V - La science du gros Mathieu Lænsberg

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V La science du gros Mathieu LænsbergL’imprimerie ne remonte pas à plus de huit cents ans, disent quelques-uns de nos savants, et pourtant son inventeur est parfaitement inconnu. – Pardon, répond-on un peu aigrement dans la Caucasie, tout le monde sait, pourvu qu’on soit un peu érudit, que l’imprimerie fut trouvée en l’an deux mille de notre ère par un de nos compatriotes, le très célèbre Gori. – C’est une grande erreur que vous avancez là, répliquent très crûment quelques-uns de nos voisins ; l’inventeur de l’imprimerie est un Chinois nommé Ke-Chan, qui vivait il y a quinze cents ans. Les anciens, avant cette époque, écrivaient avec des crayons à peu près semblables aux nôtres, sur une espèce de papier inconnu, mais enfin sur du papier. Ils avaient probablement des copistes occupés à rédiger d’une belle main les ouvrages que l’on voulait répandre en grand nombre. C’était même, il paraît, disent quelques érudits, un état fort lucratif, car c’était un état de confiance, et il se faisait payer chèrement. Mais enfin, il est avéré de tout le monde, ajoutent les mêmes savants, que ce prodige de l’esprit humain ne s’est pas révélé au vieux monde. On pourrait, si l’on voulait faire dire à la logique tout ce qu’elle peut dire, en trouver des preuves dans les dernières fouilles qui ont été faites sur l’emplacement du vieux Moscou. N’a-t-on pas trouvé là un cabinet tout entier rempli de papiers et de livres, de livres parfaitement reliés, mais écrits à la main ? C’étaient des livres de lois, de règlements, d’ordonnances administratives, bien précieux pour notre histoire, à n’en pas douter, mais enfin encore une fois, écrits à la main. – Ce cabinet devait être le cabinet d’un jurisconsulte probablement d’un avocat, disent toujours nos savants. Sa bibliothèque était là, tout le monde l’a vue. Comment supposer qu’un avocat n’ait pas eu chez lui un livre imprimé, s’il y en avait à cette époque. – Comment ?… Pourquoi ?… Mon ami, tous ces beaux raisonnements sont faux. On a trouvé un cabinet, c’est vrai ; je l’ai vu : mais je ne me charge pas d’expliquer pourquoi il ne renfermait pas de livres imprimés. C’est un point qui restera inexplicable pour nous, tant que nous ne connaîtrons pas les habitudes des anciens. L’imprimerie était connue de l’antiquité la plus reculée. Mon livre me l’a dit, et il ne ment pas : son âge d’ailleurs est des plus respectables, et son authenticité ne peut faire doute un seul instant. Si je ne me trompe pas, en prenant pour des chiffres ce qui n’en aurait que la ressemblance, son millésime est de 1998 1998 ! ce chiffre ne parlera à mon esprit que lorsque je saurai au juste quelle était l’ère des Français, et, Dieu merci ! je le saurai, mon ami ; car je tiens à cette heure une partie du secret de ce glorieux peuple de notre vieux globe, et tu vas voir par quel heureux hasard. Le père Franco, en homme bien avisé qui voulait que son livre, qui était arrivé sans encombre jusqu’à lui, se conservât éternellement, l’avait copié textuellement de sa main, puis écrit en seelandais, puis traduit mot pour mot pour la postérité sans doute, avec un soin des plus minutieux. Mais il avait caché cet écrit et sa traduction dans un double-fond de la boite où dormait son petit livre, par bizarrerie peut-être ou peut-être pour dérober la clé de son trésor aux mains des profanes. Eh bien ce secret, je viens de le découvrir, après avoir interrogé la boite comme j’avais interrogé le livre, et je le tiens là, sous ma main. Je suis donc fort maintenant comme un savant des vieux âges. Aussi puis-je te dire dès aujourd’hui, mon ami, ce qu’est mon livre ; je l’ai lu. Voici son titre : le gros Mathieu Lænsberg, Paris, 1998. Et tout cela en beaux caractères d’imprimerie, sur un papier fort médiocre, il est vrai, grisâtre, mou, facile à déchirer, qui est loin de valoir le nôtre, mais enfin sur du papier dont l’invention dénote certainement une connaissance des arts bien avancée. Qu’en diront nos savants qui, depuis quelques années, ont constamment leurs lorgnettes braquées sur l’antiquité, de manière à la voir, les uns grosse comme une montagne, les autres petite comme un grain de sable ? Mon livre, mon ami, tout petit qu’il est, tout humble peut-être que fut son origine, nous parlera mieux maintenant que tous nos savants ; il nous parlera mieux que tout le monde. Je l’étudierai et le caresserai autant qu’il faudra pour lui arracher ses secrets. Je ne lui demanderai pas assurément de me raconter l’histoire entière du vieux monde ; il ne me dira pas non plus sans aucun doute la vie de la France ni de l’Europe de son temps : mais il m’a déjà dit tant de choses, que je ne désespère point d’en savoir immensément encore de lui. Si nos savants ont eu assez d’imagination pour faire vivre des mondes sur un coquillage trouvé à quelques pieds sous le sol, si leur oreille a été assez fine pour entendre le langage d’une vieille mâchoire enfouie au plus profond des montagnes, que ne puis-je pas espérer, moi, du langage si clair et si net de mon livre ! Qu’il me dise deux mots seulement, et avec ces deux mots je trouverai toute l’antiquité ! Ne ris pas de ma prétention, mon ami. On a dit bien des choses sur la France ancienne, sur les peuples ses voisins. On a bien disputé sur leurs rois, sur leur position géographique, sur leur civilisation, leurs institutions, leur grandeur, leurs villes, leur population : eh bien mon livre me dit que nous ne savons rien. Notre romancier Kazbek et son école sont des gens de beaucoup d’esprit, pour avoir rendu probables les mensonges historiques qu’ils nous ont faits sur l’antiquité, pour avoir donné la couleur de la réalité à des tableaux d’imagination, pour avoir amassé de-ci et de-là des lambeaux informes avec lesquels ils nous ont bâti de si magnifiques palais : nous savons tous qu’il y a beaucoup de mérite à captiver ainsi l’intérêt des savants et des curieux. Mais patience ! mon livre, qui pour l’instant n’aspire à aucune autre faveur que celle de te plaire, nous dira mieux, je l’espère, avec moins de paroles et moins d’art, car il nous dira des chiffres et des noms propres : les chiffres et les noms propres ont souvent une éloquence au-dessus de toute éloquence. Sais-tu, mon ami, après toutes nos disputes historiques, quel était, en 1997 de l’ère ancienne, le gouvernement français ? Non, tu n’en sais rien, n’est-ce pas ? Eh bien, mon livre le sait. La France avait des rois, elle en avait douze, et mon livre dit les noms de ces rois. C’étaient : Mathurin Ier. – Nicolas-Pierre-Mathurin Bonnet, né à Argenteuil, le 10 du mois d’août 1960. – Acclamé empereur de France le 31 décembre 1997. – Résidant à Paris. Thomas Ier. – Jacques-Thomas Percepied, né à Patay, le 2 septembre 1959. – Acclamé roi de France le 15 décembre 1997. – Résidant à Orléans. Jean-Louis Ier. – Jean-Louis-Urbain Legras, né à la Guillotière, le 15 mai 1961. – Acclamé roi de France le 1er décembre 1997. – Résidant à Lyon. Je m’arrête ici, mon ami, car tu liras mon livre toi-même. Tu verras alors tous ces noms qu’il me serait trop long de t’énumérer ici, et tu comprendras mieux, je crois, le ridicule de toutes ces disputes que nous avons entre nous depuis si longtemps pour classer tous ces rois, les seuls à peu près de ces temps dont les noms soient arrivés jusqu’à nous. Hélas ! aucun de nous n’a encore eu la sagesse de dire sur cette question : je ne sais. Nous avons tous préféré débiter des sottises que de nous taire. Les noms de tous ces rois-là, nous les connaissions, je le sais, et nous en étions tout fiers, et nous nous efforcions avec eux de parler longuement et savamment histoire ancienne. Nous disions la date de leur règne, nous racontions leurs hauts faits. Eh bien pourtant, mon ami, nous ne savions rien. Combien de temps ont-ils régné ? Des