I - Le chasseur du Caucase

2128 Words
I Le chasseur du CaucaseGazette de la Caucasie Caucasipol, le 5 prairial 5001. Un affreux malheur faillit arriver hier sur les rivages de la mer Noire. Un de nos amis, heureusement aussi maladroit qu’intrépide chasseur, s’était lancé dans les rochers du Caucase à la piste du daim, avec une telle ardeur, qu’il n’avait point vu baisser le jour et s’était égaré dans la montagne, loin de toute habitation. Ce n’était point là un grand sujet d’inquiétude pour un pareil chasseur. Le parti de notre ami fut bientôt pris : il se blottit sous l’auvent d’un roc, que la nature prévoyante paraissait avoir suspendu là tout exprès pour lui, et s’y endormit d’un œil. Au petit jour il fut sur pied, juché sur le rocher le plus élevé et flairant son gibier de la veille. Mais le gibier de la veille n’avait point attendu, et il n’en paraissait pas d’autre. Notre ami descendit alors sur le versant de la montagne assez bas pour n’avoir bientôt plus devant lui que les flots de la mer, puis aussi pourtant cette petite langue de terre qui les sépare des pieds du Caucase, et qui est si petite, que le moindre village ne pourrait s’y loger, quoiqu’elle fût pourtant, dit-on, si grande autrefois, qu’il y avait là des villes, les villes de la tribu guerrière des vieux Abases. Il faisait à peine jour, nous l’avons dit, et de plus un brouillard épais couvrait les monts et leurs alentours. Ce qui n’empêcha point l’œil ardent de notre chasseur d’entrevoir à quelque distance une masse noire, à peu près immobile, se dressant sur les bords de la mer. Pourtant son œil était fatigué du mauvais sommeil de la nuit, ou le jour était trop faible encore, car il ne put distinguer la nature de ce gibier, un gibier volumineux toutefois, un groupe peut-être de daims endormis ou faisant leur toilette à la fraîcheur des flots. Peut-être aussi était-ce un gibier plus redoutable. Dans le doute, notre chasseur garnit soigneusement son fusil, se rapproche à pas de loup le plus près possible, puis il ajuste ; le coup part… Lorsque la fumée fut dissipée, il vit le groupe toujours parfaitement immobile. Notre ami est un chasseur sans orgueil, il comprit sans rougir l’immobilité de son gibier. Aussi, rechargeant son fusil avec toute la précaution d’un homme qui veut réussir, il s’approche quelque peu encore, le gibier ne paraissant pas très timide, et le met de nouveau en joue… Un rayon de soleil dissipa en ce moment le brouillard du matin et vint éclairer son coup d’œil ; mais le coup ne partit pas. Le fusil lui tomba des mains. Son cœur fut tellement serré par un sentiment indicible, qu’il faillit rouler du sommet du rocher sur lequel il se tenait perché. Son gibier n’était autre qu’une femme assise sur un quartier de roc, tenant sur ses genoux la tête décolorée d’un jeune homme étendu à ses pieds. Elle avait les allures d’une jeune femme : si elle était belle, notre ami ne put en juger du lieu qu’il occupait. Il lui sembla que sa chevelure était d’un blond cendré, nattée et formant deux anses gracieuses autour des joues. Sur la tête elle portait une toque légèrement conique et ornée de plumes blanches, selon la mode de la haute société des contrées sauvages de l’occident. Son costume, du reste, indiquait bien aussi une femme étrangère à nos pays. Elle ne portait point cet ample et chaste péplum qui sied si bien à la pudeur de nos dames de Caucasie : son buste était serré dans un corsage parfaitement ajusté sur la poitrine dont il dessinait tous les contours, pour aller descendre jusqu’aux genoux, à peu près, par deux basques à larges plis flottants. Elle portait un pantalon fort large aussi et serré au bas des jambes par des rubans dont le nœud formait en dehors une rose fort élégamment exprimée. Dans une de ses mains elle tenait la main pendante de celui dont ses genoux soutenaient la tête ; son autre main était appuyée sur la poitrine du mort ou du mourant, pour étudier sans doute les chances de sa vie. Ses yeux étaient inquiets ; sa figure, morne d’angoisse, ne s’éveillait par instants qu’à l’aiguillon de quelque pensée d’espoir. Dans un moment pourtant elle s’illumina et tressaillit d’aise : une palpitation sans doute avait frappé la poitrine du mourant. Aussi, le déposant doucement à terre, elle courut puiser de l’eau dans la mer, et revint en inonder le visage de celui qu’elle brûlait sans doute de rendre à la vie. Son espérance ne fut point trahie. La respiration devint abondante ; le moribond entrouvrit les yeux ; puis relevant la tête, il porta tout autour de lui des regards hébétés… Il était seul. Cette compagne si attentive, si inquiète, venait de s’enfuir, légère comme la gazelle du désert, et glissant sur les eaux avec la rapidité de la mouette, à l’aide d’une sorte d’ailes qui se développèrent subitement autour de ses bras. Elle atteignit ainsi une barque qui paraissait l’attendre au loin, et sur laquelle elle se dressa de toute sa hauteur, contemplant avec un sentiment indéfinissable les lieux qu’elle venait de quitter et son protégé sans doute, qui, complètement revenu à lui-même, s’était relevé et se tenait droit, immobile sur le sommet de son quartier de roc, cherchant à deviner avec son regard faible encore la scène de cette barque qui paraissait l’occuper vivement. Notre chasseur, profondément ému de ce tableau dont il ne comprenait qu’une partie, s’était insensiblement et instinctivement approché ; mais la discrétion et le respect pour le malheur l’avaient retenu à distance. Lorsqu’il vit seul le pauvre moribond, il vint affectueusement lui offrir ses soins. – Merci, monsieur, lui dit celui-ci ! je n’ai besoin que d’être seul en ce moment. Le chasseur s’inclina sans répondre, et partit. – Pardon, monsieur, reprit le naufragé en le rappelant, mon cœur et mon esprit sont engourdis : vous excuserez un malheureux qui ne peut comprendre encore la loyauté et la gracieuseté de vos offres. J’ai eu tort. Je ne refuse pas vos services, j’en ai besoin. Accordez-moi seulement la grâce de rester seul quelques moments encore. Je vous attendrai ici. Notre ami jeta son fusil sur l’épaule, puis alla chasser une heure, et revint. Le naufragé était assis sur son roc, tenant sur ses genoux un calepin sur lequel il écrivait. À l’arrivée du chasseur, il releva la tête, et lui sourit ; puis, fermant la lettre, qu’il venait d’achever, il la lui donna. – Allez-vous à Caucasipol, lui dit-il ? – J’y demeure. – Pourriez-vous alors déposer cette lettre au bureau de la Gazette de la Caucasie ? – J’y ai un ami, je la remettrai à lui-même, répondit le chasseur. – Merci, monsieur, dit alors avec effusion le naufragé, qui parut ne pas désirer une plus longue conversation. Son interlocuteur brûlait de continuer, pourtant il se tut, prit la lettre, la mit dans son carnier et partit. Mais il avait à peine fait quelques pas, qu’il revint. – Serais-je indiscret, monsieur, lui dit-il, de demander votre nom ? – Comment ! ne vous l’ai-je pas dit, s’écria le naufragé tout confus ? Je m’appelle Daghestan… C’était Daghestan, notre ami, notre intime ami ; notre illustre collaborateur Daghestan, la gloire de la Caucasie ?… – Daghestan ! s’écria avec stupéfaction notre ami le chasseur. Mais il n’ajouta rien : Daghestan paraissait absorbé par un sentiment profondément intime, les yeux toujours immobiles et fixés sur la mer. L’ami du chasseur du Caucase, c’était nous. La lettre de Daghestan nous fut donc remise hier même. Trop profondément ému pour la faire précéder d’aucun commentaire, nous la publions tout de suite, renfermant dans notre cœur toute la vénération que l’on éprouve toujours pour une grande infortune. Des bords de la mer Noire, le 4 prairial 5001. « M’as-tu pardonné, mon très cher ? En revoyant ma patrie, vais-je retrouver mon meilleur ami ? Si j’ai péché, ah ! pardonne-le-moi pour les souffrances que j’ai endurées ! Que de fois, depuis mon départ, je me suis repenti d’avoir trompé ton amitié, de ne t’avoir point avoué le voyage que je voulais entreprendre, de ne t’avoir point fait mes suprêmes adieux, puisque je pouvais ne pas revenir ! Mais que veux-tu ? j’étais si plein de désirs et d’espoirs ! Comment pouvais-je attrister mes amis, en leur montrant les feux follets de mes illusions, en prenant devant eux le bâton du voyageur et le calepin du chroniqueur en délire, qui brûlait de s’élancer au-delà des mers, d’aller explorer les terres les plus éloignées, les plus inconnues et peut-être les plus inhospitalières, seul avec ses rêves de jeune homme et d’amant passionné de la science… Enfin, me voici de retour ! Mais comment ? Je n’en sais, en vérité, rien. Qui m’a jeté là aux portes de ma patrie, sur le rivage de la mer Noire ? Est-ce une main amie ou la fureur d’un ennemi ? Sont-ce les flots ou les hommes ? Il me semble qu’hier… Mon Dieu, mais où étais-je hier ? Mon ami, je ne sais plus si j’ai rêvé et si je rêve encore. Pourtant hier… Non, je ne sais plus rien ; je ne me rappelle plus rien… Tout ce que je sais, c’est que je viens de me réveiller d’un profond et douloureux sommeil, que je suis seul et sans