IV
Un matin le fermier dit à son fils :
– Hier, je passais devant la maison du forgeron ; j’ai pensé à toi et je suis entré.
– Vous lui avez parlé ? s’écria le jeune homme.
– Sans doute, je n’avais pas d’autres raisons pour lui faire une visite.
– Que vous a-t-il répondu ? demanda Charles avec anxiété.
– Qu’il était heureux demande, et qu’à ce sujet il interrogerait sa fille. Seulement il veut que dans tous les cas nous laissions passer un an avant le mariage.
– Une année ! si longtemps ?… fit le jeune homme.
– « Ma mère vient de mourir, m’a-t-il fait observer ; ce serait mal de songer à la joie et de nous réjouir au bord de sa tombe à peine fermée. » J’ai compris cela, et j’ai été de son avis.
– C’est juste, mon père. J’attendrai.
Depuis la mort de sa grand-mère, la jeune fille était encore, plus rêveuse qu’auparavant. À voir sa jolie tête penchée, ses yeux demi-clos, on aurait pu croire qu’elle se courbait sous une lassitude générale, sa mélancolie prenait un caractère tout à fait alarmant.
Et Jeanne se disait souvent :
– Rose a quelque-chose : une pensée secrète l’occupe. Pourquoi me la cache-t-elle ?
Dès les premières paroles que son mari adressa à la jeune fille, elle se disposa à écouter les réponses que ferait Rose ; mais, malgré elle, elle se sentait inquiète et mal à l’aise.
– Dis donc, Rose, fit le forgeron en souriant, il paraît que tu as un promis.
– Un promis, mon père ! répondit la jeune fille étonnée.
– Mais oui, et un jeune homme très bien, ma foi. Nous avons appris cela ces jours derniers.
– Et vous me l’apprenez aujourd’hui, mon père, car j’ignore…
– Oh ! tu ignores…
– Je ne comprends vraiment pas ce que vous voulez dire.
– En es-tu bien sûre ?
– On ne peut plus certaine, mon père.
– Je crois que tu te souviens mal, et qu’en cherchant un peu…
– Je vous assure, mon père…
– On dit pourtant, interrompit le forgeron, que ce jeune homme causait souvent avec toi.
Rose fit un mouvement brusque et se tourna vers sa mère, une interrogation dans le regard.
– C’est son père qui nous l’a affirmé, dit Jeanne.
– Charles… Charles Blondel !… s’écria la jeune fille.
Et ses joues devinrent encore plus blanches que d’ordinaire.
– Ah ! tu vois bien que tu le connaissais, reprit Ambroise en riant.
Deux larmes jaillirent des yeux de la jeune fille.
– Rose, mon enfant ! s’écria Jeanne effrayée.
– Ce n’est rien, reprit la jeune fille avec un sourire plein de tristesse.
Elle essuya vivement ses yeux, et, s’adressant à son père :
– Vous avez vu M. Blondel, que vous a-t-il dit ? demanda-t-elle.
– Que son fils désirait t’avoir pour femme, et il t’a demandée en mariage.
– Et vous avez répondu ?
– Que nous t’en parlerions.
– Eh bien, mon père, voyez M. Blondel dès demain, et dites-lui que je ne veux pas me marier.
– Que tu ne veux pas te marier ? répéta Ambroise, qui crut avoir mal entendu.
– Oui, mon père.
– Oh ! c’est impossible ! s’écria le forgeron, Rose, tu réfléchiras.
– C’est tout réfléchi, mon père.
– Charles Blondel te convient, et je suis sûr qu’il te rendrait heureuse.
– Je le crois comme vous, mon père ; Charles Blondel est un bon et loyal jeune homme que j’estime.
– Ce qui ne t’empêche pas de le repousser sans pitié et sans te soucier de la peine que tu lui feras.
– Il le faut, puisque je ne puis être sa femme.
– Pourquoi ? Dis-nous au moins pourquoi.
Rose laissa tomber ses paupières sur ses grands yeux et ne répondit point.
