II

2114 Words
II Nous sommes arrivés au jour de la première communion. La veille, Rose Durier avait attendu très tard le retour de son père ; il n’était rentré qu’à minuit, et Jeanne, prévoyant les fatigues du lendemain, avait ordonné doucement à sa fille d’aller se reposer. Rose s’était couchée en priant sa mère de l’éveiller le matin avant que son père eût quitté la maison. Elle voulait lui demander quelque chose qu’il n’oserait point lui refuser, du moins, elle l’espérait. Jeanne s’était levée avec le premier rayon-du soleil ; elle avait tout rangé dans la maison, et, sous sa main, les meubles étaient devenus luisants et polis comme des glaces. Ensuite elle était entrée dans la chambre de sa fille ; elle avait ouvert une armoire et étalé sur une table la robe blanche, le voile de mousseline et la couronne de fleurs d’aubépine dont elle devait parer son enfant pour la conduire à l’église. Oh ! comme elle était heureuse en touchant ces objets !… Sa fille, sa Rose chérie, allait être bien belle dans un instant, belle sous ce voile et cette couronne d’une blancheur immaculée, belle surtout de son innocence. Dans sa fierté et son orgueil de mère, elle ouvrait son cœur à toutes les joies, et il lui semblait qu’elle n’avait jamais souffert. Elle s’approcha doucement du lit de sa fille dont elle écarta les rideaux blancs, et, immobile, en extase, elle admira longtemps la tête gracieuse de l’enfant endormie. Il faut être mère pour comprendre cette admiration naïve et touchante. Dans son sommeil, Rose prononça tout bas quelques mots. Jeanne se pencha pour écouter. – Mère, je t’aime, je t’aime ! disait la jeune fille. Jeanne émue posa ses lèvres sur le front de l’enfant. Rose ouvrit les yeux et sourit à sa mère en lui tendant les bras, ainsi qu’elle le faisait plusieurs années auparavant, lorsque Jeanne venait la prendre dans son berceau. Jeanne se crut sans doute tout à coup rajeunie, car, oubliant que sa fille avait grandi, elle l’assit sur ses genoux et redevint jeune mère en l’habillant. Un instant après le forgeron entra dans la chambre, de Rose. L’enfant se suspendit à son cou et l’embrassa. Aucun signe de plaisir ne se montra sur le visage d’Ambroise. – Cher père, lui dit Rose, j’ai une prière à vous adresser. – De quoi s’agit-il ? demanda le forgeron. – Depuis longtemps, cher père, vous n’êtes pas allé à l’église ; promettez-moi de venir à la messe aujourd’hui. – Je n’ai pas le temps, j’ai affaire. – On ne travaille pas le dimanche, mon père. Et puis, je fais ma première communion aujourd’hui et je serais bien heureuse si je vous voyais à l’église à côté de ma mère. Dites-moi que vous viendrez, mon père, dites-le-moi. – Non, je n’irai pas. – Oh ! vous ne m’aimez, pas, mon père, sans cela vous feriez ce que je vous demande. Et Rose se mit à pleurer. – Rose ! ma petite Rose ! s’écria Ambroise en prenant l’enfant dans ses bras, ne pleure donc pas ; tu sais bien que je t’aime beaucoup. Rose sourit au milieu de ses larmes. – Vous viendrez ? demanda-t-elle. – Eh bien, je tâcherai, je ferai mon possible. – Merci, père, dit Rose ; je savais bien que vous feriez cela pour moi. Ambroise sortit en promettant à sa fille de revenir à neuf heures pour mettre son habit de fête et l’accompagner à l’église. À neuf heures et demie, il n’avait pas reparu. Rose et sa mère étaient habillées depuis longtemps ; elles sortirent seules. – Il m’a promis qu’il viendrait, il viendra, disait la jeune fille à sa mère. – Le malheureux nous oublie au cabaret, pensait Jeanne. Ce jour-là, la modeste église de Cercelle n’était pas assez vaste pour contenir la foule des fidèles qui se pressaient dans son enceinte. Les bancs des hommes étaient occupés par les jeunes garçons et les jeunes filles appelés à la communion. Avec le prêtre tous les assistants priaient, appelant les bénédictions du ciel sur les têtes jeunes et blondes qui s’inclinaient devant l’autel. Aux voix graves des chantres de la paroisse, l’orgue répondait ; puis d’autres voix jeunes et argentines entonnaient un cantique joyeux en l’honneur de la Vierge. Puis encore tout se taisait, et, au milieu d’un silence majestueux, jeunes ou vieux, tous les fronts se courbaient vers la terre. Plusieurs fois déjà, Rose avait regardé autour d’elle espérant voir son père ; mais elle n’avait rencontré qu’un visage lui souriant, celui de sa mère. Ambroise avait eu certainement l’intention de tenir sa promesse ; mais, en quittant sa fille et sa femme le matin, il s’était un peu trop éloigné de la maison. Un de ses bons amis l’avait rencontré, et tous deux étaient entrés