VII - La vierge de Trévig

1417 Words
VII La vierge de TrévigJe gagnai donc le cimetière de Copenhague, cet heureux cimetière où l’on ne dépose peut-être pas un mort tous les demi-siècles. Il ne devait pas m’être bien difficile de trouver la tombe que je cherchais. Là où la terre serait fraîchement remuée, je prierais. Un mot d’explication ici, mon ami, pour que tu puisses comprendre mon langage. Le cimetière de Copenhague, comme tous ceux d’ailleurs de ces contrées, n’est point comme les cimetières de la Caucasie. Là une inhumation est bien simple. On fait pour les hommes ce que nous faisons, nous, pour les animaux. On creuse une fosse de la longueur du cadavre. Cette fosse doit avoir quelques pieds de profondeur, non point par respect pour la mémoire du défunt, mais afin qu’en pourrissant il ne nuise point aux vivants. Cette manière est, je crois, celle de plusieurs peuples de l’antiquité. Cela ne me surprend point, car la barbarie n’aide point au développement des sentiments affectueux : mais chez les modernes, je ne puis que m’en étonner. Il est vrai que la civilisation dont chaque peuple fait parade, est bien diverse chez chaque peuple ; ce qui ferait croire que peut-être elle n’est pas chez tous ceux qui la revendiquent comme leur propre. Je ne comprendrai jamais, moi, une civilisation qui ne dit pas à l’homme : ton père, ton frère, ton fils, ton ami est ce que tu as de plus cher au monde, après Dieu. Et tu te hâtes de les dérober tous à tes yeux ! Tu caches ces traits que tu chérissais tant et que tu pourrais revoir encore tous les jours, si tu le voulais ! Tu peux vivre encore des traits de ta fille bien-aimée ; sa bouche peut te sourire jusqu’à ton dernier jour : mais toi, tu ne veux pas ; tu creuses un trou dans la terre, et, les larmes aux yeux, tu dis : pourris là… Tête si belle et si chère, adieu ! décompose-toi, sois dévorée par les vers, les insectes immondes !… pourris… Ne crois pas, mon ami, que cette manie d’oublier ses morts soit un anachronisme dans la vie de Seeland ; que ce soit une particularité au village à demi sauvage de Copenhague ; non. Tout le pays conserve cette coutume surannée, excusable tout au plus chez nos pères, chez lesquels le sentiment du beau était émoussé par l’égoïsme et la dureté de mœurs… Ce que je dis là, mon ami, n’est pas tout à fait exact pourtant. La dureté des habitants de Seeland n’est peut-être pas celle que j’avais pu croire en examinant le petit charnier de Copenhague. Aussi pour te remettre l’esprit avec eux je te noterai ici ce que j’ai pu observer plus tard dans leurs villes. Là sans doute le sentiment est mieux cultivé, et l’on a pensé qu’il était ignoble de réduire cette belle mécanique qu’on appelle le corps humain en f****r, en l’enterrant dans un trou. Aussi ce trou d’inhumation, beaucoup l’enduisent de pierres et de mortier, et le surmontent, chacun selon sa fortune, de dalles plus ou moins belles, élevées au-dessus du sol. Quelques-uns même embaument leurs corps, non pas, il est vrai, pour les voir plus longtemps ; non ; car tout est bien fermé, scellé, de manière qu’on ne voie jamais rien, mais on peut voir ; et cela suffit au cœur Seelandais. Pauvre cœur ! Quelle différence, mon ami, avec nos inhumations en Caucasie ? Comme chez nous elles parlent haut la religion d’un bon cœur, la douce piété des souvenirs ! Et pourtant croirais-tu que j’ai vu des Seelandais en rire ; que je les ai entendus nous traiter d’enfants pleurards, tout en donnant à leur impiété le beau nom de philosophie. Pauvres philosophes ! Tiens, mon ami, que je te raconte donc tout de suite une inhumation dont je fus témoin dans le Seeland, quelques jours après mon départ de Copenhague, et tu verras un petit coin de cette civilisation dont nos voisins font tant de bruit. Nous en finirons ainsi d’un seul trait avec cette lugubre question des funérailles, que l’on n’aime pas soulever trop souvent sur le chemin des voyages. C’était dans la capitale, à Trévig. Une pauvre jeune fille, bien jeune encore, chérie, adorée de sa famille, bonne aussi, disait-on, naïve et pure comme une vierge de nos montagnes, mourut. La douleur fut déchirante, inconsolable. Perdre tout d’un coup, en quelques jours, l’objet des rêves les plus riants, les plus doux, tout un bonheur ! Mais la vierge, la jeune fiancée était morte : ce n’était plus qu’un cadavre sur lequel la loi allait porter sa dure main, sa main glacée, impitoyable. Pour la famille, c’était toute la consolation de sa vie qui s’évanouissait ; c’était une divinité qui retournait au ciel ; c’était un vase de parfums précieux, qu’une main ennemie avait brisé. Pour la loi, ce n’était plus qu’une immondice qu’il fallait enlever d’une maison habitée, de peur d’infection. Je ne blâme pas la loi, mon ami : la loi n’a ni larmes, ni cœur ; c’est une machine qui tourne continuellement et dont rien ne peut arrêter les rouages. Mais les gens de la loi !