Un regard de sa femme fit comprendre à Ambroise qu’il ne devait pas insister et qu’il n’avait plus rien à dire. Au bout d’un instant il se leva et sortit pour ne pas laisser voir son mécontentement.
Jeanne, restée seule avec sa fille, l’attira doucement sur ses genoux, la baisa au front, et, tout en lissant ses beaux cheveux :
– Tu as fait de la peine à ton père, lui dit-elle, il est parti contrarié.
– Je le regrette, chère mère ; mais j’ai dû lui répondre ainsi que je l’ai fait.
– Tu aurais pu lui donner une raison. J’ai l’habitude de lire sur ton visage : j’ai compris ton silence et deviné que tu ne dirais pas à ton père toute ta pensée ; mais à moi, tu ne dois point te cacher : on confie tout à une mère.
– Oui, mère, tout.
– Ainsi tu vas me dire pourquoi tu ne veux pas de Charles pour ton mari. Est-ce qu’il te déplaît ?
– Non.
– Eh bien, alors, pourquoi ?
– Parce que je veux être religieuse, ma mère.
– Religieuse ! fit Jeanne dont les yeux arrondis se fixèrent sur le visage de la jeune fille.
– Oui, chère mère. Dans trois mois j’entrerai au couvent.
– C’est donc vrai ? Quoi ! tu veux nous abandonner… Rose, Rose, tu ne nous aimes donc plus ?
– Oh ! ma mère vous savez bien le contraire.
– Et froidement tu parles d’entrer au couvent ! s’écria Jeanne désolée ; tu ne sais donc pas qu’une fois les portes d’une de ces maisons refermées sur toi, tu seras à jamais perdue pour nous ? Nous n’avons que toi seule au monde, Rose ; tu es notre joie, notre espérance, et tu veux nous condamner à te pleurer !… Mais non, tu nous aimes, nos larmes te toucheront, tu ne résisteras pas à mes baisers. Songes-y, Rose, sans toi nous ne pourrions plus vivre. Ne plus te voir chaque jour, ne plus entendre ta voix désormais !… oh ! non, c’est impossible ; tu ne peux le vouloir. Renonce à ce projet qui me fait frissonner de terreur, qui me brise le cœur. D’ailleurs, ton père ne te permettra pas de nous quitter, et j’espère bien que tu ne lui désobéiras point.
– Vous m’aiderez à obtenir son consentement, chère mère.
– Moi, moi !… ah ! tu ne le crois pas !…
– Il le faut.
– Mais qui donc a pu t’inspirer l’idée de te faire religieuse ?
– Dieu sans doute, ma mère ; c’est un vœu que j’ai fait volontairement.
– Un vœu ! répéta Jeanne consternée.
– Oui, le jour de ma première communion. Vous vous souvenez que je suis allée prier à l’autel de la Vierge ? continua la jeune fille.
– Je m’en souviens.
– Je pensais à vous, ma mère ; je venais de voir couler vos pleurs, je devinais toutes vos souffrances, je savais que mon père ne vous rendait pas heureuse. Alors j’ai promis de me consacrer à Dieu si mon père redevenait digne de vous, si un jour toute sa tendresse vous était rendue. Le ciel a exaucé mes vœux ; maintenant, ma mère, c’est à moi de tenir ce que j’ai promis.
Jeanne courba son front, et, la poitrine oppressée par des sanglots, elle pressa fiévreusement sa fille sur son sein.
– Dieu t’appelle à lui, dit-elle ; que sa volonté soit faite !
Elle pleurait ; mais à travers ses larmes on voyait dans ses yeux comme le rayonnement d’une joie divine. Pour elle, le sacrifice était accompli.
Le forgeron opposa à la volonté de Rose, soutenue par le consentement de sa mère, une résistance opiniâtre ; la lutte dura plus de deux mois. Enfin, il se laissa persuader, et Rose partit pour la ville où l’attendaient les sœurs de la Providence.