sera-t-elle plus heureuse là-bas qu’elle l’était à la ferme ?
– Ainsi, dit la jeune fille en sanglotant, elle est partie sans m’avoir vue, sans que je l’aie embrassée une dernière fois, et nous sommes séparées pour toujours et nous ne nous reverrons plus !…
« Elle a retrouvé sa famille ; j’en suis bien contente ; mais vous savez tout ce qu’elle a été pour moi : elle était ma mère, toute ma famille. Et je n’ai plus rien ! Me revoilà seule, abandonnée, comme le jour où, toute petite, je fus ramassée, je ne sais dans quel endroit, par la charité publique ! Je l’aimais, et ce nom de mère, si doux à prononcer, elle me l’avait appris et je le lui donnais. Qui donc m’aimera, maintenant ?
– Ma bonne Claire, répondit la fermière de sa plus douce voix, je comprends votre peine et je la partage, mais il faut vous consoler. Vous ne manquez pas d’amis à Rebay ; et ici, à la ferme, est-ce que nous ne vous aimons pas ?
Les jeunes filles de votre âge, mon enfant, vos compagnes, vous témoigneront affection que vous méritez, elles seront vos sœurs… »
– Ah ! elles sont toutes bien heureuses ! s’écria Claire d’un ton douloureux ; elles ont une mère !
Ce cri de la jeune fille était la révélation de ses pensées secrètes, des déchirements de son âme.
En sortant de la ferme, elle courut chez le maire.
Celui-ci ne savait rien de plus que madame Desreaux, il lui confirma seulement les paroles de la fermière.
– M. le commissaire de police de Cosne est peut-être mieux instruit que moi, lui dit-il. Dans ce cas, il ne refuserait certainement pas de vous donner les renseignements que vous désirez obtenir.
Claire rentra chez elle avec un vague espoir, mais toujours désolée. Elle compta l’argent de sa petite bourse ; il y avait cent soixante francs.
– Oh ! je suis riche, se dit-elle.
Avec deux robes et un peu de linge, c’était toute sa fortune.
Le lendemain, de bonne heure, après s’être habillée avec ce qu’elle avait de mieux, elle se mit en route. Elle était charmante et tout à fait gracieuse dans son costume de paysanne nivernaise.
Elle alla à pied jusqu’à Pouilly, la gare la plus proche de Rebay. Là, elle prit un billet pour Cosne. Arrivée dans cette ville, elle se fit indiquer la demeure du commissaire de police et s’y rendit aussitôt.
Ce magistrat la reçut avec beaucoup de bienveillance.
Elle lui exposa brièvement et d’une voix émue l’objet de sa visite.
– Ma chère enfant, lui répondit-il, le sentiment auquel vous obéissez est des plus louables, et je comprends votre inquiétude sur le sort de cette pauvre femme qui fut, comme vous le dites, presque votre mère. Malheureusement, je ne sais rien, et j’en suis vivement contrarié à cause de vous, croyez-le. Pour des motifs dont je n’ai pas à apprécier la valeur, la famille de cette infortunée n’a pas cru devoir faire connaître son nom ni dire ce qu’elle se réservait de faire dans l’intérêt de celle qui nous occupe ; mais elle n’a certainement qu’à gagner à son changement de position. Cela doit vous tranquilliser. La seule chose que je sache, je puis vous le dire, c’est qu’en quittant la ferme de Rebay, elle a été conduite à Paris.
La jeune fille remercia le commissaire et se retira.
– Paris… elle est à Paris… se disait-elle ; mais Paris est grand.
Pour la première fois, sa pensée s’élança vers la ville immense, et elle l’entrevit comme au milieu d’un éblouissement.
Elle prit le premier train se dirigeant sur Nevers et revint à Pouilly. Il était déjà tard ; bien qu’elle connût plusieurs personnes dans cette petite ville, calculant qu’elle avait encore une heure de jour et un peu moins de deux lieues à faire pour se rendre à Rebay, elle n’hésita pas à se mettre en route, disposée à faire une partie du chemin dans la nuit.
Elle marchait depuis un quart d’heure à peu près, lorsqu’un individu qui semblait aussi venir de Pouilly la rejoignit.
Elle regarda cet emblème de bravoure et de loyauté, puis elle le porta à ses lèvres.
– Bonsoir, mademoiselle Claire, lui dit-il ; je vous ai reconnue de loin, et j’ai hâté le pas pour que nous puissions marcher de compagnie.
Celui qui parlait ainsi était le jeune comte Gustave de Presle.
Évidemment, le hasard ne l’avait point amené à Pouilly, pour qu’il se trouvât tout à coup sur les talons de la belle jeune fille.
À peine âgé de dix-neuf ans, il tenait à s’appliquer à lui-même ces hémistiches de Corneille :
Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend pas le nombre des années.
Et comme bon chien chasse de race, il voulait être, comme M. le marquis son père, un petit fils de don Juan. M. Gustave était déjà un sceptique. Nous devons croire qu’il avait pour sa mère et sa sœur un profond respect ; mais ainsi que la plupart des jolis petits messieurs d’aujourd’hui, il ne croyait pas plus à la vertu des femmes, qu’aux bottes merveilleuses de l’ogre du Petit-Poucet.
