IV - Le livre du père Franco

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IV Le livre du père FrancoGazette de la Caucasie Caucasipol, le 20 prairial 5001. Nous commençons dès aujourd’hui le récit que nous a promis notre ami Daghestan. Nous n’avons point voulu que ce récit fût fait pour nous seul, tout bas, au coin de la cheminée, comme le désirait notre ami. Son arrivée toute récente a produit une si vive sensation dans toutes les tribus de notre Caucasie, elle a excité une si sympathique curiosité, que nous l’avons décidé à nous écrire ses relations de voyage, au lieu de nous les conter à l’oreille. « Tu sais, mon ami, quelle est ma passion dominante, ma seule passion peut-être : la curiosité. C’est par curiosité donc que je me suis adonné, avec cette rage que tu sais, à l’étude de l’histoire ancienne. Je mérite plus que tout autre peut-être le reproche que l’on fait au badaud qui s’extasie devant une pierre, pourvu qu’elle soit noire et pourtant vieille, devant un débris de corniche, pourvu qu’il ne paraisse pas être de notre époque, devant un coquillage trouvé à quelques pieds sous terre, pourvu qu’il n’ait point son semblable dans la rivière voisine, devant un vieux seau brisé, rongé par la rouille et les vers, s’il a quelqu’air de famille avec la couronne d’un vieux roi. Enfin, pour l’histoire des vieux âges, j’ai fait des folies, et, ce qui est pis, c’est que je me sens disposé à en faire encore. Mais, comme ce genre d’histoire ne se révèle pas à nous au coin du feu, je me suis fait cosmopolite pour aller à sa recherche. Je suis descendu au fond des mers, tu le sais, et, vraiment je crois entendre dans mes oreilles hallucinées des voix qui me disent de chercher une échelle assez longue et une cuirasse de pompier assez incombustible, pour aller demander au soleil s’il n’a rien à me dire. Rappelle-toi, mon ami, la dernière soirée que nous passâmes chez toi. Il y avait là plusieurs bons camarades qui ne demandaient pas mieux que de se distraire de la gravité des travaux de la journée en se lançant de-ci et de-là dans un domaine qui n’était pas celui de l’histoire ancienne. La joie était à son comble et promettait de durer encore, lorsque quelqu’un m’apporta une lettre, que je lus aussi sérieusement que je le pus et qui vous intrigua fort, car, contre mon habitude, je ne vous la lus pas, et partis de suite, sans vous dire autre chose que : bonsoir ! L’écriture de cette lettre était magnifique, et il me semblait que je ne la lisais pas, mais qu’elle me parlait. J’étais entraîné, et, ce que je ne puis m’expliquer encore, c’est qu’à la fin de la lettre il y avait une petite tête dont les yeux me regardaient et la bouche me souriait. Cette tête me suivait partout. Je la revis plus tard, mon ami, sur le corps d’une femme. Eh bien, cette lettre, je la tiens là, sous ma main. La voici : « Monsieur, le vieux père Franco, si connu, depuis votre dernier voyage, de toute la république Caucasienne pour ses prétentions excentriques, vient de mourir à l’âge de 196 ans, au hameau de Copenhague, sur les bords du petit lac Baltique. Il possédait, dit-on, un livre précieux, que l’on ne connaît pas, que personne n’a jamais vu et qui est vieux comme le monde. Comme je sais votre goût pour ces sortes de livres, je vous avertis qu’une vente sera faite chez lui le deuxième jour de la semaine prochaine. » Je connaissais parfaitement ce vieillard, le père Franco, comme on l’appelait, quoique ce nom ne fût pas le sien. Il lui avait été donné par la population du village et des environs, à cause de la prétention qu’il affectait d’être un descendant de ces vieux Français qui dorment sous terre et dans l’oubli depuis tant de siècles. À son dire, et pourquoi son dire ne serait-il pas vrai ? – lors des dernières catastrophes qui ont bouleversé le vieil Occident, et que quelques-uns de nos historiens, sur la foi de je ne sais qui, nous ont si singulièrement racontées, mais qui ont dû être terribles comme une avalanche des montagnes pour ruiner de tels peuples et les effacer du globe, une partie de la famille royale de France se serait échappée et fixée dans le Danemark, à Copenhague, qui était alors une ville brillante et la capitale du royaume. Ainsi donc la famille royale de France n’avait point été massacrée, comme on l’avait cru, mais elle s’était retirée à Copenhague, dont elle avait vu toutes les différentes révolutions au travers des siècles, restant ferme au milieu de ses débris et ne se mésalliant jamais. Le père Franco aurait été la dernière goutte de ce pur sang royal. Si l’histoire de Franco n’était qu’une extravagance, je ne saurais le dire, mais que m’importait en ce moment l’extravagance du vieillard ? Je savais qu’il avait un livre vieux, vieux au-delà de ce qu’on peut dire. Le livre, je l’avais entrevu un jour ! Il était dans une boîte bien fermée, scellée et recouverte d’un vitrage si dépoli par la poussière et la vétusté, qu’il était presqu’invisible. Et le vieillard ne voulait pas qu’on y touchât : à ma mort, me dit-il, achetez-le et avec son prix payez mes dettes, si j’en ai. Mon désir le plus grand était bien de posséder ce livre mystérieux, et je préparai tout dès lors pour m’en assurer l’héritage. Aussi quand j’appris la mort de Franco, je n’hésitai pas un seul instant. La lettre d’avis m’était arrivée le jour du repos : la vente devant se faire le deuxième jour de la semaine, il ne me restait plus que deux jours pour préparer et faire mon voyage. Il était donc pressant de partir, et je le lis de suite. Vous en parler, mon ami, c’eût été ouvrir toute gronde la porte aux observations, à toutes les objections possibles, à tous les obstacles que peuvent imaginer des cerveaux hallucinés par l’entrain du plaisir. Je crus plus sage de me taire et de hâter mes préparatifs ; puis j’enfourchai mon coursier à la mécanique la plus puissante et la plus rapide… et deux jours après j’étais à Copenhague, le petit village en question, que tu ne trouveras point sur la carte du pays, mais que je peux t’indiquer comme touchant aux frontières de nos tribus, et formant l’extrémité la plus reculée du puissant royaume de Seeland. Je n’avais visité ce petit village qu’une seule fois dans ma vie, le jour où j’avais fait connaissance avec le père Franco ; aussi j’avais grandement oublié mon itinéraire. Je partis pourtant hardiment sans autre guide que ma boussole et ma lunette, seul et confiant. Il me semblait qu’une main invisible conduisait mes pas. Mon assurance ne broncha pas un instant, et, quoique je ne reconnusse plus rien des lieux que j’avais parcourus autrefois, j’arrivai droit au Village, et bien mieux, à la maison de Franco, qui s’ouvrit devant moi, comme si j’eusse été attendu. Si toutefois j’étais attendu là, mon ami, ce n’était pas pour qu’on me donnât mon livre sans conteste. Je pris de suite connaissance des dettes de Franco et présentai mes écus pour les acquitter en souvenir du mot du pauvre vieux ; mais les dettes étaient payées. Lorsque je demandai le livre, on me le montra entre les mains d’une personne que je n’avais point remarquée à mon arrivée, et qui, du fond de la chambre ou elle était assise, paraissait me contempler avidement. Cette apparition m’atterra, mon ami ; car ces yeux qui me regardaient si obstinément, étaient les yeux d’une femme jeune, belle, imposante, et… pardonne moi cette remarque pusillanime, mais je crus que ces yeux étaient ceux qu’il m’avait semblé, dans un instant d’hallucination sans doute, voir dans la lettre que j’avais reçue avant mon départ. Oh ! si j’avais cru aux sciences occultes et à la magie qui sont si contestées en ce moment chez nous, mais qui furent, dit-on, si puissantes dans la plus haute antiquité, j’aurais eu peur. Mais je suis un homme fort, je ne crus rien, malgré l’étrange inconnu de ce que je voyais. Cette femme était une enchanteresse évidemment, mais ses charmes étaient dans ses yeux qui me fascinaient, sur ses lèvres qui avaient une grâce inouïe, dans sa voix pure et mélodieuse qui faisait vibrer dans mes sens une agitation inconnue. Ce fut donc avec une grande réserve, mais une chaleur toutefois qui me venait je ne sais d’où, que je lui appris l’entrevue que j’avais eue jadis avec le père Franco, et la promesse qu’il m’avait faite de me rendre possesseur de son livre à sa mort. Rien ne persuada ma charmante adversaire qui argua de ses droits, de droits à moi inconnus et qu’elle ne pouvait me faire connaître, pour conserver le livre. J’étais au désespoir : plus j’avais désiré le livre de Franco, plus j’avais fait de chemin pour l’obtenir, plus j’éprouvais de difficultés pour l’avoir, plus aussi mes désirs étaient brûlants. Il me semblait que ma vie, tout mon bonheur était là. Je ne sais, mon ami, en vérité, s’il ne me vint pas des larmes dans les yeux. Pense donc combien devait être précieux ce livre que l’on me disputait avec une si étrange ténacité. Ah ! si j’avais eu affaire à un homme, seulement. Mais en présence de cette femme quel parti prendre ? J’y songeais, lorsque je vis mon adversaire porter ses regards sur un des murs de la chambre où nous étions, puis vers moi avec un intérêt surhumain, et me tendre d’elle-même le livre contesté. Ce changement me parut si étrange, que je regardai vivement aussi du côté du mur, et je vis… c’est incroyable ! mon ami, c’est atterrant pour un homme fort… je vis une main, une ombre, une illusion, que sais-je ! Mais je vis quelque chose comme une main écrivant sur la muraille ces mots que je ne compris pas : donnez-lui ce livre pour l’honneur de la Patrie. Lorsque le livre fut dans mes mains, la main n’écrivit plus, elle s’évanouit ; mais les lettres restaient là, flamboyantes et me parlant un langage qui m’animait, bien que je ne les comprisse pas. J’étais fasciné, immobile, aspirant par tous mes sens l’inconnu de ce prodige ; mes yeux paraissaient fixés pour l’éternité sur ces lettres mystérieuses dont je voulais deviner la puissance, lorsqu’elles s’évanouirent aussi tout à coup. Je me retournai alors pour interroger ma divine sorcière… elle avait disparu : j’étais seul… seul ! Pas tout à fait, car j’aperçus bientôt sur le seuil de la porte entrouverte une figure aussi hideuse que celle de la jeune femme était éblouissante de beauté. Mais cette apparition ne m’inquiéta pas ; je ne cherchai même pas à la comprendre. Que pouvait me faire cette laide figure, puisque j’avais mon livre, ce livre que j’avais été sur le point de ne point avoir, ce livre pour lequel j’avais fait tant de chemin ? Ce livre, mon ami, était en effet bien enviable ; c’était un trésor, un véritable trésor. Mais malheureusement ce trésor était fermé pour moi. C’était un diamant précieux dans les mains d’un aveugle, une musique mélodieuse aux oreilles d’un sourd. Je le tournai et le retournai dans mes mains, je l’examinai dans tous les sens ; je le portai à ma bouche, à mon nez, sur mes yeux, mes oreilles, sur ma tête : j’étais fou. Je l’interrogeais partout et dans tous les sens ; mais il était muet, ou plutôt j’étais sourd. Son langage m’était inconnu, ses mots, ses lettres, ses chiffres, rien, je ne pus rien lire. C’était de la langue française, à n’en pas douter : c’était bien là cette langue française, que nos savants ont tant cherchée depuis des siècles ; cette langue dont il ne nous reste rien, rien, rien, pas même une syllabe ; cette langue qui est morte avec son peuple, ses livres et ses monuments, et que quelques-uns de nos plus hardis savants ont cru deviner dans ces signes hiéroglyphiques qu’ils ont trouvés dans des déserts, sous des ruines évidemment, mais quelles ruines ? des ruines françaises, ont-ils dit. Quoiqu’il en soit, cette langue si argumentée, si disputée, et si inconnue, je l’avais dans les mains. Oh ! si je pouvais la comprendre, m’écriai-je comme un fou ! Ce serait donc moi qui jugerais alors en dernier ressort cette grande cause du vieux monde ! Je pourrais donc seul, tout seul confirmer ou détruire d’un seul mot la réputation de nos savants antiquaires !… Qui sait ? le père Franco n’avait peut-être pas menti. Ce n’était peut-être pas un maniaque, un fou. Oh ! quel malheur de ne l’avoir pas interrogé plus sérieusement ! Peut-être cet homme avait-il des traditions inconnues à d’autres sur l’histoire de la France. Peut-être… Pauvre s*t, comme tout le monde j’ai ri de cet homme. Ce livre même, qu’au fond je désirais tant, sans oser me l’avouer, ce livre que je n’avais entrevu qu’au travers de la poussière, et pour lequel cependant j’aurais donné tout au monde, mais en secret, d’une main qui se serait cachée de l’autre, eh bien ce livre, j’en ai ri tout haut… et pourtant c’était un trésor. Ce trésor, je l’avais sous la main, et je l’ai dédaigné. Le père Franco, après cela, eût peut-être fait le mystérieux avec moi, comme avec tout le monde. Avec tout le monde ! sans doute : personne ne voulait le prendre au sérieux. Quand le vent souffle, le voyageur baisse la tête et serre son manteau. Le vent du doute et de l’ironie ne fait pas moins. Mais moi, si j’eusse écouté ce pressentiment qui parlait tout bas à mon cœur, si j’eusse cru aux paroles du pauvre vieux, s’il eût vu que j’y croyais, oh ! il ne m’eût pas donné sort livre, non certes ! Mais il m’eût donné au moins la clé de ce trésor ; il m’eût mis à même de comprendre le langage de ce livre qu’il me destinait, tandis qu’à cette heure… À cette heure je comprends toujours une grande vérité ; je peux résoudre un grand et difficile problème que personne n’a pu résoudre encore ; un problème qui a enfanté des volumes, causé de grandes disputes, divisé bien des écoles, pour savoir si l’imprimerie est de date récente.
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