III - Une vraie marquise

1557 Words
III Une vraie marquise Albert Aucelin était si complètement à son travail qu’il n’avait point vu les deux femmes à la fenêtre, et moins encore remarqué le mouvement brusque de la jeune fille. Disons tout de suite que c’était la troisième fois que Claire voyait le jeune étranger, et, chaque fois, le regard audacieux et effronté du jeune homme l’avait forcée à baisser les yeux. Passionné pour son art, Albert n’avait été, jusqu’à ce jour, amoureux que de la peinture. Son cœur, apte, pourtant, à recevoir toutes les émotions, était resté insensible aux sollicitations de l’amour. Non qu’il dédaignât la femme, au contraire, il l’admirait comme l’objet le plus parfait parmi les choses créées, et nul mieux que lui ne pouvait indiquer les signes particuliers qui caractérisent sa beauté. Dans une autre circonstance, Claire l’eût sans aucun doute charmé, émerveillé ; mais c’est à peine s’il lui accorda un regard indifférent. Il ne voyait que la marquise, sa toile et ses couleurs. Comme tout peintre vraiment inspiré, il s’éprenait, pour un instant, de son modèle. Immobile et muette, la marquise restait dans l’attitude que le peintre lui avait fait prendre. Du moment que Claire était là, près d’elle, on pouvait compter sur sa docilité. – Ce sont les messieurs du château qui font une promenade à cheval, dit la meunière, après avoir vu les cavaliers disparaître derrière les arbres. Deux beaux garçons, n’est-ce pas, Claire ? et pas fiers… ils nous ont dit bonjour. L’un est le fils du comte de Fourmies, le nouveau propriétaire de Beauvoir ; je l’ai déjà vu plusieurs fois, mais je ne connais pas l’autre. C’est un ami, une des personnes qui sont arrivées de Paris il y a huit jours, pour passer quelque temps au château. Le château de Beauvoir, monsieur Albert, ses jardins et son parc immense sont sur la commune de Montigny… – Oui, je sais. – Mais le bois de la Voëvre et la ferme des Sorbiers, sur le territoire de Rebay, appartiennent aussi au domaine de Beauvoir. « Le château allait tomber en ruines lorsque M. le comte de Fourmies l’a acheté pour un morceau de pain, comme on dit ; aussitôt il y a mis les ouvriers, et depuis quatre mois les travaux sont terminés. À l’intérieur, c’est superbe ! Cette restauration a coûté gros, mais quand on est riche, c’est bien de savoir employer son argent en faisant travailler les pauvres gens qui ont besoin de gagner leur pain et celui de leur famille. On recevra beaucoup au château tous les étés, le pays ne s’en plaindra pas : les riches dépensent beaucoup, et c’est le trop-plein de leur bourse qui fait vivre ceux qui n’ont rien. » Ce jour-là, il y eut deux séances et deux autres le lendemain. Le portrait de la marquise se trouva suffisamment avancé pour que le peintre pût achever son œuvre sans la présence du modèle. Avant de lui rendre la liberté, il prit la marquise par la main et l’amena devant le tableau. Elle le regarda longuement, et Albert crut voir un sourire imperceptible effleurer ses lèvres. Elle alla se regarder dans une glace, puis elle revint au portrait. Elle croisa ses bras sur sa poitrine et l’examina encore. Une lueur fugitive passa dans ses yeux. – Léontine ! Léontine ! murmura-t-elle. Sa voix se faisait entendre pour la première fois depuis deux jours. Le peintre fut surpris de sa suavité et de son timbre mélodieux. – Elle a dit Léontine ! fit tout bas la meunière. D’un signe, Albert lui imposa silence. – On dirait qu’elle se souvient, pensait le jeune homme, les yeux fixés sur la marquise. Qui sait ? confiée aux soins d’un savant médecin aliéniste, elle retrouverait peut-être la raison ! – C’est Léontine ! fit-elle en inclinant la tête comme si elle saluait l’image. Puis elle reprit en se redressant par un brusque mouvement : – Moi, je suis la marquise ! – Quelle marquise ? lui demanda le peintre. – Chut ! fit-elle, en appuyant le bout de ses doigts sur ses lèvres. Et elle s’éloigna en se drapant dans les plis de son costume bizarre. La malheureuse était retombée dans les ténèbres de sa nuit éternelle. Quelques jours plus tard, le portrait était à peu près terminé ; le peintre avait tenu à donner à la tête le dernier coup de pinceau dans cette chambre où il croyait avoir encore la folle sous les yeux. Le temps de son séjour au moulin était écoulé. Malgré les instances de la meunière et de son mari pour le retenir quelques jours de plus, il procéda à l’emballage de ses toiles, de ses dessins, et annonça son départ pour le lendemain. Avant de quitter Rebay, voulant voir une fois encore la marquise, il sortit pour se rendre à la ferme. À la même heure, une calèche, attelée de deux alezans magnifiques, quittait la route pour s’engager dans l’avenue bordée de sorbiers qui conduit à la ferme. Le cocher avait cédé la moitié de son siège à un valet de pied. Deux dames et une jeune fille de seize ans environ, délicieusement jolie, étaient assises sur les coussins de la voiture. Leur mise était simple, mais élégante, gracieuse et pleine de goût ; rien de ces toilettes tapageuses, qui ne sont qu’un étalage de soie, de gaze, de rubans et de dentelles. Bien qu’il fût quatre heures du soir, la chaleur était encore grande, et leurs ombrelles ouvertes s’interposaient entre elles et les caresses trop vives du soleil. Un garçon de ferme vit venir de loin la calèche et courut aussitôt prévenir sa maîtresse. – C’est madame la comtesse de Fourmies ! s’écria la fermière ; elle vient à la ferme pour la première fois. Si seulement j’avais été prévenue ce matin !