IV
Le médaillon
La vraie marquise sourit, mais le cri de la folle l’avait vivement émue.
– Voilà une bien étrange folie ! dit la comtesse.
– Étrange en vérité ! fit la marquise.
La physionomie de la folle s’était animée, des gouttes de sueur perlaient sur son front, et au mouvement de ses narines et à la contraction de ses traits on pouvait deviner qu’elle faisait des efforts inouïs pour réveiller dans sa mémoire des souvenirs endormis depuis des années.
Tout à coup, elle poussa un cri rauque.
Puis, d’une voix saccadée :
– Je suis marquise de Presle, dit-elle, la femme du marquis Gontran de Presle.
Cette fois, la marquise pâlit affreusement et se dressa sur ses jambes comme poussée par un ressort invisible.
Et voyant sa fille pâle aussi, elle poussa un soupir douloureux. Au même instant, la folle se plaça devant elle.
– Cela m’appartient ! fit-elle en jetant sa main sur le médaillon avec l’intention évidente de s’en emparer.
Mais la marquise, effrayée, se rejeta vivement en arrière. Des sons inarticulés s’échappèrent de sa gorge serrée, elle chancela et tomba évanouie dans les bras d’un jeune homme qui venait d’entrer dans la ferme, et dont la présence n’avait pas encore été remarquée.
C’était Albert Ancelin.
La folle s’avançait de nouveau, prête à porter une seconde fois la main sur le médaillon, objet de sa convoitise.
Un regard sévère du peintre la fit reculer.
Deux grosses larmes roulèrent dans ses yeux. Elle regarda autour d’elle, ne vit que des visages consternés ; puis, s’élançant vers une porte, elle l’ouvrit et disparut.
Albert avait placé la marquise dans un fauteuil, et pendant que la comtesse affolée cherchait dans toutes ses poches son flacon d’odeurs, il lui donnait les premiers soins.
La jeune fille s’était agenouillée près de sa mère et lui couvrait les mains de baisers en pleurant à chaudes larmes.
À défaut de sels, sur la demande du jeune homme, la fermière lui donna du vinaigre.
La pauvre femme était désespérée.
– Oh ! madame, oh ! mademoiselle, disait-elle en joignant les mains, quel malheur, et cela par ma faute, pardonnez-moi !
– Elle revient à la vie, dit Albert.
En effet, la marquise poussa un soupir, et au bout de quelques secondes rouvrit les yeux.
Elle porta vivement la main à sa poitrine, sur son médaillon, puis, regardant à droite et à gauche :
– Cette femme, la… folle, où est-elle ?
– Grâce à monsieur, qu’elle paraît craindre, elle s’en est allée, répondit la jeune fille.
– Tant mieux, j’en suis contente.
– Je me retire aussi, mesdames, dit le peintre en prenant son chapeau. J’ai mal pris mon moment pour faire une visite à la ferme, où j’ignorais votre présence ; veuillez m’excuser.
– Nous n’avons pas à vous excuser, monsieur, répliqua la comtesse, mais à vous remercier, au contraire, des soins intelligents que vous avez donnés à madame la marquise.
– Oh ! oui, monsieur, appuya la jeune fille
– J’ai été trop heureux de vous servir, dit Albert.
– Êtes-vous de ce pays, monsieur ? demanda la marquise.
– Non, madame, je m’y trouve accidentellement.
– Est-il indiscret de vous demander de qui la marquise de Presle est l’obligée ?
– Je suis artiste peintre, madame la marquise, je me nomme Albert Ancelin.
– Oh ! votre nom est connu, monsieur, dit la marquise en se levant ; plusieurs de vos tableaux ont été très remarqués aux dernières Expositions.
Le jeune homme s’inclina.
– Chère marquise, vous sentez-vous assez forte pour aller jusqu’à la voiture ? demanda la comtesse.
– Certainement.
– Si madame la marquise veut s’appuyer sur mon bras, dit Albert en s’avançant.
– Merci, monsieur, ma fille m’offrira le sien.
Puis se ravisant :
– Je compte peut-être trop sur mes jambes, dit-elle ; monsieur Ancelin, j’accepte votre bras.
Elle adressa une parole affectueuse à la fermière, et ils sortirent de la maison. Dans la cour elle dit à la comtesse :
– Si vous le voulez bien, chère amie, nous ferons à pied la moitié de l’avenue ; la soirée est magnifique et je me sens très courageuse au bras de mon cavalier.
– Assurément, répondit la comtesse en s’emparant du bras de mademoiselle de Presle.
La marquise resta un peu en arrière avec intention. Puis, après avoir paru réfléchir un instant :
– Monsieur Ancelin, dit-elle, j’ai désiré causer un moment avec vous.
– Je suis à vos ordres, madame.
– Vous avez été témoin de la scène de tout à l’heure ? Oui, madame.
– Vous avez vu, vous avez entendu ; quelle est votre pensée à ce sujet ?
– Il serait puéril d’accorder la moindre attention aux hallucinations qui peuvent naître dans une tête sans raison.
