VIII - Comment M. Blaireau traite une affaire

1324 Words
VIII Comment M. Blaireau traite une affaire Le marquis resta muet de surprise. Il regardait avec stupeur cet homme, énigme vivante, qui parlait de la police, cette puissance si redoutable et si bien organisée, comme d’une chose lui appartenant. – Mon cher monsieur Blaireau, hasarda-t-il, ne voyez-vous pas un danger ?… – Monsieur le marquis, le danger existe partout ; il faut donc être prudent pour l’éviter. – Avez-vous prévu toutes les difficultés ? – Je laisse toujours quelque chose à l’imprévu. – Je n’ai plus rien à dire. – Vous pouvez vous en rapporter à moi ; demain soir, je serai prêt. – Et après-demain ? – Elle ne sera plus aux Sorbiers. – Où la conduirez-vous ? – Je ne le sais pas encore. Mais ce que je puis vous assurer, c’est qu’elle sera bien gardée et qu’elle ne pourra communiquer avec personne. Du reste, l’affaire terminée, je m’empresserai de vous en rendre compte. – D’ici là, aurai-je besoin de vous revoir ? – Je ne le pense pas. – Monsieur Blaireau, il nous reste à parler de la question d’argent. – Oui. Pour faire la guerre, a dit un grand homme dont je ne sais plus le nom, il faut trois choses : de l’argent, de l’argent et encore de l’argent. Ce personnage historique n’était pas un imbécile. L’argent est le nerf de tout, monsieur le marquis ; il ouvre les portes les mieux fermées et brise tous les obstacles ; sans lui, l’homme n’est rien. Père de l’ambition, il fait naître ces hommes étonnants, inventeurs, conquérants, artistes et poètes, qui sont la gloire et l’orgueil des peuples. Rien ne lui résiste ; en même temps qu’il élève des monuments, perce des montagnes et construit des viaducs, il enchaîne les consciences et fait fléchir les plus robustes vertus. « Je comprends les Israélites adorant le veau d’or. Il y a de cela des milliers d’années. Qu’est-ce que cela prouve ? Que la chose humaine est immuable. Aujourd’hui comme autrefois, comme toujours, l’or est la grande puissance, le levier universel… L’or est un dieu ! » Après cette tirade, M. Blaireau eut l’air fatigué ; il prit son mouchoir et s’essuya le visage. Cela fait, il dit au marquis, en se grattant l’oreille : – Cela va coûter cher, très cher. – Fixez la somme. L’homme d’affaires parut dresser un compte dans sa tête. – Oui, fit-il, nous n’irons pas loin de vingt mille francs. Le marquis eut un haut-le-corps. – C’est cher, en effet, dit-il. Blaireau se rapprocha du marquis, et, baissant la voix : – Les petits cadeaux qu’on est obligé de faire, fit-il, doivent être proportionnés à la qualité et à l’importance des personnes que l’on emploie. Du bas en haut, du petit au grand, monsieur le marquis, corruption partout !… Vous êtes-vous demandé, parfois, comment certaines fortunes de nos jours, et des plus belles, ont été édifiées ?… J’en pourrais citer plus d’une qui sont composées de pots-de-vin et d’épingles à madame. Tout s*****d, donc tout s’achète ; les prix varient selon la catégorie de la marchandise. Pour revenir à notre affaire, monsieur le marquis, je vois tout d’abord une dépense nette de quinze mille francs ; en mettant cinq mille francs pour l’imprévu, voilà nos vingt mille francs. Monsieur le marquis sait que je compte bien et je n’ai pas l’habitude de jeter l’argent dans l’eau. Et moi, répliqua le marquis, je n’ai pas l’habitude de marchander les services que l’on me rend. Il tira de sa poche une poignée de billets de banque et compta vingt mille francs sur le bureau de l’homme d’affaires qui, tout en se frottant les mains, saluait chaque morceau de papier Garat d’un mouvement de tête et d’un aimable sourire. Le marquis était prêt à sortir lorsque, revenant vers Blaireau, il lui dit : – Et l’enfant, dont vous m’avez également annoncé la mort, ne va-t-il pas ressusciter un de ces matins et me tomber dans les jambes ? Blaireau fut pris d’un éternuement subit. – C’est la poussière de ces paperasses qui vient de m’entrer dans le nez ! fit-il. Puis, relevant la tête : – L’enfant est bien mort, répondit-il. – Vous ne m’avez jamais donné d’explications. – M. le marquis ne m’a rien demandé. – Puisque l’occasion se présente aujourd’hui, voulez-vous me donner quelques détails ?