VI - Un lion sans griffes

1373 Words
VI Un lion sans griffes Le marquis haussa dédaigneusement les épaules. – À vous entendre, dit-il, on croirait que je suis un grand criminel ! – Le crime est la chose que la loi atteint et flétrit, répondit la marquise ; mais il y a des actions coupables et lâches qui, bien qu’elles lui échappent, n’en laissent pas moins après elles le stigmate de la honte et de l’ignominie. – Allons ! fit-il railleur, envoyez-moi tout de suite au bagne !… Mais, reprit-il, je crois vraiment que j’ai l’air de me défendre et de repousser une accusation… Tout cela est trop drôle, pour ne pas dire bouffon. Si vous aviez besoin de me chercher querelle aujourd’hui, madame, n’auriez-vous pu choisir un motif moins ridicule ? Il y a, dites-vous, quelque part dans le monde une femme qui me connaît. Mais j’ai la prétention de croire qu’il y en a bien d’autres ; je ne me suis pas tenu caché dans une île déserte ou au couvent des Chartreux. Celle dont vous me faites l’honneur de m’entretenir est folle… c’est un accident assez commun dans la vie. Eh bien, que voulez-vous que j’y fasse ? Est-ce ma faute, à moi ? – Peut-être, monsieur. – Marquise, vos réticences deviennent blessantes ; je ne vous cacherai pas non plus que cet entretien commence à me fatiguer ; dites donc vite toute votre pensée. – Eh bien, monsieur, je suis convaincue que cette malheureuse femme a été victime de quelque infamie à laquelle vous n’êtes pas étranger. Les lèvres du marquis pâlirent et son regard eut un éclair de colère. Il fut pourtant assez maître de lui pour se contenir. – Voilà l’accusation dont je parlais tout à l’heure nettement formulée, répliqua-t-il ; mais pour me parler ainsi, madame, il faut que vous soyez folle vous-même. Vous faites des suppositions au moins étranges ; encore devriez-vous les baser sur quelque chose. Avez-vous des preuves de ce que vous ne craignez pas d’avancer ? – Oui, des preuves morales. – Superbe ! s’écria le marquis en riant. – Ce n’est pas en raillant que vous détruirez ma conviction, reprit-elle ; le cœur ne se laisse pas tromper comme les yeux par les apparences, et c’est sous l’impression d’un sentiment de compassion et de justice que je vous parle en ce moment. « Croyez-vous que je tienne à trouver coupable d’une action indigne l’homme dont je porte le nom, le père de mes enfants ? Mais alors, je serais une créature méprisable ! Vous avez eu une jeunesse agitée, monsieur, je ne vous en fais pas un reproche, vous étiez libre et vous avez agi comme vous l’avez voulu. Mais si un jour dans votre vie vous avez fait mal, si vous avez causé un dommage à autrui, pour vous, pour vos enfants et pour moi, vous devez une réparation. » En parlant, la marquise était vivement émue ; deux larmes échappées de ses yeux glissaient lentement sur ses joues. Elle reprit : – Je l’ai vue cette pauvre femme, maintenant corps sans âme, qui a dû avoir, comme toutes les autres, ses illusions et ses rêves de bonheur et de joie… Autrefois, comme elle devait être jolie ! En la voyant ainsi dégradée et flétrie, mon cœur s’est gonflé de douleur, et malgré moi, j’ai pensé aux causes de cette mort anticipée. – Si bien, fit le marquis impassible, que votre sensibilité aidant votre imagination, vous n’avez rien trouvé de mieux que de me faire jouer un rôle plus ou moins fatal dans l’existence de cette femme ? – Oui, monsieur. – Au point de vue de l’imagination, c’est hardi, mais votre sensibilité manque de générosité à mon égard. – Il y a des hommes qu’on ne saurait effleurer, même d’un soupçon, dit-elle. Rien ne pourrait rendre l’accent d’amertume qu’elle mit à ces paroles. – J’ai compris, répliqua-t-il froidement, je ne suis pas un saint, c’est convenu. – Écoutez ce que je vais vous dire, monsieur le marquis, et quand vous m’aurez entendue, peut-être comprendrez-vous mieux mon émotion et ce qui se passe en moi. Et elle lui raconta, dans ses moindres détails, sa rencontre avec la folle à la ferme de Rebay. Elle omit seulement, avec intention, de parler d’Albert Ancelin. Le marquis écouta sans que rien sur sa physionomie pût trahir ce qu’il éprouvait. Cependant, quand il fut question du médaillon, un battement de ses paupières voilà un instant son regard, et les plis de son front parurent se creuser davantage. La marquise ayant cessé de parler, ses yeux fixés sur son mari semblaient l’interroger. – Eh bien, fit-il, je suis de votre avis, tout cela est fort étrange et me paraît de nature à surexciter la curiosité d’une femme aussi impressionnable