secours, que mon bâton de voyageur et mon calepin sont là, à côté de moi, tout souillés de sang. Triste tableau qui vient de frapper mon premier regard ! Eh bien, te le dirai-je, mon ami ? Ma première pensée, mon premier soupir… hélas ! ils n’ont pas été pour eux, et, pardonne-le-moi, mon très bon, ils n’ont pas été non plus pour toi, ni pour la patrie. Assis sur un roc du Caucase dont je vois les pieds s’enfouir sous les eaux, je tourne le dos à la patrie et à mes amis, tandis que mes yeux pleins de larmes cherchent au loin, bien loin, au-delà de notre mer, des souvenirs navrants, que je n’entrevois encore que comme un mirage obscur, qui pourtant fait violemment palpiter mon cœur, comme un rêve… Oh ! non, non, mon ami, ce n’est pas un rêve que j’ai fait ! Cette main qui t’écrit et qui a tant de peine à tenir son crayon entre ses doigts sanglants, ces pieds qui refusent de me porter, endoloris par des plaies toutes béantes encore, mon corps tout couvert de blessures et qui peut à peine se remuer sur le roc, tout me dit que non, je ne rêve pas, je n’ai pas rêvé. Je viens d’un pays sauvage ; j’ai parcouru de vastes déserts habités par des bêtes féroces qui ne m’ont fait aucun mal, et par des hommes qui se sont rués sur moi, comme pour me dévorer… Et pourtant, je te l’avoue, je pleure de volupté au souvenir de ce pays. Mon esprit, mon cœur mon âme, tout est là. Si tu savais aussi qu’elles émotions j’y ai éprouvées ! quel bonheur… Enfin, je voulais mourir là, loin de la patrie. Pauvre fou ! La patrie, ce beau fleuron de la civilisation, ce séjour de bonheur et de gloire ne me disait plus rien au cœur. Je lui préférais une gloire morte, un bonheur éteint, la barbarie, la barbarie la plus ignoble peut-être des contrées de l’occident. Ah ! c’est que là aussi, mon ami, il n’y avait plus pour moi ni désordre ni chaos… et pourtant j’étais au sein de la Nouvelle Cosaquie, cette France de l’antiquité, cette si belle France, dit-on, où règnent maintenant le désespoir, la désolation et la mort. J’aspirais par tous mes sens les souvenirs embaumés des ruines de Paris, la grande capitale des premiers âges du monde ; je rêvais de bonheur sur les décombres des palais de ses rois si fiers, sur ses œuvres d’art si renommées, que recouvrent maintenant les huttes de quelques sauvages, les descendants des Cosaques incivilisés qui habitaient autrefois notre beau pays et que la main de Dieu a repoussés si loin, sans doute pour cacher au monde de nos jours la dégradation et l’ignominie de la barbarie, et punir un peuple qui devait être puni, disent les Livres sacrés… Et aujourd’hui me voici meurtri, jeté sur nos rivages, le cœur brisé de douleur. Oh ! non, ce n’était point un rêve, les souvenirs me reviennent… Et puis là-bas, là-bas ce vaisseau qui s’agite sur le dos des vagues… Je ne voudrais point en croire mes yeux, et pourtant je le vois, je le vois bien : tant que je suis demeuré immobile, étendu sur le roc, où l’on m’avait déposé sans doute, le vaisseau est reste aussi sans mouvement au milieu des eaux. Je l’ai vu s’agiter, dès que j’ai pu me soulever un peu, et depuis un instant la vie est revenue plus active chez lui : il se balance sur les vagues comme pour prendre son essor ; des hommes reparaissent sur son large dos ; ses machines tournoient dans l’air et dans les flots tour-à-tour comme les ailes d’un oiseau. Il va s’élancer au loin, à n’en pas douter. Un homme, un homme seul est debout, immobile, les bras croisés sur la poitrine et le visage tourné de mon côté… Avant de terminer la lettre que je t’écris, mon ami, je me lève encore une fois sur la pointe des pieds, pour porter mes yeux aussi loin qu’il m’est possible, pour deviner enfin quel est cet homme… cet homme qui me regarde si fixement et m’envoie de son vaisseau de gracieux saluts… Ah ! le vaisseau part… il part comme un éclair… Hélas ! mon ami, mon ami… ce vaisseau… mais il emporte mon dernier espoir, ma dernière affection, ma dernière illusion… Oh ! quelle affreuse séparation ! cet homme… mais ce n’est pas un homme, mon ami ! ne l’as-tu pas deviné ?… Pardonne-moi, mon très cher, toutes mes divagations ! je crois que je rêve encore : laisse-moi m’éveiller. Plus tard, oui, plus tard je prendrai mon cœur à deux mains, je l’étreindrai de toutes mes forces pour le rendre impassible et en faire sortir la vérité du voyageur. Mes yeux te diront alors ce qu’ils auront vu et mon âme ce qu’elle a senti, ses plaisirs et ses angoisses. À bientôt ! Adieu ! »
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