III
Ambroise n’oublia point le serment qu’il avait fait à sa femme et qu’un moment de désespoir lui avait arraché. Non seulement il cessa d’aller au cabaret ; mais peu à peu, il s’éloigna des faux amis qui l’avaient entraîné et finit par leur devenir tout à fait étranger. Ne se dérangeant plus de son travail ses quinzaines devinrent meilleures. Jeanne s’en aperçut bientôt en voyant s’arrondir la bourse où elle renfermait les économies du ménage. Les chagrins avaient vieilli et flétri la pauvre femme ; le bonheur lui rendit une partie de sa jeunesse, et avec la santé sa beauté reparut. La maison du forgeron, triste et silencieuse naguère, s’égayait maintenant dès le lever du soleil, lorsque Jeanne, la chanson et le sourire aux lèvres, venait avec sa fille s’asseoir près de la fenêtre qui garnie de fleurs et de plantes grimpantes, laissait voir les deux jolies têtes dans un cadre de verdure. Bien souvent, pensive et rêveuse, la jeune fille égarait son esprit dans les espaces infinis ; avec son âme, sa pensée s’envolait loin de la terre. Alors, les yeux fixés dans le vide et le front penché, elle semblait en communication mystérieuse avec des êtres invisibles. C’était peu de temps après la première communion de Rose que la mère avait surpris, la première fois, l’enfant tout entière à ses rêves inconnus.
– À quoi penses-tu ? lui demanda-t-elle un jour.
– Au bon Dieu et aux anges, répondit Rose.
Et la mère comprit qu’elle devait respecter les pensées de son enfant.
Quelquefois, cependant, en regardant la jeune fille, elle se sentait inquiète ; sans savoir pourquoi, son cœur se serrait douloureusement. Elle se disait tout bas que Rose était bien pâle et que ses grands yeux, pleins de langueur, brillaient d’un éclat un peu trop vif. Mais, comme la jeune fille grandissait vite, elle se rassurait en pensant que la blancheur transparente de ses joues était un effet de sa croissance.
Quatre années s’écoulèrent. Rose allait avoir dix-sept ans. Ces quatre années avaient été pour la jeune fille quatre fées bienfaisantes ; l’une après l’autre lui avait laissé en passant quelques dons précieux ; sous leurs baguettes magiques, Rose s’était épanouie, belle et gracieuse comme la fleur dont elle portait le nom.
Après une courte maladie, le père du forgeron mourut. Vieux et usé par le travail, on s’attendait à le voir s’éteindre ; néanmoins ce fut une grande douleur pour Ambroise. Sa vieille mère, très âgée aussi, et de plus accablée par les infirmités qui s’attachent à la vieillesse, allait être bien seule dans sa petite maison. Jeanne, il est vrai, pouvait passer chaque jour une heure ou deux auprès d’elle ; mais le reste du temps, devait-on abandonner la pauvre femme dont la mauvaise santé réclamait des soins continus ?
Rose demanda, à ses parents l’autorisation de demeurer chez sa grand-mère. Il y eut bien quelque hésitation de la part du forgeron et surtout de Jeanne, qui craignait pour la jeune fille des fatigues au-dessus de ses forces ; mais Rose fit valoir de si bonnes raisons, que tout s’arrangea selon ses désirs.
La vieille mère pleura de joie lorsqu’on lui apprit que Rose allait habiter avec elle.
– Est-ce Ambroise qui a eu cette excellente idée ? demanda-t-elle.
– Vraiment non, ma mère, répondit le forgeron. C’est l’enfant qui l’a voulu.
– Viens, ma Rose, viens, reprit la vieille mère, tout ce que je pouvais désirer d’heureux encore, tu me le donnes aujourd’hui. Mais je n’abuserai pas de ton dévouement ; je ne veux pas que ta jeunesse si belle se passe au chevet d’une vieille femme maussade et infirmé ; pour te rendre libre bientôt, je me dépêcherai de mourir.
– Oh ! chère mère, fit Rose, pouvez-vous parler ainsi à vos enfants !…
– L’entends-tu, Ambroise ? Elle me gronde :
– Elle a raison, ma mère ; pourquoi parlez-vous de mourir ?
– Dieu dispose de nous, mes enfants : quand il le voudra, je serai prête à aller à lui. Maintenait, Rose ; tu es la maîtresse ici. Ma pauvre maisonnette et tout ce qu’elle renferme est à toi. J’ai là, dans l’armoire, deux pièces de belle toile d’Alsace ; tu pourras t’en servir pour commencer ton trousseau.