que vous l’êtes. Cette folle a évidemment dû me connaître. À quelle époque de ma vie ? je l’ignore. Mais que je la connaisse, moi, c’est autre chose. Rien dans mes souvenirs ne me rappelle cette femme. En supposant que je l’aie rencontrée, je ne l’ai pas remarquée, et il est plus que probable que, la voyant, je ne la reconnaîtrais point. Si, comme vous tenez à le vouloir, elle a été mêlée à une des légèretés de ma jeunesse, c’est à mon insu. Enfin, ce qui devrait vous rassurer complètement, c’est que, d’après ce qu’on vous a dit, il y a vingt ans que cette femme est à la ferme de Rebay. – Le mal n’en serait que plus grand s’il existe. Mais je veux bien vous croire, monsieur. En ce moment, votre conscience d’honnête homme doit vous parler plus haut que mes paroles. – Vous voulez bien me croire, dit-il vivement, mais vous doutez encore. Elle garda le silence. – Vous ne me répondez pas ? reprit-il. – Eh ! que vous dirais-je ? Quand mon esprit se calme, en pensant que vous dites la vérité, vais-je vous crier que vous mentez ? Je préfère m’arrêter, indécise, et ne pas pénétrer plus avant dans ce mystère. « Quoi qu’il en soit, cette malheureuse ne peut rester à la ferme des Sorbiers. – Je le pense comme vous. – Avez-vous une idée ? – Je vous laisse l’initiative. – Nous devons chercher à améliorer sa position, la faire soigner et la guérir, si c’est encore possible. Je désire la placer dans une maison de santé. Avez-vous quelque objection à faire ? – Je n’ai pas l’habitude de contrarier vos volontés, et je vous ai toujours laissée libre de choisir vos œuvres de bienfaisance. – Ainsi dans cette circonstance je puis agir comme je l’entendrai ? – Absolument. – C’est bien. Puis se levant : – Monsieur, dit-elle, je ne vous retiens plus. Le marquis salua sa femme. – Toujours mauvaise tête et bon cœur ! fit-il en souriant. Et il sortit. La marquise fit semblant de n’avoir pas entendu son compliment mélangé de rancune. Le marquis avait fait de grands efforts pour se contraindre et rester calme devant sa femme, pendant cette longue conversation, qui avait été une t*****e infligée à sa dissimulation. Mais, une fois de plus, il venait de se prouver à lui-même qu’il possédait une grande puissance de volonté. À chaque instant il avait été sur le point d’éclater, et, malgré la colère sourde qui grondait en lui, il s’était imposé le silence ou bien il avait répondu avec tranquillité, sans paraître le moins du monde embarrassé. C’était, en effet, une belle victoire remportée sur lui-même. Et malgré toute sa perspicacité féminine, la marquise était loin de se douter de l’effet terrible que ses paroles avaient produit sur son mari. Pour ne pas se trahir, le vieux lion avait retiré ses griffes. Mais dès qu’il fut rentré dans sa chambre, il se laissa emporter par la violence de son irritation. Il ne fallut pas moins de quelques chaises renversées et de trois ou quatre porcelaines de Sèvres brisées pour le calmer un peu. – Quoi ! s’écria-t-il en marchant à grands pas et en se heurtant aux meubles renversés, mais c’est donc un spectre sorti de l’enfer ! Je l’avais oubliée, je n’y pensais plus, je la croyais perdue, morte, enterrée !… Et voilà qu’au bout de vingt ans, elle reparaît et se dresse devant moi !… Quand elle s’est enfuie, quand elle a disparu, c’est à Rebay, à la ferme des Sorbiers qu’elle s’est réfugiée… Ah ! comme on l’a bien cherchée ! Pourquoi suis-je ainsi agité, troublé ? Ô souvenir maudit ! Mais elle est folle, elle est folle… et la folie, c’est l’ombre, c’est l’ombre, c’est la nuit et le silence ! Mais n’importe, il faut qu’elle disparaisse et qu’elle soit si bien cachée que ma femme ne puisse la retrouver. J’ai une famille, des enfants, je ne veux pas de scandale… Un souvenir a jailli de son cerveau malade… qui sait ? on lui rendrait peut-être la raison. Non, non, il ne le faut pas… C’est assez de sa vie brisée. J’ai, maintenant, des devoirs impérieux à remplir ; je dois veiller sur le bonheur des miens. Je n’ai pas de temps à perdre, je connais la marquise, elle va agir promptement, il faut donc la devancer. » Le marquis s’habilla rapidement sans le secours de son valet de chambre. – M. Blaireau fait payer cher ses services, se dit-il en ouvrant le tiroir de son secrétaire. Il mit dans ses poches une liasse de billets de banque et quelques rouleaux d’or, puis il sortit de l’hôtel. À la première station, il se jeta dans un fiacre en disant au cocher. – Rue du Roi-de-Sicile !
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