siècles, disent nos historiens les plus érudits, en s’obstinant à leur donner un ordre de succession impossible. Des siècles ! quelques mois seulement peut-être, leur répond mon petit livre, qui nargue nos savants en leur révélant la date de la naissance de ces rois, et en leur montrant le siège de leur gouvernement. Pauvre histoire ! Qui nous dit, mon ami, qu’il n’en sera point ainsi dans plusieurs milliers d’années, si le monde vit encore, de notre Caucasie, qui se divise en vingt petits États indépendants, chacun avec son gouvernement privé ? De graves historiens s’évertueront sans doute alors à classer à la suite les uns des autres les présidents de chaque tribu caucasienne, pour les mettre à la tête de la Caucasie entière. Oh ! heureux alors celui qui trouvera chez quelque père Franco un gros Mathieu Lænsberg, pour rectifier les erreurs historiques qui courront sur nous ! Cette première révélation de mon gros Mathieu n’est point, à mon avis, et comme tu peux le voir toi-même, de si minime importance, et pourtant ce n’est point la seule qu’il nous fera. Il a un mot, un seul mot bien autrement important à nous dire encore, c’est la date à peu près certaine de la chute de la France. Aucun de nous ne s’accorde là-dessus : et, en vérité, nous sommes bien excusables si nous en sommes réduits à des conjectures, car il ne nous reste de cette époque aucun monument bien certain, ni bien authentique. La terre de France n’a jamais été fouillée : elle est devenue un désert inhospitalier, depuis qu’elle est tombée au pouvoir des barbares de la Cosaquie, puis du Maroc, puis de tous les autres peuples mélangés qui se sont rués sur elle de toutes parts. Nous ne savons donc rien de ce pays que ce qui nous en est arrivé par quelques-uns de nos vieux historiens, qui en ont écrit bien longtemps après sa ruine sur des traditions peut-être incomplètes, erronées peut-être, peut-être même ridicules et tout à fait fausses. Comment veux-tu dès lors, mon ami, que nous sachions la vérité sur cette terrible catastrophe ? Mon livre lui-même, qui fut imprimé en 1998, sous les yeux du pouvoir du jour, ne m’en dirait rien, ne m’en laisserait rien soupçonner, si une main indiscrète n’eût trahi sa mauvaise humeur sans doute, en attachant une note au nom de chaque roi, en marge de mon almanach. Cette note est écrite à la main, en lettres à peu près semblables à celles de l’impression, serrées, fermes, parfaitement et même élégamment accentuées. Si l’on doit juger l’homme par son écriture, je puis dire que cet homme était un homme probe, plein d’énergie, instruit et honteux de ses rois. Ce devait être un honnête homme, car, il a en quelques mots stigmatisé des puissants qui déshonoraient la société. Au nom de Mathurin Ier était accolée cette note : acclamé empereur par deux mille ivrognes. Tout le monde sait que l’illustre Bonnet était un riche gargotier des barrières, auquel il prit envie de se faire nommer empereur, comme beaucoup d’autres levaient fait avant lui. Il fit donc bien dîner un jour dans ses immenses salons deux mille rôdeurs des égouts de Paris, les gorgea de viande et de vin, puis se présenta souriant à eux, le verre à la main, et, à un signal convenu, tous poussèrent en chœur le cri de : vive l’Empereur Mathurin Ier ! C’était l’heure du dîner également aux Tuileries. La garde du jour venait de s’endormir sur des tonneaux de vin de Champagne. Les avinés de la barrière n’eurent que la peine d’emporter les braves défenseurs des Tuileries. Paris hébété comme un homme qui s’endort, continue la note, indiffèrent comme un homme qui se meurt, cria volontiers : vive l’Empereur Mathurin Ier !… en attendant qu’un autre vienne lui faire pousser un autre cri. Au nom de Thomas Ier était accolée une autre note… que tu verras d’ailleurs. Or, voici mon raisonnement, mon ami, pour dire hardiment que dans l’année 1998, ou à peu près, nous pouvons placer la grande catastrophe qui a détruit la France. Laisse-moi prendre ma thèse d’un peu haut : elle fera plus ennuyeuse peut-être, mais elle n’en sera que plus convaincante. Un trône, qu’on l’appelle Empire, Royaume ou Présidence, évidemment se donne ou se prend. Lorsqu’il se donne, on peut augurer que le peuple est sage, plein d’énergie, et qu’il sait user de ses droits : il est par conséquent de bonne durée. Lorsque le trône au contraire se prend, c’est que l’amour du bien public et de la patrie s’éteint chez le peuple ; c’est que le peuple oublie ses droits, ses devoirs, son contrat social. Il n’y a plus dans son cœur que de la faiblesse, de l’apathie, un s*t égoïsme. C’est un homme qui ferme les yeux pour ne rien voir, les oreilles pour ne rien entendre ; il cherche à dormir pour qu’aucun bruit désagréable ne vienne tourmenter sa tranquillité. Ce peuple-là n’est pas encore mort, mais il est malade, il est malade d’une maladie mortelle. S’il y a encore de la vie chez lui, ce n’est plus qu’un souffle, un râle. Mais que dirons-nous donc si le trône se prend avec de l’or, s’il se prend comme Mathurin Ier l’a pris ? Oh ! c’est qu’alors la patrie est morte : ses dépouilles sont affichées, sa pourpre est mise à l’encan. Assurément le peuple est mort… ou peut-être ne fait-il que rendre le dernier soupir, car on a vu d’effrontés coquins acheter les dépouilles du mourant qui râle sur sa couche, ou du mort dont le cadavre n’est pas encore dans la tombe. Eh bien, le trône de France se vendait en 1998, peut-être même s’était-il vendu plutôt, mon Lænsberg ne le dit pas, mais la note le dit, et il est d’ailleurs facile de le soupçonner. Évidemment donc le peuple était mort, ou du moins il se mourait. Les oiseaux de proie, les ambitieux, s’abattaient déjà sur son cadavre, en attendant que d’autres oiseaux de proie, les barbares du voisinage ou des pays lointains vinssent fondre sur lui pour tout dévorer à leur tour. Nous savons d’ailleurs, où du moins nous sommes en droit de le croire d’après la tradition et une tradition que rien ne nous dit de repousser, que la France pendant très longtemps ne forma qu’un royaume unique. Dans mon livre nous trouvons cependant plusieurs royaumes dans le pays de France en 1998. Comment ce changement si grave s’est-il opéré ? Lænsberg malheureusement n’en dit rien : mais n’est-il pas de bon raisonnement de dire qu’à la France de ces temps est arrivé ce qui arrive à tous les peuples en décadence ? Le trône unique s’est affaissé insensiblement, miné par le luxe, la mollesse, les passions honteuses et mortelles, pendant que de son côté la corruption des mœurs énervait le peuple. Quelques mains hardies se seront précipitées alors pour attraper les lambeaux de la pourpre royale et s’en affubler, sans que personne n’ait eu la force et l’énergie de s’y opposer, comme nous le voyons si clairement dans l’élévation de Mathurin Ier. Or, ce qu’un homme hardi fit, deux, trois, douze hommes purent le faire aussi. Mais si l’union fait la force, la désunion fait la ruine. Chaque roi eut son ambition, son orgueil, ses intérêts privés, inconciliables sans doute avec ceux des autres, et se tint isolé. Il n’y eut donc plus de force dès lors en France, et partant plus d’espoir de relever la patrie abattue. Ainsi croula certainement la France de 1998. Tous ses trônes divisés durent tomber par la faiblesse jusqu’à l’encan des ambitieux et des ivrognes, puis jusqu’à la hotte des sauvages qui en emportèrent les débris. Rien, mon ami, ne prévaudra contre cette opinion, ou il faudrait alors supposer que la France est tombée autrement que les autres empires. Comprendras-tu maintenant, mon ami, combien j’avais raison d’appeler mon petit livre un trésor, et quel honneur il peut faire à ma science ? Ah ! je ne le donnerais pas non plus pour la bibliothèque la plus riche de la Caucasie : je ne le donnerais même pas pour tous les trésors d’un empire d’autrefois.
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