VII
Deux complices
C’est rue du Roi-de-Sicile que demeurait M. Blaireau.
Qui était-il, ce M. Blaireau ?
Un personnage dont l’existence pouvait passer pour très équivoque. Avec les uns il se disait homme d’affaires, avec les autres il était banquier, usurier, prêteur à la petite semaine et, pour lui seul, avare et grippe-sous. Receleur et marchand, à l’occasion, il trafiquait un peu dans tous les genres, et, pourvu qu’il y trouvât son compte, il mettait volontiers les mains dans toutes sortes d’opérations mal propres.
Mais, en sa qualité d’homme d’affaires, il connaissait les articles du Code pénal comme un jurisconsulte, et était assez adroit pour marcher au travers sans s’y laisser prendre. Il se livrait encore dans l’ombre, clandestinement, à une foule de métiers inconnus, qui lui avaient acquis une certaine célébrité dans le monde interlope. Comme il avait dû rendre ainsi des services à beaucoup de gens, quelques-uns s’étaient montrés reconnaissants, et il avait des relations un peu partout et des protecteurs parmi des hommes très haut placés. Souple, insinuant et rusé, il savait profiter de tout et ne se gênait pas pour exploiter, sans en avoir l’air, la reconnaissance des uns et le bon vouloir des autres. On disait aussi que, de temps à autre, il rendait d’importants services à la police.
M. Blaireau pouvait avoir cinquante ans. Il était petit et trapu. Sa grosse tête semblait collée sur ses larges épaules. De rares cheveux grisonnants couraient les uns après les autres sur son crâne jaunâtre, aplati au sommet.
Ses mains velues, aux doigts crochus, ressemblaient à des griffes. Ses lèvres lippues, sensuelles, cachaient les restes de cinq ou six dents noires et ébréchées. Ses yeux ronds et jaunes, renfoncés sous l’orbite, avaient un regard d’oiseau de proie, et pour augmenter la ressemblance et le rapprocher davantage du hibou, l’extrémité de son nez s’avançait sur sa bouche recourbé comme un bec de corbin.
Ajoutez à ce que nous venons de dire un vêtement graisseux, sordide, quand il était dans son cabinet, et vous aurez, au moral et au physique, le portrait d’après nature de M. Blaireau.
Assis devant un large bureau de chêne, couvert d’objets divers comme l’étalage d’un bric-à-brac et aussi d’une épaisse couche de poussière, il achevait de compter un sac dont les rouleaux étaient symétriquement alignés devant lui, lorsque le bruit d’une sonnette vint le troubler tout à coup dans son agréable occupation.
Il s’empressa de fourrer les rouleaux dans le sac et de jeter celui-ci dans un coffre de fer, adapté à une large ouverture pratiquée dans le mur. Il poussa la lourde porte du coffre, puis ayant fait jouer un ressort invisible, un panneau de la boiserie descendit le long de la muraille et vint de lui-même cacher la porte du coffre-fort de l’avare.
Bien sûr qu’il n’avait plus rien à redouter d’yeux indiscrets, il courut à la porte de son logement et regarda par un judas afin de juger s’il devrait ouvrir ou non au visiteur.
Il reconnut le marquis de Presle, et bien vite il ouvrit sa porte.
– Mon cher monsieur Blaireau, dit le marquis en entrant, il me semble que vous faites un peu croquer le marmot aux gens qui viennent vous visiter.
– Monsieur le marquis m’excusera, répondit-il en se courbant obséquieusement, j’ai bien entendu son premier coup de sonnette, mais ma domestique est sortie et je l’avais oublié.
– Je vous dis cela pour que vous ne fassiez pas attendre des personnes moins patientes que moi.
Ils entrèrent dans le cabinet dont M. Blaireau eut, selon son habitude, la précaution de fermer hermétiquement toutes les portes.
Cela fait, il s’assit en face du marquis, et le regarda en clignant des yeux, sa façon d’inviter ses clients à parler.
– Cher monsieur Blaireau, dit le marquis, j’ai une fois encore besoin de vos services.
Le petit homme se mit à rire.
– Monsieur le marquis aura donc toujours vingt-cinq ans ? fit-il. À un froncement de sourcils de son client, il ajouta vivement :
– Je voulais dire que M. le marquis a le bonheur de rester toujours jeune, en dépit des années.
– Je vous ai bien compris, monsieur Blaireau ; mais il s’agit aujourd’hui d’une affaire autrement sérieuse qu’une amourette.
– J’écoute, monsieur le marquis.
– Avant tout, êtes-vous disposé à me servir ?
– Assurément, si la chose n’est pas impossible ou au-dessus de mes faibles moyens.
– Si je ne la croyais pas possible pour vous, je ne serais pas venu vous trouver.
– C’est juste, fit l’autre en s’inclinant.
– Blaireau, vous souvenez-vous de Léontine ?
– Un des jolis péchés de jeunesse de M. le marquis. Une amourette, comme vous dites, qui est devenue, bel et bien, une grande passion.