Claire ne fut nullement charmée de la rencontre ; mais comme les routes sont faites pour tout le monde, elle ne put dire au jeune homme, ainsi qu’elle l’aurait voulu :
– De quel droit vous trouvez-vous ici ?
– Vous paraissez bien triste, mademoiselle Claire, dit-il, pour entamer la conversation. Vous n’êtes donc pas satisfaite de votre voyage ?
– Je l’ai fait inutilement, répondit-elle.
– À Rebay, ce matin, j’ai appris l’évènement d’hier, et combien cela vous a affectée. J’en ai éprouvé beaucoup de peine, car je m’intéresse vivement à vous, mademoiselle Claire.
– Vous êtes trop bon, monsieur.
– Je ferais tout au monde pour vous être agréable, continua-t-il, et si vous voulez accepter mes services et mon amitié, vous verrez que je suis tout dévoué à ceux que j’aime.
– Je vous remercie, monsieur, vous ne pouvez rien pour moi.
– Vous vous trompez, mademoiselle Claire, et je vais vous le prouver. Vous aimez beaucoup cette pauvre femme de la ferme des Sorbiers ?
– Comme une mère, répondit-elle.
– Et ce qui vous chagrine le plus, c’est d’ignorer absolument où elle est et ce qu’elle va devenir ?
– Elle a été emmenée à Paris, je l’ai appris à Cosne.
– Et c’est tout ce que vous avez pu savoir ?
– Hélas ! oui, fit-elle avec un profond soupir.
– Eh bien, mademoiselle Claire, reprit Gustave, il faut quitter Rebay, où rien ne vous attache, où vous vivez ensevelie au milieu de paysans grossiers, et aller à Paris, puisque c’est là que vous retrouverez celle que vous aimez comme une mère.
Sans qu’il s’en doutât, ses paroles étaient l’écho d’une idée fixe de la jeune fille.
– Paris… Paris… murmura-t-elle, je n’y connais personne.
– J’y serai, moi, dit-il vivement, pour vous aider et vous guider dans vos recherches. Ma famille a des amis nombreux et puissants ; ma mère est très bonne, je lui parlerai de vous, elle s’intéressera à votre situation et, je vous le promets, nous retrouverons votre mère.
– C’est un rêve ! fit la jeune fille en secouant tristement la tête
– Vous n’avez qu’à vouloir, reprit-il en se rapprochant, et ce rêve deviendra immédiatement la réalité.
Il lui prit la main. Elle la retira aussitôt.
– Non, non, dit-elle, Paris m’épouvante !
– Parce que vous ne le connaissez pas, répliqua-t-il. Ce qu’on raconte de Paris dans vos campagnes est absurde. C’est dans cette ville seulement que les femmes sont heureuses ; c’est à Paris qu’on vit et qu’on aime.
Le regard clair de la jeune fille se fixa sur Gustave.
Il est bon de dire que, toute à ses pensées, elle ne comprenait pas bien la portée que le Lovelace en herbe voulait donner à ses paroles.
– Monsieur, lui dit-elle, marchons un peu plus vite, il commence à faire nuit, et nous sommes encore loin de Rebay.
– Mais voyager à deux, par une belle nuit, est charmant, répondit-il en souriant.
Elle n’était pas de son avis, car elle prit une marche plus rapide, et pour la suivre, il fut forcé de régler son pas sur le sien.
– Tenez, ma charmante Claire, reprit-il au bout d’un instant, il me semble que je vous vois déjà installée à Paris. Vous avez un joli petit appartement avec de grandes fenêtres donnant sur une belle rue ; une domestique, parce que vos mains mignonnes ne sont pas faites pour toucher aux ustensiles de cuisine. Vous avez un salon avec portières en tapisserie, un canapé et des fauteuils moelleux. Votre chambre est délicieuse : les meubles sont en bois de rose ; de grandes glaces de Venise reproduisent votre gracieuse image ; les rideaux du lit, brodés par la main des fées, sont garnis de dentelles qui tombent sur le tapis couvrant le parquet ; elle est tendue de soie rose comme les fraîches couleurs de vos joues. Et de ce petit nid élégant et coquet, à peine digne de votre beauté, vous êtes la maîtresse et la souveraine.
– Vous ne m’avez pas dit, monsieur, comment, pour posséder tout cela, j’ai fait fortune ?
– Je vous aime, Claire, je vous aime ! Comprenez-vous ?
Il l’entoura de ses bras, et ses lèvres effleurèrent celles de la jeune fille.
– Oh ! je ne vous croyais pas si lâche ! s’écria-t-elle en se dégageant par un brusque mouvement en arrière.
Et elle s’élança sur la route en courant à toutes jambes.
On était en vue de Rebay, Gustave n’osa point la poursuivre.
– J’ai effarouché la colombe, murmura-t-il, mais elle s’apprivoisera ! Claire arriva chez elle haletante, toute en nage.
– C’est donc là le monde ! s’écria-t-elle.
Puis, se laissant tomber sur ses genoux, elle joignit les mains et se mit à pleurer.