– Mon trousseau ! répéta Rose pensive :
– Voilà une heureuse idée, ma mère, dit le forgeron ; car enfin, d’ici un an ou deux, on pensera à la marier. N’est-ce pas, Rose ?
La jeune fille parut ne pas avoir entendu ; mais tout bas elle se disait :
– Je resterai près de ma grand-mère jusqu’à sa mort ; alors seulement j’appartiendrai à l’époux de mon choix.
La tâche que Rose s’était imposée n’avait rien de rude ni de difficile ; mais elle demandait une sollicitude très grande et une patience éprouvée, car la mère Durier exigeait beaucoup : elle voulait avoir constamment la jeune fille, près d’elle.
– Quand je te vois ou que je t’écoute, lui disait-elle, j’oublie toutes mes souffrances.
Rose lui lisait chaque jour la valeur d’un volume.
Le curé de Cercelle avait mis toute sa bibliothèque à la disposition de la jeune fille.
Lorsque le temps était beau, Rose et sa grand-mère allaient s’asseoir au fond du jardin, à l’ombre. Ce jardin assez vaste et un peu délaissé était néanmoins rempli de plantés potagères. Deux allées, se croisant, le coupaient en parties égales dans sa longueur et dans sa largeur ; elles étaient bordées de fraisiers ; Quatre grands pruniers aux branches feuillues, empêchaient le soleil de sécher trop vite les plates-b****s. À l’extrémité de la grande allée on avait ménagé une sorte de rond-point, au milieu duquel se trouvait une madone de granit, posée sur un piédestal de pierre ordinaire. Cette enceinte était close d’une haie de framboisiers et de groseilliers qui poussaient et vivaient fraternellement les uns avec les autres. De chaque côté de la madone, il y avait un banc de pierre. C’est là que Rose aimait à conduire sa chère malade. Celle-ci, bien souvent, s’endormait en écoutant le babil monotone de la fauvette ; et l’enfant tout en travaillant, regardait la douce figure de la statuette, et veillait sur le sommeil de la vieille femme, ainsi qu’une jeune mère près du berceau de son nouveau-né.
Rose aimait les fleurs, ses petites mains remuèrent la terre autour de la madone, et on les vit naître et s’épanouir comme par enchantement. Plusieurs personnes s’étaient empressées d’offrir à la jeune fille une quantité variée de graines, d’oignons et de racines. Mais Rose avait fait sa plus riche moisson dans le jardin d’un riche cultivateur de Cercelle, voisin de sa grand-mère.
Le fermier avait un fils de vingt-deux ans. Tout en fourrageant parmi les plates-b****s de son père pour emplir le tablier de Rose, il ne put s’empêcher de remarquer combien il y avait de candeur et de bonté dans le regard de la jeune fille, et il savait par les conversations des ouvriers combien son cœur renfermait de belles et précieuses qualités !… n’était-elle pas citée dans le village comme la meilleure, la plus sage et la plus pieuse des jeunes filles de Cercelle ? Le jeune homme pensa beaucoup à cela. Bientôt le fermier s’aperçut que son fils était plus souvent au jardin, où il n’avait rien à faire, que dans les champs, où le travail ne manquait point. Le jeune paysan, en effet, s’oubliait un peu trop à admirer les fleurettes que la main de Rose faisait fleurir ; il passait chaque jour de longs instants debout contre la haie qui séparait les deux jardins, quelquefois il se hasardait à parler à la jeune fille, et il était heureux lorsqu’elle lui avait répondu par quelques paroles ou seulement par un sourire.
Un jour de grande hardiesse, au risque de déchirer son vêtement, il passa au travers de la baie et entra dans le jardin de la veuve Durier. Il portait dans ses bras un lis magnifique qu’il venait d’arracher.
– Cette fleur manque près de la madone, dit-il à Rose.
C’était la seule raison qui pût lui faire obtenir le pardon de sa petite incartade.
Rose ne se fâcha point.
Le lis, remis en terre, fut soigné par la jeune fille avec un soin tout particulier ; il devint le roi du parterre.
Il fut permis au jeune paysan de venir quelquefois causer avec Rose et sa grand-mère. Il profita si bien de la permission, que le passage qu’il s’était ouvert dans la baie alla toujours en s’élargissant.
Un matin, le fermier aperçut la trouée et n’eut pas de peine à deviner qui l’avait faite. Il comprit alors pourquoi son fils allait si fréquemment au jardin.
