Introduction
IntroductionJe serais bien fâché que l’on prît ce livre pour la boutade d’un humoriste ; je le serais bien plus encore que l’on me crût un frondeur quand même. Je parle sérieusement, et je ne fronde pas.
Si mes opinions sur l’histoire n’ont point l’orthodoxie que quelques personnes leur voudraient, j’en demande pardon à ces personnes, mais je garde humblement mes opinions, convaincu qu’elles ont l’orthodoxie d’un bon nombre.
Je ne voudrais pas non plus qu’on m’accusât de froisser la religion de qui que ce soit, pour avoir jeté quelque doute sur l’antiquité de notre globe. Mais je ne me regarderai jamais comme un impie, pour croire que le monde est plus vieux qu’on ne le dit ; qu’avant la création d’où date notre ère, il y avait peut-être, probablement même, un monde existant, un monde qui a dû parcourir, comme tous les mondes, ses diverses périodes de naissance ou de barbarie, d’accroissement ou de civilisation.
Et si ce monde a été précédé d’autres mondes indéfiniment même, pourquoi ne le dirais-je pas encore ? pourquoi ne dirais-je pas qu’il n’est pas logique de le nier, parce que nous n’en avons point de souvenirs, point de faits, point de traces, jusqu’à cette époque de chaos, dans laquelle Dieu, selon la Genèse, a créé notre monde à nous ?
Oh ! je sais bien qu’il y a ici des raisonnements à perte de vue de la part des savants ; je sais bien qu’il y a des théories qui calculent l’époque de la naissance de notre terre, et le terme de sa durée. Mais ces raisonnements sont si subtils et si contradictoires ; ces théories s’anéantissent si bien les unes par les autres, que l’on est réellement en droit de n’y croire qu’autant qu’on le veut bien : et je n’y crois pas.
Pour moi, le monde est très vieux, bien plus vieux qu’on ne le dit, bien que je lui reconnaisse un commencement. Mais ce commencement, qui osera le rechercher dans les ténèbres de son impénétrable antiquité ? Contentons-nous donc de conclure… Oui, que pouvons-nous conclure de cette pérennité du monde ?
À la vue de son imperfection, de la mobilité de ses êtres, de la fermentation intestine qui pervertit ou détruit sans cesse, n’avons-nous pas le droit de conclure au moins que des changements inouïs se sont produits dans toutes ses parties ? Que le globe d’aujourd’hui n’est pas le globe d’autrefois ; que le globe dans plusieurs milliers d’années, ne sera plus celui d’aujourd’hui ?
L’air, les mers, les fleuves, les terres, les villes, tout sera changé, dans son essence ? Non ; car l’eau sera toujours de l’eau ; mais tout sera changé de place, tout sera changé dans ses rapports, dans son aspect, dans ses qualités même.
Et ainsi sera-t-il de l’homme.
Veux-je dire que l’homme changera dans sa nature ? Assurément non ! dans ses passions encore moins peut-être. Pourquoi ? parce qu’il n’a jamais changé. Mais sa civilisation, ses mœurs et ses lois changeront.
Aussi, puis-je sans être grand prophète, prévoir aujourd’hui ce qu’il fera dans quatre mille ans, en donnant toutefois à ses passions les couleurs de l’avenir.
Tout cela pourrait être fort triste, à mon avis, quoique mon avis ait peut-être tort, je l’avoue, car toute question a toujours deux faces au moins, l’une gaie, l’autre triste.
La France d’aujourd’hui, qui a toujours l’esprit libre et allègre, et qui a sa civilisation dont elle est contente et frère, ne manque jamais de rire de la civilisation de nos ancêtres : il est probable que si elle pouvait lire dans l’avenir, elle rirait bien plus encore de la civilisation de ses descendants.
Elle estime tant sa force et sa science, qu’elle est loin de penser qu’on les égalera jamais, et surtout que l’une et l’autre soient à l’heure de leur décadence.
Il est à souhaiter, pour tout bon patriote, que la France ne se trompe pas ; qu’elle reste ce qu’elle est ; qu’elle progresse même encore, et toujours. Aussi, prendrais-je un plaisir infini à la voir peinte sous les traits les plus beaux et les plus vivaces, non avec ses vêtements du passé, mais avec ceux de l’avenir, de cet avenir que je lui souhaite de tout cœur.
Mais qui nous dit qu’il n’en sera point autrement ; que dans quatre mille ans, elle n’aura pas le visage décrépit de la vieillesse et de l’abrutissement ? Qui nous dit qu’au lieu de ce luxe qui la rend si belle ; de cette science qui la relève si haut ; de cette vaillance qui la rend si redoutable aujourd’hui, il n’y aura pas chez elle alors que petitesse, ignorance et misère ? Qui nous dit que ses palais si luxueux ne seront pas des huttes ; ses places si splendides, des carrefours de forêts ; ses rues si magnifiques, des sentiers épineux ; ses rivières, des marais fangeux ? Qui nous dit que sa population si puissante, si frère et si nombreuse, ne sera pas une petite tribu d’esclaves, tombée sous la coupe régulière des barbares ?…
Fasse Dieu qu’il n’en soit jamais ainsi !
Mais quand je vois l’ennemi semer l’ivraie dans le champ de notre civilisation, n’ai-je pas le droit de craindre que notre civilisation ne soit étouffée un jour ? Quand ? je n’en sais rien… dans cinquante, dans cent, dans deux cents ans peut-être, que sais-je !
Quand je vois tant de vices poindre chez nous de toutes parts, l’égoïsme à leur tête, j’ai peur pour notre société, parce que je sais qu’un bâtiment ne croule jamais si sûrement que lorsque ses fondations sont minées par les insectes.
Quand je vois le Dieu du sage détrôné de ses autels par le Dieu du fou ; quand je vois la vertu au-dessous du savoir-faire ; la misère au-dessous de l’argent, que voulez-vous que j’espère ?…
Et puis, que veulent dire tous ces tiraillements des grands et des petits, toutes ces discussions incroyables du pauvre et du riche, toutes ces plaidoiries contradictoires sur le contrat social ?
Que veulent dire tous ces cliquetis d’armes qui se font entendre d’un bout de l’univers à l’autre ; ces prétentions orgueilleuses des peuples forts contre les faibles ; ces massacres sans but, à moins que ce ne soit un but que de se faire obéir d’un grand nombre ; ces pillages à main armée ?
Il n’y a plus d’autres lois que celles du plus fort ; plus d’autre logique pour régler les intérêts communs que la logique du canon. Il n’y a plus que des luttes à outrance entre tous, les uns pour prendre, les autres pour défendre.
Ne sont-ce pas là les symptômes de la dissolution de la société ?
Tous les peuples qui sont tombés, sont-ils tombés autrement ?
Ne suis-je pas alors autorisé, sans vouloir paraphraser le mot d’un grand homme, à croire que la France dans quatre mille ans sera Cosaque ?
– Cosaque ! et pourquoi ?
– L’histoire est faite, je ne la referai pas ici ; mais pourquoi pas Cosaque ? Si je voulais faire de la philosophie politique, je prouverais que cela est possible ; si je voulais faire de la politique, je prouverais que cela sera. Nous n’avons, pour nous en convaincre, qu’à bien regarder ce qui se passe autour de nous.
– Utopies !
– Si ce sont des utopies, tant mieux. Mais n’est-ce pas de ce nom-là qu’on eût flétri autrefois les dires du Ninivite, du Babylonien, du Carthaginois, qui aurait parlé, au temps de la plus grande splendeur de son pays, de Ninive, de Babylone, de Carthage, pour prédire la physionomie que nous lui voyons en l’an 1865 de notre ère ?
Là aussi les huttes ont remplacé les palais, la barbarie la civilisation.
Non, il n’y a point là d’utopies : ce qui a été sera. Les peuples ne changent jamais que de lois et d’habits. Leur nature est toujours la même ; leur vie s’agite toujours au milieu d’une mer de passions, et la fin de tous se ressemble.
La vie d’un peuple, comme la civilisation, est une montagne que chacun doit gravir, sans s’arrêter jamais. Arrivé au sommet, l’on n’a plus qu’à descendre.
La France est-elle au faite de la montagne ? En l’an 5865 y aura-t-il déjà longtemps qu’elle en sera descendue ?
On peut se faire cette question, mais on ne la fait jamais par boutade. C’est toujours sérieusement que l’on regarde sa patrie mettant le pied sur le versant qui baisse.
Mais si en l’an 5865, la France a descendu la montagne, pour se trouver dans les ruines et les forêts de la Nouvelle-Cosaquie, si Paris a changé alors ses palais pour les huttes de Figuig, la montagne de la civilisation n’aura pas disparu pour cela ; elle sera occupée par d’autres peuples.
Mais quels peuples ?
C’est la question que je me fais. Pour la résoudre avec probabilité, j’ai regardé en arrière, et, d’après ce que j’ai vu, je crois pouvoir dire que la civilisation et la vie seront déplacées dans le monde ; que là où nous voyons aujourd’hui l’activité et la science sociales, on verra la barbarie, et que là où l’on voit la barbarie, les sages du temps verront la civilisation, et une civilisation peut-être plus avancée que la nôtre, quoi que nous en pensions.
Est-ce improbable ?
Je n’ai pas perdu un seul instant de vue ce haut point philosophique, qu’a su mettre en relief mon savant voyageur Caucasien, Daghestan, dans ses différentes pérégrinations, soit dans les contrées les plus civilisées du temps, telles que le Bornéo, le Soudan, le Congo, la Caucasie et le Seeland, soit dans les contrées les plus désertes et les plus abaissées, telle que la France, qui avait perdu jusqu’à son nom, pour prendre celui de Nouvelle-Cosaquie.
Si, du reste, les mœurs des peuples de ce temps ressemblent un peu aux nôtres ; si nous les voyons s’enivrer dans la coupe où nous trempons nos lèvres, qu’on ne me le reproche pas ! Qu’y a-t-il d’étonnant que l’homme, qui n’a qu’un cercle de passions à parcourir, soit dévoré en l’an 5865 des mêmes passions qui l’ont dévoré en 1865 ?
Quoiqu’il en soit, je n’accepte point la responsabilité de l’opinion de nos personnages, et je ne garantis pas plus la véracité historique des peuples qu’ils passent en revue, que nos historiens du jour ne nous garantissent la véracité de leurs récits.
Je ne suis qu’un historien comme tous, et un historien très humble ; mais je suis un historien impartial qui cherche à mettre de son mieux au net les mœurs de peuples qu’il a vus dans les mirages de l’avenir.