V
Le marquis de Presle
De retour au château la marquise et la comtesse s’enfermèrent dans une chambre et causèrent longuement.
Il est permis de supposer que la folle de la ferme fut le sujet de leur entretien.
Elles se connaissaient depuis longtemps, ayant été élevées dans le même pensionnat, et leur amitié remontait à cette époque heureuse des rêves radieux, des douces espérances et des illusions ensoleillées. Elles étaient du même âge et s’aimaient sincèrement comme deux sœurs. Dans toutes les circonstances de la vie, elles pouvaient compter l’une sur l’autre. La marquise n’avait donc pas à redouter une indiscrétion de son amie. Mais il est probable qu’elle éprouvait le besoin de lui confier les secrètes agitations de son âme.
Avait-elle jamais, plus qu’en ce moment, senti la nécessité de s’appuyer en toute confiance sur le dévouement d’une véritable amie ?
Nous pouvons supposer encore que la comtesse fut chargée de recueillir tous les renseignements possibles touchant le passé de la malheureuse femme, que le hasard avait placée, pour ainsi dire, sous la protection directe des propriétaires du domaine de Beauvoir.
Après le souper, la marquise annonça qu’elle partirait le lendemain pour Paris.
– Comment ! ma mère, déjà ? fit son fils, le jeune comte Gustave de Presle.
– Madame de Presle m’a fait connaître son intention, dit la comtesse, et je n’ai pas cru devoir insister pour la garder plus longtemps.
Ces paroles coupaient court à d’autres questions. Le jeune comte ne put dissimuler sa contrariété.
– D’ailleurs, reprit la marquise, si Gustave veut rester quelques jours encore avec son ami Edmond, je ne m’y oppose point.
– Chère mère, vous me faites bien plaisir, répondit Gustave ; le séjour de Beauvoir me plaît infiniment, et, en partant demain, j’aurais eu le regret de le quitter si tôt.
Le lendemain soir, madame de Presle et sa fille arrivaient à Paris par le même train qu’Albert Ancelin.
Ils se rencontrèrent à la gare, se saluèrent, et ce fut tout, sauf un regard dont le peintre enveloppa la jeune fille.
– Monsieur Albert Ancelin a une singulière figure aujourd’hui, dit cette dernière à sa mère.
– Ah ! fit la marquise, je n’ai pas remarqué.
– Il a l’air soucieux.
Mademoiselle de Presle ne se trompait pas. Le jeune homme était contrarié et fort mécontent de lui-même.
Il avait passé une nuit très agitée, lui qui dormait si bien d’ordinaire.
Il avait vu passer sous ses yeux toutes les vierges de Raphaël, et ces admirables peintures avaient toutes la figure et le regard de mademoiselle de Presle.
En se levant, il se mit à la fenêtre et crut voir un faune railleur, grimaçant, au milieu d’un buisson d’églantiers.
– Mais qu’est-ce qu’il y a donc là ? s’écria-t-il en se frappant le front. Est-ce que je vais devenir fou ? Moi amoureux de la fille de la marquise de Presle !… oh ! la bonne folie !… Je pourrais me dispenser de retourner à mon atelier ; en arrivant à Paris, je n’aurais qu’à dire au cocher de fiacre : Menez-moi chez le docteur Blanche !
Et c’est dans cette situation d’esprit qu’il s’était mis en route.
Le marquis de Presle laissait à sa femme une grande liberté d’action ; il est vrai que, de son côté, il ne se gênait guère pour briser les anneaux de la chaîne conjugale.
Esclave du devoir, et ne s’en croyant nullement affranchie par l’indifférence de son mari, la marquise avait dû beaucoup souffrir, dans les premiers temps, des blessures faites à sa dignité de femme, d’épouse et de mère. Puis, peu à peu, sa fierté avait pris le dessus, et son cœur froissé s’était retiré de l’homme qui l’avait dédaignée.
Aux yeux du monde, ces deux êtres qui vivaient, pour ainsi dire, comme étrangers l’un à l’autre, semblaient parfaitement unis.
Que de ménages semblables dans Paris ! C’est une de nos grandes plaies sociales.
Depuis qu’elle pouvait voyager avec ses enfants, le marquis n’avait plus accompagné sa femme, ni dans les villes d’eaux, ni sur les plages de la mer.
Ceci explique comment il se trouvait à Paris pendant que la marquise et ses enfants étaient au château de Beauvoir.
Le marquis de Presle avait quarante-six ans ; il était grand, bien fait et toujours vêtu selon le caprice de la mode. Ses cheveux blanchissaient ; son visage pâle et flétri comme celui d’un vieillard, et deux rides profondes, creusées sur son front entre ses sourcils, attestaient que, dans sa jeunesse, il avait usé de tous les plaisirs avec excès.
Mais comme il ne voulait pas vieillir, pour réparer les avaries de sa personne, il appelait à son secours les produits chimiques perfectionnés qui sortent de l’officine des parfumeurs.
Il se refaisait ainsi une jeunesse factice.
Toutefois, la flamme de son regard ne s’était pas éteinte, et dans ce regard on devinait les passions non apaisées, qui se cachaient sous son large front. Sa seconde jeunesse, jalouse de la première, ne voulait lui rien céder.
À l’âge de seize ans, par suite de la mort prématurée de son père, il s’était trouvé le maître d’une immense fortune. Et il avait fait comme la plupart des fils de famille d’aujourd’hui, il s’était amusé. À l’époque des lions, il avait été lion, puis gandin et dandy. Son fils devait continuer la tradition ; il lui laissait le soin de mériter les appellations de petit crevé et de gommeux.
Par malheur, la mère du marquis n’avait jamais voulu voir chez son fils autre chose que des qualités de premier ordre ; il avait profité de cet aveuglement pour se jeter sans frein ni mesure et à corps perdu dans le tourbillon malsain de la vie parisienne. Pris de vertige, il s’enivra de débauche en buvant à gorge pleine dans la coupe de tous les vices.
Dès le lendemain de son retour à Paris, après avoir fait sa toilette du matin, la marquise fit prévenir son mari qu’elle désirait causer avec lui.
Un instant après il entrait chez sa femme.
– Je vous remercie de votre empressement, monsieur, lui dit-elle, en lui indiquant un siège.
– Je ne m’attendais pas à un retour si prompt, dit le marquis ; est-ce que vous vous ennuyiez à Beauvoir ?
– Nullement. Je vous dirai tout à l’heure ce qui me ramène à Paris. Avez-vous embrassé votre fille ?
– En rentrant hier au soir, on m’apprit votre arrivée ; Edmée dormait, je n’ai pas voulu troubler son sommeil ; mais je ne sortirai pas avant d’avoir mis un b****r sur son front. Gustave est resté à Beauvoir, paraît-il ?
– Il m’a témoigné le désir d’y rester encore quelque temps.
– Vous avez bien fait de ne pas le contrarier ; la jeunesse a besoin de distractions.
« Maintenant, marquise, dites-moi le motif de votre retour à Paris. » La jeune femme passa la main sur son front, puis brusquement, elle lança ces paroles à son mari :
– Savez-vous, monsieur, qu’il y a aux environs de Beauvoir une autre marquise de Presle ?
Marquise, vos réticences deviennent blessantes ; cet entretien commence à me fatiguer.
Le marquis tressaillit, mais il ne se troubla point, et c’est en souriant qu’il répondit :
– Je ne vous comprends pas.
– Mes paroles sont pourtant bien claires : je vous répète qu’il existe, près de Beauvoir, une femme qui prétend être une marquise de Presle.
– Il ne peut y avoir d’autre marquise de Presle que vous, répliqua-t-il avec calme, puisque ma mère n’est plus et que je suis le seul marquis de ce nom.
– Soit, monsieur, mais comment m’expliquerez-vous qu’une femme puisse avoir l’audace de prendre un nom qui ne lui appartient pas ?
– Chaque jour des aventuriers, des misérables se parent d’un titre et d’un nom pour exploiter la confiance publique ; je n’ai pas à vous l’apprendre. Je ne suis pas plus satisfait que vous, croyez-le, qu’on se serve de notre nom dans un but quelconque, j’en déférerai aux tribunaux.
– Oh ! la personne dont il s’agit ne craint pas la justice !
– Que voulez-vous dire ?
– Elle est folle !
– Ah ! ah ! ah ! fit le marquis en riant aux éclats, elle est folle ! Vous avez entendu ou on vous a rapporté les paroles d’une insensée, et c’est pour me les répéter que vous accourez à Paris !… Ah ! ah ! ah ! c’est trop de complaisance, en vérité, beaucoup trop.
– Ne riez pas, monsieur, reprit froidement la marquise ; votre rire me fait mal et il est trop bruyant pour être sincère. Oui, monsieur, continua-t-elle, oui, c’est seulement pour vous parler de cette malheureuse femme que je suis revenue à Paris. Pour qu’elle n’ait pas oublié votre titre, votre nom et même votre prénom de Gontran, il faut qu’elle vous ait connu autrefois.
– Il n’y a rien d’extraordinaire à cela, balbutia le marquis.
– Il ne vous faudrait peut-être pas un grand effort de mémoire pour vous rappeler dans quelle circonstance vous vous êtes rencontrés.
Le marquis s’agita sur son siège avec impatience.
– Avez-vous la prétention de me faire subir un interrogatoire, dit-il sèchement ; suis-je devant un juge d’instruction ? Je n’ai pas à vous rendre compte de mon passé. Que vous fouilliez dans ma vie depuis notre mariage, passe encore ; mais remonter au-delà est un droit qui n’appartient à aucune femme.
– Monsieur, répliqua-t-elle d’un ton grave, l’existence de son mari appartient tout entière à la femme jalouse de son honneur et de celui de ses enfants.