… La brave femme était dans tous ses états. – Toi, Pierre, reprit-elle, vite un coup de balai dans la cour jusqu’à la grande entrée ! Clarisse, un coup de torchon aux meubles et que tout soit en place ! Vite, mes enfants, dépêchons-nous ! La folle était assise dans un coin au fond de la salle. – Vous, la marquise, lui dit la fermière, vous pouvez monter dans votre chambre, si cela vous fait plaisir. La folle n’eut pas l’air d’avoir entendu, car elle ne bougea pas. Mais la fermière avait autre chose à faire qu’à s’occuper de la marquise. Elle enleva lestement le madras qui lui servait de coiffure, détacha son tablier de cuisine et entra dans une pièce voisine. Elle reparut bientôt avec un bonnet blanc surchargé de broderies et un tablier d’indienne à petits carreaux, bordé d’une ruche à plis serrés. La fermière, était sous les armes. La calèche s’arrêta, le valet de pied s’empressa d’ouvrir la portière, et les dames sautèrent lestement à terre. La fermière accourut à leur rencontre. – Ma chère madame Desreaux, nous venons vous faire une visite, lui dit gracieusement la comtesse. – C’est un grand honneur que madame la comtesse, ainsi que ces dames, font à leur humble servante, répondit la fermière, faisant une révérence parfaite. – Cette paysanne n’est ni sotte ni gauche, dit l’autre dame à l’oreille de la comtesse. Elles entrèrent dans la ferme. – Maintenant, mesdames, dit la fermière après leur avoir donné des sièges, que puis-je vous offrir ? Vous savez ce qu’on peut trouver dans une ferme ? Tout cela est à vous, veuillez me dire ce que vous désirez. J’ai de la jeune crème, des œufs pondus de ce matin et on va cueillir les plus beaux fruits du jardin. – Ma bonne, ne dérangez personne pour nous, répondit la comtesse ; laissez encore vos fruits mûrir, et pour accepter quelque chose de votre main, nous boirons un peu de lait d’une de ces belles vaches que nous venons de voir dans le pré, en passant. La servante jeta une nappe d’une blancheur éblouissante sur une petite table ronde ; la fermière apporta trois bols de porcelaine, des cuillers de métal argenté, des assiettes de vieille faïence, devenues si rares, et une michette de pain bis cuit à la ferme. Clarisse courut à la laiterie et revint avec un pot de lait encore tiède et un compotier rempli d’une belle crème très appétissante. – Allons ! dit gaiement la comtesse, faisons honneur au goûter champêtre que nous offre la bonne madame Desreaux. La folle, qui était restée assise dans son coin se leva, et s’approcha doucement pour mieux voir les visiteuses. Elle s’arrêta derrière la comtesse, les yeux fixés sur la plus âgée de ses compagnes. – Quelle est cette femme ? demanda celle-ci, étonnée de la persistance que la folle mettait à la regarder. – C’est une malheureuse privée de raison, que nous avons recueillie à la ferme depuis longtemps, répondit la fermière. – Oh ! c’est bien triste. – Ma chère, reprit la fermière en s’adressant à la pauvre insensée, éloignez-vous, vous fatiguez ces dames. Et elle voulut l’emmener. La folle la repoussa et se rapprocha encore de la table, sans quitter des yeux l’amie de la comtesse, qui commençait à se sentir mal à son aise sous la pesanteur du regard de l’insensée. La comtesse crut devoir intervenir. – Pourquoi n’écoutez-vous pas votre maîtresse ? dit-elle ; ne voyez-vous pas que vous gênez madame la marquise ? Le regard de la folle eut un éclat soudain. – La marquise, c’est moi ! fit-elle. Les dames échangèrent un regard de surprise. – Ne faites pas attention à ses paroles, dit vivement la fermière, c’est sa folie ; elle se croit marquise, et, pour flatter sa manie, c’est le nom qu’on lui donne dans le pays. – Quel singulier costume ! murmura celle que la comtesse appelait madame la marquise. Mais que regarde-t-elle donc ainsi ? reprit-elle tout haut. – Votre médaillon, ma chère, ou plutôt les brillants qui l’entourent. Ce médaillon, qui servait de broche, contenait, dans un cercle de diamants, un portrait d’homme en miniature. – Cela devient inconvenant, fit la fermière en saisissant le bras de la folle pour l’entraîner. – Oh ! la pauvre femme ! dit la marquise, ne la violentez pas, laissez-la. – Madame la marquise de Presle est la bonté même, dit la comtesse. La folle tressaillit et se redressa en s’écriant : – De Presle ! Oui, je suis la marquise de Presle ! La folle se redressa en s’écriant : « Je suis la marquise de Presle ! »
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