… Ah ! mon ami, s’ils étaient dans la Caucasie, comme je les ai vus dans le Seeland, je crierais : vengeance ! jusqu’à ce que la voix m’eût manqué. Je ne demande pas que l’homme de la loi sanglote de mes peines ; mais je veux qu’il soit grave, quand je viens devant lui enregistrer mon malheur. Qu’il songe, le malheureux, que le rôle que je remplis aujourd’hui auprès de lui, il le remplira un jour, lui, et qu’il sonde son cœur, si, son cœur n’est pas plus dur que le rocher, pour lui demander de quel œil il verra ce jour-là l’homme de la loi rire de ses souvenirs de débauche, en inscrivant sur son registre la grande peine qu’il viendra lui déclarer. Je suis indigné, mon ami, de tout ce que j’ai vu. Depuis le dernier soupir de cette pauvre enfant jusqu’à son inhumation dans le trou fatal de leur cimetière, la famille n’eut que douleur sur douleur. Une foule d’oiseaux de proie inconnus dans notre belle patrie, s’est abattue sur elle. La mort dans ce pays doit nourrir une légion de vampires. La religion lui mesure ses prières, lui compte ses honneurs, ses chants, son luminaire, ses vêtements de cérémonie. Plus on paie, plus on prie pour le défunt. Pauvre défunt ! Pauvre famille ! Pauvre pays ! Ah ! et nous dont la religion est si douce, les usages religieux si simples, si graves, si désintéressés, on rit de nous ! Pour nous, un mort que nous plaçons à l’écart de nos habitations, est un ami que pleurent ses amis et que salue gravement et religieusement l’inconnu. Tandis que là… Tiens, voici la fin du tableau. Lorsqu’il fallut enlever la vierge inanimée de sa couche habituelle, pour la placer dans la couche des morts, des mains pieuses et chères lui rendirent ce dernier devoir, couvrant d’aromates, de couronnes virginales ce pauvre ange terrassé… Ah ! mon ami, mon ami, j’ai vu ce tableau déchirant… ces mains crispées de douleur, ces fronts ruisselants de la sueur froide du désespoir, ces sanglots… Ah ! j’ai tout vu, tout entendu. Une larme m’est venue aux paupières ; mais l’indignation l’a séchée, comme un vent du nord sèche la rosée des prairies. Derrière nous il y avait les hommes de la loi, qui riaient de pitié, qui regrettaient tout haut de ne pas faire un travail qui devait leur rapporter des gratifications. Des gratifications ! ces hommes en ont demandé pourtant devant moi, exigé, tarifé… C’est ignoble, ignoble, ignoble ! Tiens, mon ami, sortons de là ! Si ces peuplés sont civilisés, qu’entendent-ils donc par civilisation ? S’ils sont civilisés, ils ont des cœurs de sauvages. Je me trompe ; ils ont dans la poitrine un viscère qui, au lieu de sang, charrie dans tout leur corps un fleuve de désirs… les désirs de l’or, et rien que les désirs de l’or… Je te demande pardon, mon ami, de penser tout haut avec toi. J’aurais pu te faire grâce de mes impressions funèbres et funéraires ; mais je suis si peiné de ces souvenirs, que je me sens soulagé de verser ces peines dans le cœur d’un ami qui, j’en suis certain, y compatit de toute son âme. Et puis, j’ai fait serment dans tes mains de te rendre compte de toutes mes pensées, en te tenant au courant de mes voyages. Ton bon cœur me pardonnera, si parfois le mien déborde et déraisonne. Il était bien naturel d’ailleurs que ces pensées me vinssent au souvenir du cimetière de Copenhague, où j’allais avec toi, souviens-t-en, prier sur la tombe du père Franco, et lui faire mes adieux. Ce cimetière est un petit coin de terrain inculte, où poussent toutes les herbes que la nature y sème, et quelques arbres maigres et chétifs que la main des hommes y a plantés. Il n’a point été nécessaire de bâtir aucune muraille autour, pour le défendre de l’approche des quelques animaux qui habitent le petit village avec leurs propriétaires. Des rochers, des débris de pierres noircies par la pluie, les lichens, le temps, entourent ce petit cimetière de toutes parts. Un tronc d’arbre placé en travers d’une ouverture pratiquée dans ce cercle de rochers, indiquait que là était l’entrée, et la fermait seul.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD