II
DaghestanGazette de la Caucasie
Caucasipol, le 6 prairial 5001.
Nous ne rappellerons point ici les titres de Daghestan à l’admiration de notre patrie et du monde entier. Cet éloge, qu’il nous serait impossible de faire de sang-froid, pourrait paraître suspect à ceux qui savent combien il est notre ami. Tout le monde d’ailleurs connaît ses importantes et très curieuses publications historiques sur l’antiquité. La presse entière de la Caucasie s’en est enrichie depuis vingt ans. Notre journal, plus qu’aucun autre, a contribué de tout son pouvoir à les répandre dans toute l’étendue, au-delà même des tribus caucasiennes.
Mais si je ne veux rien dire de lui en ce moment, je ne puis cependant résister au désir de rappeler son dernier mot sur l’histoire, qui résume si bien, à mon avis, l’esprit et la portée de ses importants travaux, et qui souleva tant de clameurs.
« L’histoire ancienne, a dit Daghestan, est un beau logogriphe tombé des vieux âges, pour exercer la sagacité des savants et la verve des romanciers… »
– Donc vous niez l’existence des temps et des peuples anciens, lui répondit-on de toutes parts !
On oubliait sans doute, en disant cela, cette si jolie fable que nous trouvons dans les œuvres de l’illustre écrivain.
« Reni, dit cette fable, fut, avec son père et sa mère, ses frères et ses sœurs, jeté par un naufrage dans une île perdue dans l’immensité des mers. Le père se tut sur ce naufrage, pour ne point donner de regrets à ses enfants et s’arrangea à vivre là du mieux qu’il put. Reni grandit donc sans connaître autre chose que le sol de son île, le ciel et la mer ; au-delà, rien. Après avoir chassé, péché longtemps, il s’ennuya. Il écrivit alors, pour la postérité sans aucun doute, ses impressions d’ennui, puis son histoire et celle de son île. Le monde, bien entendu, commençait à son père, que Dieu certainement avait créé pour perpétuer une espèce inconnue avant lui… Mais un jour il découvrit le moyen de s’aventurer sur l’eau et bientôt il aperçut d’autres îles habitées comme la sienne et même plus que la sienne. Cela lui donna à réfléchir : il relut ses impressions et son histoire… puis il se prit à rire à gorge déployée de la naïveté de ses récits. »
– Comme nous ririons aussi, ajoute Daghestan, si nous pouvions traverser cette mer qui nous dérobe le passé et nous cache des îles peut-être plus peuplées que la nôtre, nous qui fixons avec tant d’assurance l’heure précise où le monde est né !…
Il est donc bien loin de la pensée de Daghestan de vouloir nier l’antiquité. Mais il a voulu dire que ses livres, si elle en avait, que ses monuments, si elle en a élevé, ont été si bien ruinés ou si bien cachés pour nous, que notre imagination même est à la gêne pour dire quelque chose sur elle. Les historiens qui veulent être appelés des historiens sérieux, se contentent d’appeler ces temps des temps de barbarie, et ces peuples des barbares auxquels ils n’accordent qu’une vie à peu près végétative. D’autres historiens, plus hardis au contraire, placent dans ces temps et chez ces peuples le siège de leurs illusions monstrueuses, de leurs rêves fantasmagoriques, de leurs idéalités plaisantes.
C’est le temps des dieux, des demi-dieux et des génies. C’est la Chine avant Sione-Fine ; c’est l’Égypte avant Méhémet-Ali ; c’est la Nouvelle-Cosaquie avant Nhohel premier. Heureux temps ! notre poésie vit de lui, notre littérature la plus gracieuse vient de lui. C’est le temps des légendes, des chants héroïques, où les hommes sont des géants, des ogres, des pourfendeurs d’armées. C’est le temps de notre Sheikh-Mansour, l’invincible, qui, d’un revers de son cimeterre, détruisit une armée entière.
Voilà l’histoire ancienne.
Peut-être, me dit quelqu’un : mais, enfin, quand même Daghestan aurait quelque raison d’incriminer la véracité de l’histoire ancienne, au moins devrait-il respecter l’histoire moderne, que l’on voit, que l’on sent, que l’on touche du doigt, qui nous écrase de sa réalité… Et pourtant il a dit aussi qu’il n’abordait qu’en tremblant cette histoire-là ! Mais pourquoi ?
