CHAPITRE III
L’Hôtel du Lion rougeLes deux amis, un moment fort inquiets, pénétrèrent joyeux dans l’hôtel, dont l’avis en lettres majuscules : « Ici on parle français », les avait tout d’abord séduits.
« Depuis notre départ de Calais, dit M. Pinson, j’ai déjà songé vingt fois à troquer ce que j’ai autrefois appris de grec et de latin pour quelques douzaines de phrases anglaises. Nous devons avoir l’air de niais, mon pauvre Boisjoli, en écoutant siffler à nos oreilles le noble idiome de Shakespeare, dont nous ne comprenons pas un traître mot. En vérité, quand je pense que tu vas désormais t’exprimer dans celle langue, je m’attendris doublement sur ton sort.
– Depuis quinze jours, dit Boisjoli, je travaille l’anglais sans relâche ; je sais déjà bon nombre de petites locutions ; seulement, jusqu’à cette heure, je n’ai pas trouvé l’occasion de les placer. »
Un gros homme au ventre proéminent, aux favoris roux, au menton strictement rasé, s’avança d’un air avenant vers les voyageurs, et leur demanda leurs ordres en anglais.
« Nous voulons souper, coucher, dit Boisjoli ; nous sommes Français et nous ne savons que très peu l’anglais. »
L’hôtelier répondit par une phrase courtoise, à en juger par le salut dont il l’accompagna.
« Plaît-il ? » fit Boisjoli.
L’hôte parla de nouveau sans être mieux compris.
« Nous Français, nous pas parler anglais, » dit M. Pinson.
L’hôtelier salua encore ; puis, élevant la voix comme s’il s’adressait à des sourds, il dit en scandant les mots :
« Pray, give your orders, gentlemen.
– Nous Français ! cria M. Pinson de toute la force de ses poumons.
– Nous faim, nous vouloir manger, dit Boisjoli.
– Et faire dodo, » ajouta son ami, qui, par une pantomime expressive, appuya sa tête sur sa main et ferma les yeux.
L’hôte crut que M. Pinson souffrait des dents et lui conseilla de se gargariser avec du genièvre. Chacun des interlocuteurs, dans l’espoir de se faire mieux comprendre, élevait de plus en plus la voix. Les quiproquos se fussent succédé longtemps si un consommateur qui dégustait un verre de whisky, eau-de-vie d’orge très en honneur en Angleterre, ne se fut approché pour demander aux deux amis ce qu’ils désiraient.
« Nous sommes entrés ici sur la foi de l’enseigne, répondit Boisjoli, car, pour notre malheur, ni moi ni mon ami ne savons l’anglais ; nous voulons souper et nous coucher.
– Le garçon qui parle français est absent ce soir, messieurs, répliqua l’obligeant interprète après une courte conversation avec l’hôtelier ; mais je viens d’expliquer vos désirs au maître du Lion rouge, et vous allez être servis à souhait. »
M. Pinson et son ami furent alors conduits dans une chambre où se trouvaient deux lits étroits. Une demi-heure plus tard, servis par une jeune bonne irlandaise aux traits fins et avenants, ils se régalaient de jambon et s’abreuvaient d’ale, faute de mieux. Vers minuit, après avoir déploré l’étroitesse des lits, la dureté des matelas et l’absence totale d’oreillers, ils s’endormirent enfin.
Il faisait grand jour lorsque M. Pinson ouvrit les yeux ; il regarda autour de lui avec surprise.
« C’est vrai, dit-il, je ne suis plus rue Nollet ; je ne suis même plus en France, mais dans la capitale de l’Angleterre. Il y a la mer entre moi et les Batignolles, la mer ! En vérité, il faut toute mon amitié pour le brave garçon qui dort là, – et M. Pinson regardait le lit occupé par son ami, – pour que je ne regagne pas sur l’heure mon beau Paris, où les restaurateurs, s’ils parlent mal le français, le comprennent du moins admirablement. »
Boisjoli s’éveilla ; les deux amis regardèrent alors de compagnie par une des fenêtres du leur appartement, fenêtre à châssis ou à guillotine, dont le dangereux usage, passé de mode en France, est encore en honneur dans la métropole de l’Angleterre. En somme, sauf la teinte plus noire des maisons et l’étrangeté des cris qui montaient de la rue, nos voyageurs pouvaient croire qu’ils n’avaient pas quitté Paris. M. Pinson sonna, la servante irlandaise parut.
« Le garçon qui parle français est-il là ? » demanda l’ingénieur.
La servante salua d’une façon affirmative et sortit. Trois minutes plus tard, elle reparaissait avec une bouillotte pleine d’eau chaude.
« Voilà qui est bien, dit M. Pinson, mais envoyez-nous le garçon qui parle français, le… garçon… qui… parle… français.
– Yes, sir. »
La petite servante s’éloigna de nouveau. Pendant son absence, M. Pinson et son ami, mettant à profit l’eau qu’elle avait apportée, se rasèrent et procédèrent à leur toilette. Vers dix heures, ne voyant personne se montrer, ils descendirent dans la salle à manger et se trouvèrent en présence d’une demi-douzaine d’Anglais occupés à casser des œufs dans des verres.
L’hôte s’approcha.
« Le garçon français » demanda M. Pinson.