au cabaret pour boire un petit verre ; mais à celui-là plusieurs autres succédèrent, et quand l’heure de retourner chez lui arriva, Ambroise se trouva admirablement bien en face de son camarade, et conclut qu’il devait rester là où il était à son aise. Du reste, un jeu de cartes que fît apporter son digne ami, n’eut pas de peine à faire taire tous ses scrupules. Une dernière fois, en quittant sa place pour aller s’agenouiller devant la sainte table, Rose tourna les yeux du côté de sa mère : la place du forgeron était toujours vide, et Jeanne ne souriait plus ; elle pleurait. Après avoir reçu la communion, Rose se leva avec ses jeunes compagnes ; mais au lieu de revenir à sa place, elle se détacha du groupe, et, les yeux baissés, les mains jointes, elle se dirigea vers l’autel de la Vierge. Cette action inexplicable surprit tout le monde ; tous les yeux restèrent fixés sur la jeune fille. On la vit se mettre à genoux sur la première marche de l’autel et prier le visage tourné vers l’image sainte. Au bout de deux minutes, elle se releva et revint pieusement reprendre sa place au milieu de ses compagnes. Personne ne se douta que cette action si simple d’une jeune fille, allant prier devant l’autel de la mère de Dieu, levait avoir pour conséquence l’avenir de Rose Durier. Le soir, à la nuit, le forgeron n’avait pas encore reparu dans la maison. Cependant Jeanne l’attendait, et elle était certaine qu’il ne tarderait pas à arriver, car, à l’occasion de la première communion de Rose, il avait invité son père et sa mère, deux vieillards septuagénaires, à venir souper chez lui. Rose aidait sa mère à préparer les deux ou trois plats qui devaient composer le repas de la famille. – Rose, demanda Jeanne, tu ne m’as pas dit pourquoi tu es allée prier à l’autel de la Vierge. – Je pensais à toi, chère mère, je pensais aussi à mon père, et j’ai voulu prier pour vous. – Chère enfant ! Et qu’as-tu demandé à la bonne Vierge ? Rose se rapprocha de sa mère et lui dit à l’oreille : – Je lui ai demandé qu’elle te rende plus heureuse et que papa devienne digne de toi. – Que veux-tu dire, Rose ? L’enfant parut interdite ; elle baissa les yeux en rougissant. – Ne me gronde pas, reprit-elle ; mais j’ai compris pourquoi tu pleures si souvent. – Tu l’as compris ! fit Jeanne avec émotion. – Oui. – Ô mon Dieu ! s’écria Jeanne avec douleur ; j’avais cependant voulu tout lui cacher. – Rassure-toi, chère mère, avant peu mon père se sera corrigé de son vilain défaut ; il ne boira plus. – Puisses-tu dire la vérité, Rose ! – As-tu confiance en la bonne Vierge ? – Si j’ai confiance ! oh ! oui. – Eh bien, espérons et attendons. – Espérons et attendons, répéta Jeanne. Elle ouvrit ses bras à sa fille. – En t’envoyant sur la terre, reprit-elle, Dieu a mis en toi le cœur et l’âme d’un de ses bons anges. Un éclat de rire hébété, stupide, sembla répondre à ces paroles. La mère et la fille se retournèrent vivement. Le forgeron était à quelques pas d’elles. Les jambes écartées et le dos en arc, il les regardait en ricanant. – Joli, joli, dit-il d’une voix enrouée ; et moi, est-ce qu’on ne m’embrasse pas ? – Dans quel état revient-il ! murmura Jeanne en soupirant. Rose, donne une chaise à ton père. La jeune fille s’empressa d’obéir. Mais Ambroise repoussa le siège du pied et alla s’appuyer contre le pétrin. – Comme elle est gentille, ma petite Rose, dit-il. Eh ! eh ! la toilette lui va à ravir, on dirait d’une riche demoiselle, n’est-il pas vrai, Jeanne ? – Mais oui, répondit la mère heureuse du compliment adressé à sa fille. Ce matin, pendant la messe, tout le monde l’admirait. – Et vous seul n’étiez pas là pour me voir, mon père. – C’est vrai ; mais ce n’est pas ma faute, vois-tu ; les amis… – Ambroise, n’appelez pas les hommes que vous fréquentez, et avec lesquels vous passez des journées et des soirées entières, vos amis. Dites plutôt que ce sont vos mauvais génies, reprit Jeanne. – Et pourquoi cela, Jeanne la grondeuse ? – Parce que leurs conseils vous ont perdu. Avec eux vous avez désappris à respecter les choses les plus saintes ; votre cœur est devenu insensible, et vous foulez sous vos pieds vos chères croyances d’autrefois. Sont-ce vos amis, ceux-là qui vous retiennent loin de votre maison lorsque votre femme inquiète sur votre sort et sur l’avenir de son enfant, gémit en vous attendant ? Non, je vous le dis encore, ces hommes ne sont pas vos amis. – As-tu fini ? – Oui, car toutes mes paroles sont vaines ; depuis longtemps ma voix a perdu le don de vous toucher. – Eh bien, ne parle jamais, ça te réussira peut-être. – Ah ! Ambroise, tu pourrais être si heureux… – C’est ça, attendrissons-nous, maintenant. Ma parole, j’ai envie de m’en retourner. – Près de vos chers amis ; ils sont si précieux ! – Oui, ils sont précieux ; avec eux je m’amuse au moins, tandis qu’ici… – Vous vous ennuyez. Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous me le faites sentir, et bien cruellement encore. Ambroise haussa les épaules en tournant la tête. – Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ? fit-il en prenant la couronne de première communion que Jeanne avait posée sur le pétrin un instant auparavant. – C’est ma couronne, mon père, dit Rose. – Ah ! eh bien, je la trouve laide, ta couronne, reprit le forgeron. Et, regardant sournoisement sa femme, il se mit à en froisser les fleurs dans ses larges mains. Jeanne poussa un cri de mère offensée, s’élança vers son mari et lui arracha la couronne. – Tu n’es pas digne d’y toucher, s’écria-t-elle le regard étincelant, le visage enflammé. – Je l’ai souillée, fit le forgeron devenu blême de colère ; eh bien, le feu purifie. En disant ces mots, il s’empara de nouveau du modeste emblème et le jeta dans la flamme du foyer. En une seconde la couronne fut consumée. – Ambroise, Ambroise ! exclama la pauvre femme, tu n’es qu’un malheureux ! Rose pleurait à chaudes larmes. – Tais-toi, Jeanne, tais-toi, dit le forgeron en faisant un geste plein de menace. Sa physionomie avait pris soudain le masque d’une cruauté repoussante. Mais Jeanne, exaspérée et poussée à bout par l’action brutale de son mari, se redressa majestueusement dans son indignation. – Non, je ne me tairai pas, s’écria-t-elle avec force, trop longtemps j’ai souffert et dévoré secrètement mes larmes ; à force de se sentir déchiré, mon cœur exhale enfin un cri de douleur. L’épouse a pu se résigner, car son bonheur seul était compromis ; mais aujourd’hui je sens que je suis mère, et, du moment que ma fille peut avoir à souffrir, je me lève pour la protéger et la défendre. La faiblesse que j’ai montrée jusqu’à ce jour a été coupable, très coupable, je le vois, car elle a en quelque sorte autorisé votre conduite. Si dès le commencement, au lieu de gémir en silence, je vous avais résisté ; si j’avais été sévère et forte, je me serais épargné bien des tourments et à vous, peut-être, des remords. Maintenant, l’épouse méprisée, humiliée, oublie et vous pardonne ; mais la mère se révolte et vous crie : Respect à votre fille ! respect à mon enfant ! – Jeanne, prends garde ! prends garde ! hurla le forgeron. Et les lèvres écumantes, lançant des éclairs de ses yeux fauves, il leva le poing sur la tête de sa femme. – Tue-moi, tue-moi ! cria Jeanne ; j’aime mieux mourir sur l’heure que de vivre plus longtemps avec un misérable tel que toi. Ambroise fit entendre comme un rugissement de bête farouche et s’empara d’un maillet qui se trouva sous sa main. D’un bond, Rose s’élança entre son père et sa mère. Le coup destiné à Jeanne la frappa en pleine poitrine. Elle poussa un cri étouffé, chancela un instant et tomba inanimée dans les bras de sa mère. Quelques gouttes de sang teintèrent de rouge ses lèvres roses. – Le monstre ! cria Jeanne d’une voix éclatante, il a tué sa fille… En voyant chanceler l’enfant, Ambroise resta immobile, le regard fixe et la bouche ouverte comme si la foudre l’eût frappé. Puis, soudainement dégrisé, il comprit tout ce qu’il y avait d’horrible dans son action. La voix du sentiment cria en lui ; ses entrailles de père s’émurent, et il sentit son cœur se serrer comme par une affreuse pression. Ses oreilles bourdonnèrent, un voile de sang couvrit ses yeux, et palpitant, épouvanté, presque fou, il tomba aux genoux de sa fille en sanglotant. – Assassin, arrière ! lui cria Jeanne d’une voix terrible en le repoussant. Ambroise courba la tête. Il prit dans ses grosses mains rudes les petites mains brûlantes de sa fille et se mit à les b****r avec transport. Au bout d’un instant, Rose rouvrit les yeux. Ambroise poussa une exclamation de joie. – Sauvée ! dit-il ; elle est sauvée ! Rose considéra son père avec étonnement d’abord, puis elle sourit. – Jeanne, reprit Ambroise avec gravité, pardonne-moi. À partir d’aujourd’hui, jeté jure que tu n’auras plus à te plaindre de ton mari, je te jure que je ne boirai plus. Rose regarda sa mère. Son regard semblait lui dire : – Tu vois que je ne t’ai pas trompée… Quand les vieux parents arrivèrent, le forgeron tenait dans ses bras sa femme et sa fille. Ambroise et Jeanne, accueillirent en souriant les deux vieillards.
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