Pourquoi ! Parce que, malheureusement, celui qui veut écrire l’histoire, ne peut tout voir ; parce qu’il est obligé de s’appuyer sur des documents puisés de toutes parts et qui lui sont tout à fait étrangers. Si donc ces documents sont pris chez ces peuples dont la société est divisée par vingt partis divers, et il y a beaucoup de ces peuples, par vingt camps opposés qui se surveillent l’arme au bras, qui se déchirent par des bulletins mensongers, qui se calomnient à chaque heure, à chaque minute ; chez ces peuples où la vérité se tait, et où règne une presse intéressée et toute puissante dont la voix parle seule à son gré, et si haut que l’on n’entend qu’elle, comment pourra-t-il écrire l’histoire ?
Aussi, je tremble d’inquiétude comme Daghestan, chaque fois que je veux avoir une idée juste sur ce que je n’ai point vu. Ce héros dont l’histoire me parle est-il bien un héros ? Ce brigand est-il bien un brigand ?
Je ne sais que ce que mon historien me dit : je vois par ses yeux, je pense par son esprit. Mais a-t-il bien vu ? Il est homme, il a des passions. Et puis n’a-t-il pas vu de trop loin ou de trop près ? N’avait-il pas un intérêt au travers duquel il a regardé, ne fût-ce que l’intérêt de l’amour-propre ?…
Pauvre histoire !
Qui pourrait me dire, après cela, que l’histoire ancienne a été écrite avec un autre burin que la nôtre, et que les anciens n’ont pas regardé aussi les faits au travers de la naïveté de leurs croyances, sous le mirage des préjugés sucés dans les mœurs d’un temps où la civilisation était loin d’être avancée ?… Puis, lorsqu’ils se sont tus, qui a parlé pour eux, après tout ?
Tout le monde sait que d’horribles catastrophes ont plusieurs fois bouleversé notre globe ; la science le dit. La tradition nous parle de déluges universels ; est-ce impossible ? d’incendies effroyables, d’irruptions de barbares qui ont décimé, anéanti même les peuples civilisés ? Qui tient alors le burin pour nous transmettre ces faits importants ? Et les écrits primitifs, et les monuments, et les documents de toutes sortes, où sont-ils ? Anéantis, enfouis sous les eaux corruptrices, ou brûlés par les flammes de l’incendie.
Inclinons-nous donc alors ; nous ne savons rien… rien que ce que d’aimables conteurs ont bien voulu inventer pour nous, aidés peut-être par quelques bribes historiques qu’ils ont saisies dans l’air, par quelques échos lointains et trompeurs qui sont venus les frapper dans leur solitude.
Et nous, parce que nous sommes un peu incrédules, parce que nous renvoyons au vieux temps ses légendes et ses ingénieuses poésies éditées par une légion de rapsodes inconnus…
Sacrilège !
Oh ! ce que je viens de dire, je ne le rétracte pas, malgré tout mon respect pour votre Hang-Fo, le plus ancien écrivain de la Chine ; pour votre Bulbul, l’illustre Persan, dont l’imagination est si riante et si féconde, qu’elle nous surpasse ; pour votre Parawendo, le glorieux poète que son génie a élevé, dit-on, à la présidence de la glorieuse république Siamoise ; pour votre Nasreddin, la perle de l’Égypte ; pour votre Chari, du vieux royaume de Soudan, dont l’ouvrage est entre les mains de nous tous.
Ces hommes sont des hommes du vieux temps, on le dit ; leurs talents sont sans reproche, leur éloquence admirable, leurs narrations entraînantes ; mais leur véracité, qui me la certifiera ? Quelques indiscrets n’ont-ils pas déjà dit, et depuis longtemps même, que les œuvres de ces hommes avaient une paternité douteuse, attribuée à des noms sonores pour les faire entendre mieux et plus loin ? N’a-t-on pas dit plus encore ? N’a-t-on pas dit que ces hommes, de quelque pays et de quelque temps qu’ils soient, étaient des écrivains gracieux qui, pour plaire à leurs compatriotes, ont écrit des romans historiques qui ont eu la bonne chance d’arriver sans encombre jusqu’à nous.
Ainsi en sera-t-il peut-être un jour des travaux ingénieux et brillants de notre si fécond Kazbek, dont l’imagination vive et riante sait si gracieusement habiller l’histoire. Nous en sourions, nous, et nous en faisons nos délices. Mais qui nous dit que cette histoire ne sera pas la seule qui arrivera à la postérité, qui ne sourira point, elle, en la lisant ? Pauvre postérité !…
Je ne sais, en vérité, pas comment Daghestan est le seul historien de nos jours qui ait eu le courage de parler aussi franchement du temps passé. Il semble qu’on se soit plu à dormir dans la tranquille croyance des éléments historiques du collège, et qu’on ait pris plaisir à boucher ses oreilles pour ne point entendre les enseignements de la science qui nous parle tous les jours, et qui, seuls pourtant, suffiraient à nous faire douter du passé.