… – Volontiers. J’ai, d’ailleurs, peu de chose à vous dire. Grâce à la somme que vous savez et qui devait servir à l’élever, l’enfant fut adopté par de braves gens que je connaissais et qui m’étaient entièrement dévoués. Voulant augmenter leur petit capital, ils eurent l’idée d’aller s’établir en Amérique. Depuis, je n’ai reçu d’eux qu’une seule lettre, laquelle m’informait de la mort de l’enfant. J’ignore ce qu’ils sont devenus, s’ils ont fait fortune comme ils l’espéraient ; mais j’ai tout lieu de croire qu’ils se sont définitivement fixés dans le Nouveau-Monde. Dans tout cela, il n’y avait pas un mot de vrai. Pris à l’improviste, le fourbe avait immédiatement imaginé ce conte pour répondre à la question du marquis. Ce dernier parut satisfait des détails fournis, et se retira convaincu que l’enfant dont il vient d’être parlé n’existait plus. La marquise de Presle n’avait pas perdu de temps. Après plusieurs conférences avec deux de nos médecins renommés, qui lui donnèrent un léger espoir, elle avait fait choix d’une maison de santé et arrêté les conditions d’entrée. Toutes ses dispositions prises, elle comptait partir le lendemain pour Beauvoir, lorsqu’elle reçut une lettre de la comtesse. Chère amie, lui écrivait madame de Fourmies, tu vas partager ma surprise de ce matin, lorsque madame Desreaux est venue m’annoncer que la folle des Sorbiers, à laquelle nous nous intéressons si vivement, n’était plus à la ferme. Depuis longtemps, paraît-il, sa famille la faisait chercher partout. Enfin, elle a appris que la pauvre femme se trouvait à Rebay, et elle l’a réclamée. Madame Desreaux, prétendant qu’il pouvait avoir erreur de personne, ne voulait pas laisser emmener sa protégée, mais le maire était présent et il y avait de plus des ordres précis expédiés de Paris. La fermière dut se rendre à l’évidence, et elle remit la folle aux mains de ceux qui venaient la chercher. Ces gens n’ont pu ou n’ont pas voulu dire où ils la conduisaient. Ils étaient quatre : un commissaire de police de l’arrondissement et deux agents, venus de Paris, qui accompagnaient la personne se disant le mandataire de la famille. Tous ces personnages restèrent muets aux questions qui leur furent adressées, de sorte que le passé de la malheureuse reste toujours aussi mystérieux pour nous. Les renseignements que j’ai pu recueillir sont presque sans importance, parce qu’ils ne remontent pas au-delà de son arrivée à Rebay. Je les ai, toutefois, collectionnés avec soin et je t’en ferai le récit dans une prochaine lettre. Quoi qu’il en soit, chère amie, tu dois être satisfaite puisque la pauvre folle des Sorbiers a retrouvé sa famille. On ne t’enlève que le moyen de prouver une fois de plus l’excellence de ton cœur et ton admirable charité. Ton Gustave se porte bien. Lui et Edmond sont toujours par monts et par vaux ; carnassières et fusils sont déjà prêts pour l’ouverture de la chasse. Comment rendre le désappointement et la stupéfaction de la marquise à la lecture de cette lettre ? Elle la relut plusieurs fois de suite, comme si elle eût eu de la peine à en comprendre le sens. Une agitation violente s’était emparée d’elle. Elle ne lisait plus, mais ses yeux restaient fixés sur l’écriture de son amie. Elle n’en pouvait douter, l’e********t de la folle était l’œuvre de son mari. Quelle honte avait-il donc intérêt à refouler dans l’ombre ? – Oh ! s’écria-t-elle d’une voix sourde, je n’aurais pu croire à tant de fausseté ! Et un sourire amer crispa ses lèvres. – Eh bien ! reprit-elle au bout d’un instant, je ne dirai rien, j’aurai la force de me contraindre et de faire taire mon indignation ; je serai patiente, j’attendrai ; mais sans relâche, toujours, je chercherai… J’ai aussi des amis ; ils seront avec moi. Oh ! je la retrouverai, monsieur le marquis, je la retrouverai !… Au-dessus de l’homme, il y a la justice, et au-dessus de tout, Dieu ! Il me guidera, m’inspirera, et un rayon de sa lumière me conduira à la vérité ! Elle laissa tomber sa tête dans ses mains et quelques larmes, glissant à travers ses doigts, tombèrent sur la lettre de son amie. Dans la journée, elle se trouva un instant seule avec le marquis – N’avez-vous pas reçu, ce matin, une lettre de Beauvoir ? lui demanda-t-il. – Si, vraiment, j’oubliais de vous en parler, répondit-elle avec beaucoup de calme ; Gustave va bien. Nouveau Nemrod, ajouta-t-elle en souriant, il se dispose à faire une immense boucherie de tout le gibier des alentours. – Ah ! ah ! fit le marquis gaiement, j’espère bien qu’il épargnera quelques couples indispensables à la reproduction. – La comtesse m’annonce aussi que cette pauvre folle, dont je vous ai entretenu ces jours derniers, a été réclamée par sa famille. Elle n’est plus à la ferme de Rebay. – En vérité ! s’écria le marquis jouant la surprise, rien de plus heureux ne pouvait lui arriver. – En effet, dit négligemment la marquise. – Blaireau est décidément un homme très précieux ! pensait le marquis.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD