VI
L’heure du départC’est assez te dire, mon ami, quel prix j’attachais à ce diamant, combien j’étais heureux de sa possession. Mon bonheur n’était pas parfait pourtant, mais je crois qu’il l’eût été si j’eusse pu interroger à ma guise ma divine enchanteresse, lui demander quels étaient ces droits dont elle avait parlé, quelle puissance avait tracé sur la muraille les quelques mots que j’y avais lus, que disaient ces mots, qui donc avait changé ses dispositions à l’égard de mon livre.
Mais si je ne pouvais plus m’adresser à la divinité que je désirais, rien ne m’empêchait de parler à ce grand diable à la laide figure, qui se tenait là droit, immobile à la porte entrebâillée, et dont les yeux ne quittaient pas les miens d’un seul instant. Cet homme que je considérai alors attentivement, me parut avoir six pieds de haut. Il était laid à faire peur : sa figure à barbe inculte et hérissée était rouge, ce qui était loin d’ôter quelque chose à sa laideur, et, de plus, ses vêtements de peaux de chevreau qui conservaient toute la longueur de leurs poils, étaient surchargés de flèches ferrées, de yatagans et d’autres armes qui faisaient de ce monstre à forme humaine un arsenal ambulant et fort peu rassurant.
Je m’avançai cependant vers lui, pour lui parler : Monsieur, lui dis-je, je suis étranger et ne connais point la dame… Je m’arrêtai aussitôt, m’apercevant à temps, avant d’user ma rhétorique à improviser un beau discours, que cet homme n’entendait rien à mon langage ; car, aux premiers mots que je prononçai, il ouvrit la porte tout entière, se rangea de côté, et me montra le passage libre. Il croyait certainement que je lui demandais la permission de sortir.
Je maudis en ce moment la diversité des langues et fis serment d’écrire au premier jour un petit livre pour prouver à mes semblables combien nous serions plus heureux de pouvoir nous comprendre tous dans quelque coin du monde que le hasard nous portât. Je me rappelai alors que cette proposition avait déjà été développée par un pauvre diable d’écrivain de l’une de nos tribus, qui avait voyagé sans doute aussi, lui ; mais, j’en avais un peu ri comme tout le monde, comme on fait toujours de tout ce qui ne vous touche pas, quelque sage que ce soit. Ah ! je n’en riais pas à cette heure.
Je saluai donc profondément et sortis, sans plus m’occuper de mon ours, qui du reste ne paraissait pas s’occuper beaucoup de moi non plus : il ne me fit pas même le moindre signe de politesse.
Mais je ne voulais pas quitter Copenhague sans avoir épuisé tous les moyens de revoir cet ange ou ce démon que j’avais rencontré dans la cabane du père Franco.
Mes recherches ne pouvaient durer longtemps, me disais-je, sans me donner un résultat positif, heureux, du moins je l’espérais. Copenhague n’est qu’un mauvais village composé d’une demi-douzaine de huttes, que j’eus bientôt parcourues, interrogées : mais là où je pus me faire comprendre, je n’appris rien. Personne ne connaissait la femme que je réclamais : quelques-uns avouaient bien avoir vu une étrangère belle comme le soleil, mais aucun ne put me dire ce qu’elle était devenue, ni l’avoir vue chez soi, ni lui avoir parlé.
C’était donc une étrangère alors ! Étrangère ! Eh ! mon Dieu, à quoi me servait ce renseignement ! Une personne venant de trois ou quatre lieues, devait être une étrangère pour ces pauvres gens qui n’avaient peut-être jamais de leur vie été si loin de leur village. La pêche des mauvais poissons de leurs lacs ou de leur grand marais Baltique, la chasse des oiseaux ou des autres hôtes des forêts voisines, suffisaient à leur vie, à leur commerce entre eux.
Mais ce qui m’étonna fortement, ce fut d’apercevoir plusieurs fois, à quelque distance de moi, ma laide apparition de la porte entrebâillée de Franco. Chaque fois que j’entrais dans une hutte, cet homme s’arrêtait droit comme une pierre fichée en terre ; il ne repartait qu’avec moi, et toujours à la même distance. Je m’approchai deux fois de lui pour le questionner, persuadé que sa conduite à mon égard avait un motif important pour lui, comme pour moi, sans nul doute. Mais à mes questions sa figure restait impassible et son grand laid corps ne bougeait pas d’une ligne. Il m’écoutait comme la pierre du tombeau doit écouter le malheureux qu’elle écrase.
Je renonçai donc à lui, il ne me comprenait assurément pas ; mais lui ne renonça pas à moi. C’était son idée, l’idée d’un sauvage sans nul doute, qui voulait étudier le mouvement d’un homme civilisé.
Je continuai donc mes recherches sans plus m’occuper de lui, mais je ne les fis plus dans le village où je n’avais rien appris : je m’aventurai dans la campagne.
Les environs de Copenhague me parurent si peu vivants que je ne compris qu’on pût les habiter qu’en songeant au sentiment intime qui retient l’homme au sol qui l’a vu naître, ou à cette force indomptable qui retient l’huître et l’éponge sur leurs rochers.
Ce coin de terre, du reste, si bien abandonné de la nature, paraît l’être aussi complètement, l’heureux village ! du gouvernement duquel il relève. Il figure certainement sur la carte du pays ; ce sont les frontières, de notre côté, du vaste royaume de Seeland. Mais je suis bien sûr qu’il ne figure point sur le budget de l’État ni à l’article doit, ni à l’article avoir, et pour moi il reste plus que probable que lorsque le roi du pays dit : mes sujets… il ne pense aucunement aux pauvres hères de Copenhague. C’est un point oublié sur le globe, que je ne découvris que par le plus grand des hasards. Je l’ai découvert, mais je ne lui donnerai point mon nom. Tant pis, mon ami, si tu ne trouves pas le sien assez beau.
Je ne te dirai point, mon ami, toutes les pensées vieilles ou neuves, tous les soupirs que je poussai sur ce coin de terre qui ne semble pourtant pas en ruines. Une seule pensée, un seul soupir domina tous les autres. J’étais au désespoir, je ne trouvais point la dame que je cherchais ; mais je voyais partout le grand diable d’homme que je ne cherchais pas et que pourtant je n’évitais pas, je t’assure.
Je comprimai donc les élans, les désirs ardents de mon âme, et pris la résolution de partir le lendemain. J’étais curieux de savoir si mon diable gardien me suivrait jusque dans ma patrie, comment il ferait pour marcher aussi vite sur ses grandes jambes que moi sur celles de mon coursier, et s’il ne déploierait pas alors quelques ailes de chauve-souris, actuellement cachées sous sa peau de chevreau.
La nuit était venue et je ne pouvais plus rien chercher dans les champs. Pourtant, avant de quitter Copenhague, je résolus d’aller visiter la tombe du père Franco, d’y déposer mes adieux, en le remerciant de son livre, que je tenais constamment dans mes mains, craignant que dans ce pays de sorciers quelque sorcier ennemi ne vînt à le faire évader de mes poches.