– Monsieur Ancelin, ce n’est point-là votre pensée, pourquoi n’êtes-vous pas sincère ?
Le jeune homme garda le silence.
– Vous craignez de me froisser ou de me faire de la peine, c’est d’un cœur généreux, et je vous dis : Merci. Écoutez : je cherche à paraître calme et je ne le suis point. Les paroles de cette pauvre créature ont bouleversé tout mon être ; je suis vivement impressionnée. Et ma fille était là, elle aussi a entendu ces paroles si étranges qu’elles en sont épouvantables !
Quand elle a voulu m’arracher ce médaillon dans lequel se trouve le portrait de mon mari, je ne sais ce qui se passa devant mes yeux ; j’eus, moi aussi, un instant d’hallucination : il me sembla que je voyais de longues griffes sanglantes labourer ma poitrine, et j’eus peur, oui, j’eus peur !…
Quelle est cette femme ? D’où vient-elle ? Quel est son passé ? Je ne sais rien et ne veux rien supposer ; mais je saurai, je fouillerai dans la nuit, et si impénétrable que soit ce mystère, j’y porterai la lumière !
Pauvre malheureuse femme, est-elle assez à plaindre ? Oh ! je ne lui en veux pas, non, je ne lui en veux pas !… Je ne suis point une méchante femme, je crois être bonne et surtout moins frivole que la plupart des femmes du monde. J’ai deux enfants, que j’aime de toute mon âme, cela est bien naturel, n’est-ce pas, monsieur Ancelin ? Le marquis s’est chargé de l’éducation de son fils, mais ma fille est à moi, et je l’élève pour qu’elle devienne une femme vraiment digne de ce nom. Et j’admettrais qu’il pût y avoir une tache à l’honneur de mes enfants ! Jamais ! Si cela était, je n’aurais pas assez de toutes mes larmes et de tout mon sang pour la laver.
Je vais trop loin, reprit-elle d’un ton plus calme, je me laisse entraîner, c’est un peu le défaut de ma nature. Monsieur Ancelin, voulez-vous me faire une promesse ?
– Laquelle, madame ?
– Promettez-moi de ne parler à qui que ce soit de ce que vous avez entendu et vu ce soir.
– Je l’oublierai, madame ?
– Je ne vous demande pas de l’oublier, mais de le garder pour vous seul. Je vous le promets.
Elle prit la main de l’artiste et la serra en disant :
– Merci !
– Nous nous reverrons à Paris, reprit-elle ; nous sommes déjà amis, puisqu’il y a un secret entre nous. Maintenant, parlons encore de la marquise, puisque c’est le nom qu’on lui donne à la ferme. Vous vous intéressez à elle ?
– Le nier serait mentir.
– Je puis donc vous faire connaître mes intentions. Croyez-vous qu’on puisse lui rendre la raison ?
– Je ne puis répondre ni oui ni non. Mais on pourrait toujours tenter de la guérir.
– C’est ce que je me dis.
– Ce soir, je l’avoue, j’ai cru à un moment de lucidité.
– Nous tenterons la guérison, monsieur Ancelin. Dès mon retour à Paris, je verrai un de nos plus illustres médecins aliénistes, et je la placerai dans une maison de santé. Voilà mon projet. Je vous tiendrai au courant des résultats obtenus.
– Vous ferez une bonne œuvre, madame. Rendre la raison à un fou, c’est lui donner de nouveau la vie.
– Oui, c’est ressusciter un mort. D’ailleurs, quelque chose me dit que je remplis un devoir.
Et elle ajouta, se parlant à elle-même :
– C’est peut-être un commencement de réparation due à cette grande infortune.
Ils rejoignaient madame de Fourmies et mademoiselle de Presle. La voiture était à quelques pas. Elle avait devancé les promeneurs et s’était arrêtée sur un signe de la comtesse.
– Monsieur, dit cette dernière en s’adressant au jeune homme, s’il vous est agréable de venir un de ces jours à Beauvoir, vous y serez accueilli comme un ami.
– Je vous remercie de votre gracieuse invitation, madame la comtesse, répondit Albert ; mais malheureusement, il ne me sera pas possible d’en profiter : je pars demain matin.
– Je le regrette, monsieur, mais si vous revenez dans ce pays, veuillez vous souvenir de mes paroles.
– Je me souviendrai, madame, dit-il en s’inclinant.
Elles prirent place dans la calèche. La marquise échangea un dernier regard avec le peintre, et la voiture s’éloigna rapidement. Elle eut bientôt disparu dans un nuage de poussière.
En rentrant au moulin, Albert Ancelin était rêveur.
Certes, après la scène imprévue dont il venait d’être le témoin, après sa conversation avec la marquise de Presle, une multitude de pensées devaient se heurter dans son cerveau. Il y avait, en effet, de quoi surexciter une imagination ardente comme la sienne.
La marquise de Presle et la folle de Rebay étaient-elles réellement le sujet de sa grande préoccupation ?
Debout, au milieu de sa chambre, regardant du côté de Beauvoir, il s’écria tout à coup :
– Comme elle est belle !
Albert Ancelin pensait à mademoiselle de Presle.