La science, et la science seule, sans l’aide de la faillible histoire, ne nous dit-elle pas que des transformations inouïes sont arrivées sur notre globe ? Des vallées se sont comblées, des montagnes se sont affaissées, des fleuves ont disparu, d’autres ont changé leur cours ou pris naissance, et tout cela souvent sous le choc terrible des volcans. Sous le choc des volcans, des îles d’une grande étendue ont surgi du fond des mers. D’un autre côté, la terre s’est entrouverte et a englouti des pays tout entiers. L’intérieur de la terre est peut-être autant peuplé que la surface. Nos fouilles journalières nous le démontrent. Ah ! si nous pouvions donc aussi fouiller sous les mers !
Toutes ces catastrophes sont rares sans doute dans la vie d’un homme ; elles le sont moins dans la vie d’un peuple ; n’ont-elles pas été fréquentes dans la vie du monde ?
Tout le monde d’ailleurs sait que la mer a changé et change continuellement de place ; qu’elle envahit d’un côté pour perdre de l’autre : mais on n’y pense point. Vous ne pensez pas que la terre d’aujourd’hui n’est pas la terre d’autrefois ; vous ne pensez point que nos vaisseaux voguent paisiblement sur les ruines des vieilles cités, des vieux peuples dont vous voulez retrouver les cendres dans vos champs. Avec vos boussoles, vos compas et vos mètres, vous vous dirigez là où votre imagination vous conduit, et vous dites : elle était là, voici ses ruines. Cette ville était sur les bords de la mer, sur une montagne ou dans une vallée, la voici. Et si là, en effet, vous trouvez une vieille corniche, une vieille poterie, quelque médaille rongée par la rouille, oh ! vous triomphez alors, vous chargez vos vaisseaux, vous traversez les mers pleins de l’enthousiasme du savant qui a résolu un difficile problème, et vous vous écriez : Gloire à moi, à ma sagacité ! Place pour moi à vos académies ! J’ai trouvé l’antique Constantinople, la grande cité des premiers âges de l’Orient : Parce que vous avez trouvé sur les bords de la mer, où vous savez qu’était la grande ville, quelque babouche pétrifiée ou les piliers brisés de quelque mauvais caravansérail.
Mais vous ne vous demandez pas si la mer n’a pas reculé ses flots, si le Bosphore n’est pas comblé par la terre, si la mer de Marmara n’est pas cette belle vallée verdoyante que nous connaissons tous, si le fameux détroit des Dardanelles, qui a tant défrayé l’imagination des romanciers, n’est pas ce profond et délicieux défilé au fond duquel vous pouvez vous promener à pied sec, en côtoyant le canal que nous y avons creusé. Mais non, vous voulez trouver encore Constantinople sur les bords de la mer.
Avec les mêmes yeux vous cherchez aussi, sans doute, Londres, la capitale de l’Angleterre des premiers temps du monde, que vous voulez trouver quand même dans l’une de ces îles bâtardes qui, depuis quelques siècles seulement, se sont élevées du fond des mers avoisinantes. Et vous fermez les yeux de votre esprit, sur ce détroit de la Manche que vous ne voyez plus, sur ces rochers et ces montagnes, avec lesquels une éruption volcanique, évidemment, l’a comblé, pour en faire le chemin solide que l’on connaît et qui conduit dans la Cosaquie nouvelle, dans la France du vieux temps, ce chemin que la science a découvert.
Ce sont là des faits, des faits bien authentiques et bien importants pourtant, et aucune histoire n’a vu ces changements…
Je demande pardon aux lecteurs de notre journal, de m’être laissé entraîner contre ma volonté par le charme de cette nouveauté frondeuse, qui ne veut plus, pour croire, de cet axiome classique : le maître l’a dit. Ce que je viens de dire, du reste, n’est point à moi : je n’ai fait que reproduire la pensée et les écrits de notre ami Daghestan, comme tout le monde l’a pu voir. Je ne m’en fais donc point gloire ; mais je me fais gloire d’appartenir à son école, à cette école dont le scepticisme, j’espère, fera grandement progresser notre histoire.
Je suis loin de demander grâce pour mes hardiesses, mais je dirai à ceux qui nous sont le moins sympathiques : Ne nous jugez pas légèrement. Dépouillez le vieil homme, faites-vous nouveaux, puis, comme Daghestan, partez courageusement pour la difficile conquête de la vérité, suivez-le, si vous l’osez.
Il est un des premiers qui aient eu le courage de se laisser glisser au fond des mers, à l’aide de ce prodigieux appareil qu’a créé notre immortel Danielo Raviel, et de scruter la profondeur des vallées et des montagnes sous-marines, se promenant là, son bâton et son carnet à la main, et écrivant avec autant de calme que s’il eût été au milieu du plus beau jardin de Caucasipol.
C’est de ces excursions sous-marines qu’il nous a rapporté ces considérations si nettes et si précises sur l’histoire ancienne. Car, après avoir gravi ces montagnes qui s’élèvent du fond des eaux pour venir aspirer notre air à la surface des mers, ou se perdre sur notre terre en longs groupes que nous connaissions tous sans savoir leur origine ; après avoir parcouru ces vallées humides où croissent tant d’arbustes inconnus, où gisent, pourries ou pétrifiées, tant de plantes qui ont disparu de nos contrées ; après avoir sondé, interrogé ces rochers profonds que nous n’avions jamais vus et sur lesquels se trouvent empreints le génie et la main de l’homme ; ces volcans ignorés mais béants, qui laissent voir autour d’eux et au fond de leurs cratères mugissants des débris de villes, que pouvait-il penser des efforts inouïs que nous faisons pour trouver dans les terres des villes et des provinces qui dorment au fond des eaux depuis des siècles ?
Aussi, depuis ce temps, a-t-il écrit : inclinons-nous devant les mystères du passé : n’admettons qu’avec une extrême réserve les traditions des vieux âges. L’histoire ancienne est une forêt sans route, au sein de laquelle nous voyons de distance en distance voltiger quelques faits comme des feux follets qui nous égarent, parce que nous les voyons naître et s’éteindre sans savoir où… L’esprit de l’homme est comme son œil : il ne peut voir qu’un horizon borné ; mais comme sa curiosité est sans bornes, il veut voir au-delà, et les efforts qu’il fait pour voir ne lui donnent que des illusions.
Ce conseil n’est point celui du désespoir qui nous dit : ne cherchez pas, vous ne trouverez rien, mais : soyez circonspects. Fouillez le ciel, la terre et les mers, et ne vous agenouillez pas devant un débris, sans savoir d’où il vient, sans le retourner mille et mille fois dans vos mains, avant de dire son origine.
Ce conseil est fort sage, et c’était déjà bien beau pour Daghestan, d’avoir tant fait pour le découvrir ; pourtant ce n’était point encore assez pour cet adorateur de la science. Son esprit regarda plus loin : il jeta des yeux de convoitise sur l’immensité des cieux, où il devinait une autre vie, une autre nature, d’autres peuples aspirant vers nous, comme nous vers eux, mais découragés par l’immensité de l’espace et du doute.
À cette aspiration nous devrons bientôt, j’en suis sûr, une découverte inouïe jusqu’à cette heure, et qui complétera tous les perfectionnements que Daghestan a déjà apportés à l’aérostatique, et nous livrera peut-être les plus curieux secrets de l’univers. Personne n’ignore toutes les ascensions prodigieuses qu’il a tant répétées dans ces derniers temps ; mais un seul de ses amis, peut-être connaît le résultat de sa dernière ascension, celle qu’il fit quelque temps avant le voyage d’où il nous revient en ce moment. Dans cette tentative aérienne qui a si parfaitement réussi, notre ami a fait usage d’un gaz inconnu jusqu’à présent, assez léger pour porter le ballon à une hauteur que personne, et que lui-même n’avait pas encore atteinte, tout en s’entourant d’une atmosphère assez dense pour respirer à l’aise. Il est alors arrivé assez près des astres, et de la lune surtout, pour y voir des choses incroyables qu’il nous révélera un jour, lorsqu’il aura complété ses observations en les renouvelant. Il nous dira son dernier mot alors sur cet introuvable problème : diriger à volonté cet aérostat vagabond qui, jusqu’à présent, n’a suivi que les cours si divers et si fous des fleuves aériens. Il ne tient à rien du reste, nous pouvons l’avouer sans indiscrétion, que ce problème ne soit résolu.
Oh ! le pouvoir de l’homme est grand aujourd’hui ! qui sait où il s’arrêtera ?
À quoi bon, disais-je aussi depuis longtemps, ces mystères de la nature que Dieu aurait mis autour de nous ? Pourquoi aurait-il caché une grande partie de ses magnificences à notre admiration ? Non, Dieu ne nous a rien fait d’inaccessible, mais il veut que nous cherchions les voies. C’est pour cela qu’il nous a donné l’intelligence.