– Ah ! ah ! monsieur mon fils, se dit-il, je m’explique maintenant ta passion pour les fleurs ; mais ce ne sont point les giroflées, ni les camélias ni les œillets, ni même les tulipes que tu aimes le mieux : ce sont les roses, ou plutôt une seule rose la Rose du forgeron Durier. C’est encore une enfant ; mais elle est honnête et Sage et puis son dévouement pour sa vieille grand-mère est admirable. Tout cela vaut quelque chose. Allons, allons, mon fils, vous avez bon goût, et je suis content de savoir que vous n’êtes pas un s*t.
Et le fermier, les mains derrière le dos, acheva de faire le tour de son jardin en riant doucement.
Le même jour, il se trouva seul avec son fils dans un pré dont on avait coupé l’herbe la veille, et que les faneuses venaient d’abandonner. Il l’appela et lui fit signe de s’asseoir à côté de lui sur le foin.
– Dis-moi, Charles, lui dit-il, sais-tu qui s’est amusé à percer la haie de mon jardin du côté de la mère Durier ?
Le jeune homme devint aussitôt rouge jusqu’aux oreilles.
– Tu ne réponds pas, reprit le fermier.
– Je ne crois pas le dommage bien grand, mon père ; mais, si vous croyez le contraire, ne cherchez pas le coupable trop loin : c’est moi.
– Je m’en doutais, car j’ai vu de bien jolies fleurs dans le jardin de la veuve. J’y ai vu aussi une jeune fille charmante.
Le jeune paysan baissa les yeux.
– Est-ce que tu l’as remarquée, la fillette à Jeanne le sage ?
– Oui, mon père. Et si vous ne voyez pas d’empêchement ?
– Eh bien ?
– Rose sera ma femme.
– Je te donne d’avance mon consentement. J’espère que le forgeron ne nous refusera pas sa fille, car je ne vois pas qu’il puisse trouver ici, à Cercelle, un meilleur parti pour elle.
– Tenez, mon père, vous me rendez bien heureux.
– Rose n’est pas une fille à dédaigner, continua le fermier sans répondre aux paroles expansives de son fils ; son père est un rude travailleur qui gagne de bonnes journées et qui lui amassera sûrement un magot. Et puis, à ma connaissance, la vieille Durier n’a pas moins de quatre à cinq mille écus d’argent bien placé. Tout ça sera pour la Rose un jour. C’est donc une fille presque riche et la meilleure à choisir dans tout Cercelle. Savais-tu ça, mon garçon ?
– Non, mon père. Mais pour faire le bonheur de son mari, Rose n’aurait pas besoin de cette fortune.
– Pour faire le bonheur d’un mari, je ne dis pas ; mais pour en trouver un, ce n’est pas la même chose.
Le jeune homme sentit qu’il était raisonnable de ne pas répondre. D’ailleurs, il n’avait point à défendre son affection pour Rose contre les idées de son père. Du moment que le fermier l’approuvait, il lui importait fort peu que ce fût pour un motif ou pour un autre.
– Je verrai le forgeron un de ces jours, reprit le fermier ; je lui dirai deux mots de cette affaire, et nous arrangerons ça.
Charles remercia son père, et ils se séparèrent, le fermier songeant à ses foins, à ses moissons et à l’argent qu’il retirerait d’une récolte abondante ; le fils, le cœur joyeux, pensant à Rose, à son mariage, à l’avenir, à toutes les joies d’une vie heureuse…
Le lendemain, dans l’espoir de voir la jeune fille, Charles ne quitta presque pas le jardin ; mais Rose ne se montra point parmi ses fleurs. Il apprit, le soir, que la veuve Durier était devenue très malade, et que, d’heure en heure, on attendait son dernier moment.
Elle mourut quelques jours plus tard.
– Pauvre Rose ! pensa Charles, elle doit être bien malheureuse aujourd’hui.
Et, malheureux lui aussi, il regardait avec mélancolie la statuette de la Vierge, le beau lis fleuri près d’elle et toutes les fleurs de la jeune fille. Les corolles languissantes s’inclinaient sur leurs tiges à moitié desséchées. De chacune, la brise emportait, en passant, quelques pétales grillés par le soleil.
– Elles n’ont pas été arrosées depuis longtemps, se dit Charles ; encore quelques jours, et toutes seront flétries. Chères petites fleurs qu’elle aime !… Mais je ne veux pas que vous mouriez, je veux qu’elle vous retrouve belles et souriantes lorsqu’elle reviendra vous visiter.
Il puisa de l’eau dans un puits et en inonda les fleurs.