Un nuage passa sur le front du marquis.
– Je n’ai pas oublié non plus, continua Blaireau, que c’est à cette époque que j’ai eu l’honneur de connaître M. le marquis de Presle, le plus beau et le plus brillant gentilhomme des temps modernes, et que c’est à lui que je dois de n’être pas resté ignoré et perdu dans la foule, à lui enfin que je dois le commencement de ma petite fortune.
– On dit en effet que vous êtes fort riche, monsieur Blaireau.
– Oh ! monsieur le marquis, des économies pour mes vieux jours, voilà tout.
– Du reste, cela ne me regarde en rien.
Sachez donc, Blaireau, que Léontine n’est pas morte, comme vous l’aviez trop facilement supposé.
– Je ne vous avais pas donné une certitude, monsieur le marquis.
– C’est vrai. Enfin, Léontine, dont vous n’avez pu découvrir la trace, malgré vos recherches les plus actives, se retrouve au bout de vingt ans, de la façon la plus imprévue, dans un petit village de la Nièvre entre Cosne et la Charité.
– En vérité, monsieur le marquis ! mais c’est admirable !… M. de Presle haussa les épaules.
– Telle elle était le jour où elle s’est sauvée de Bois-le-Roi, continua-t-il, telle elle est encore aujourd’hui.
– Folle ! acheva Blaireau.
– N’oubliez pas, Blaireau, que mon nom ne doit être mêlé en rien dans cette affaire.
Et aussitôt, comme s’il eût évoqué une effroyable vision, il ferma les yeux en frissonnant.
– Ce n’est pas tout, reprit le marquis, par suite d’un souvenir qui lui est resté, le seul sans doute, elle se croit la marquise de Presle, et le hasard, ou plutôt la fatalité, a conduit ma femme, la marquise de Presle, à la ferme des Sorbiers, près de la folle que tout le monde, dans le pays, appelle la marquise.
– Oh ! fâcheuse rencontre, bien fâcheuse, murmura Blaireau.
– Qui peut avoir des conséquences déplorables.
– Évitons toujours les conséquences, monsieur le marquis, c’est mon principe.
– La marquise de Presle veut la placer dans une maison de santé, la faire soigner.
– Madame la marquise est charitable et bonne.
– On guérit souvent la folie…
– C’est vrai.
– Alors…
– Je comprends : il y a des choses passées qu’on n’aime pas à voir revivre.
– Blaireau, la marquise de Presle et… l’autre ne doivent plus se trouver en présence.
– Excellente idée !
– Dans trois jours au plus tard, elle ne doit plus être à la ferme de Rebay.
– Où doit-elle être ?
– Qu’importe ! pourvu que ses paroles insensées n’aient plus d’écho !
– Alors ?
– Blaireau, votre esprit de combinaison est inépuisable, je compte sur vous.
– Je ne vois qu’un moyen : l’e********t.
Le marquis secoua la tête.
– Les gens de la ferme s’y opposeront, dit-il, et je ne veux pas de bruit. Mais en supposant que vous réussissiez, une enquête aurait lieu sur l’évènement, et on ne sait jamais où s’arrêtent ces choses-là.
– Diable ! l’affaire devient difficile, monsieur le marquis.
– Ne pourrait-on pas agir au nom de sa famille ?
– Alors, une famille à improviser.
– Elle a une sœur.
– Oui, je me rappelle. Savez-vous ce qu’elle est devenue ?
– Je l’ignore absolument.
– Pour la trouver, il faudrait probablement la chercher dans quelque bas fond de la fourmilière parisienne ; cela nous demanderait beaucoup de temps. D’ailleurs, pourrait-elle servir utilement notre projet ?
Blaireau se frappa le front.
– Oui, reprit-il, improviser une famille ou lui en créer une imaginaire et la réclamer en son nom… Il y a des difficultés à écarter, mais c’est audacieux et l’audace réussit presque toujours.
– N’oubliez pas, Blaireau, que mon nom ne doit être mêlé en rien dans cette affaire.
– Ne jamais compromettre ses clients est dans mes principes, répondit-il.
– C’est une simple observation que je vous fais.
L’homme d’affaires n’écoutait plus. Enfoncé dans son fauteuil, les jambes allongées, il réfléchissait profondément. Les prunelles de ses yeux ronds, grands ouverts, étincelaient comme des yeux de chat dans la nuit. Tout en dressant son plan dans sa tête, il en suivait pas à pas la rapide exécution.
L’esprit de cet homme, si peu favorisé physiquement par la nature, était merveilleux pour le mal et les choses ténébreuses. On peut croire que, dirigé vers le bien, il eût rendu d’immenses services à son pays et accompli de grandes et belles choses.
Au bout de quelques minutes, il se redressa d’un mouvement brusque.
– Dans cette circonstance, dit-il d’une voix lente, avoir pour soi l’administration serait, dans l’intérêt même du but à atteindre, une des plus admirables combinaisons. Oui, c’est cela, j’ai trouvé ! Monsieur le marquis, nous nous servirons de la police !