L’hôtelier sourit agréablement et tira de la poche de son gilet un petit papier qu’il présenta aux deux amis. Sur ce papier était écrit : « Le garçon français ne doit rentrer que dans l’après-midi ; que ces messieurs veuillent bien excuser l’hôte et patienter. »
« Patientons, dit Boisjoli, qui se mit à rire.
– Et déjeunons, » répondit M. Pinson.
À peine les deux amis étaient-ils assis que, sans attendre leurs ordres, la petite servante plaçait devant eux un plateau sur lequel reposait une théière, quatre œufs et autant de mouillettes de pain enduites de beurre.
« La carte ! dit M. Pinson.
– La carte ! répéta plus haut Boisjoli.
– La carte ! » répéta tant bien que mal la petite servante.
Puis elle secoua la tête de droite à gauche et de gauche à droite en signe de négation.
Qu’avait-elle compris ? C’est un mystère que le temps lui-même n’expliquera jamais.
« Nous sommes naïfs, dit M. Pinson, la carte doit être en anglais, et je ne sais trop à quoi elle nous servirait. Voyons, Boisjoli, parmi les phrases que tu as étudiées, s’en trouve-t-il une dont on puisse faire usage à l’heure du déjeuner ?
– Je puis, dit Boisjoli, demander une soupe à la tortue, du plum-pudding, un lapin.
– Avec la meilleure volonté du monde, reprit M. Pinson, nous ne pouvons déjeuner avec de la soupe et du plum-pudding ; garde donc ton anglais, il pourra nous servir à l’heure du dîner. Charles-Quint avait raison, Boisjoli, on est autant de fois homme qu’on parle de langues étrangères, et je comprends maintenant notre infériorité en face de MM. les Allemands et les Anglais. Si j’ai jamais des enfants, ils sauront l’anglais, dusse-je leur tirer cent fois les oreilles pour les forcer à l’apprendre.
– Si nous demandions un beefsteak ? dit Boisjoli.
– Voilà qui est pensé, s’écria M. Pinson, le mot beefsteak est anglais, et cette fois nous serons compris. »
Il fit aussitôt signe à la petite servante d’approcher.
« Beefsteak, lui cria-t-il, beefsteak aux pommes ! comprenez-vous ? »
L’Irlandaise sourit ; elle avait compris. Elle avait si bien compris qu’au bout de cinq minutes, elle déposait devant les deux amis une large tranche de bœuf et des pommes de terres cuites à l’eau.
M. Pinson et son ami étaient trop sages pour récriminer. La viande qu’on leur offrait étant appétissante, ils déjeunèrent en somme très copieusement, sans se méfier de la bière qu’on leur offrait, bière aussi capiteuse que les meilleurs vins. Ils se levèrent de table, surpris de se sentir en belle humeur, et, vers midi, ils se lancèrent au hasard dans la grande ville qu’ils avaient hâte de visiter.
Le contraste qui existe entre Londres et Paris ne tarda pas à les frapper. Si Londres est plus vaste, Paris est plus beau, plus clair, mieux aéré. Londres est une immense cité ouvrière, Paris un élégant château de plaisance. Londres forge, remue des ballots, du fer, du charbon ; Paris des plumes, des étoffes, des fleurs. On ne sauvait voir deux villes plus rapprochées par la distance, plus dissemblables par l’aspect et les coutumes. Les deux ingénieurs critiquèrent un peu, admirèrent beaucoup, et marchèrent toute la journée. Vers six heures du soir, ils se trouvèrent devant un restaurant français dont les garçons étaient à leur poste, et ils purent dîner à leur goût. À huit heures, ils entraient dans un théâtre où l’on jouait une pièce de Shakespeare. Mais, fatigués de leur journée de marche, ne comprenant rien de ce que disaient les acteurs, ils sommeillèrent une partie de la soirée dans leurs stalles et ne se réveillèrent qu’à l’heure où le spectacle finissait.
Aussitôt dans la rue, M. Pinson prit le bras de Boisjoli et l’interrogea sur ce qu’ils venaient de voir et d’entendre. Les deux amis marchèrent avec confiance, tournant ici, traversant là, suivant d’interminables voies, discutant toujours, À mesure qu’ils s’éloignaient du théâtre, les rues devenaient désertes, silencieuses. C’est que Londres, le rude ouvrier, ne veille pas comme Paris la coquette ; il ferme ses magasins de bonne heure et se repose.
« Sommes-nous bientôt arrivés ? demanda tout à coup M. Pinson à son ami.
– J’allais précisément, répondit Boisjoli, t’adresser la même question.
– Tu ne sais pas où tu es ?
– Comment le saurais-je ? Je suis depuis hier à Londres, où je n’ai jamais mis les pieds.
– Alors, où me conduis-tu ?
– C’est la question que j’ai voulu t’adresser vingt fois ; mais tu marchais avec une telle assurance que je te croyais sûr de la route.
– Je me laissais conduire. »
Les deux ingénieurs s’étaient arrêtés.
« En vérité, dit M. Pinson, l’air de l’Angleterre fait de nous des sots.
– C’est-à-dire, répondit son ami, que l’habitude de n’avoir point à nous préoccuper de la route que nous avons à suivre nous a trompés.
– Où sommes-nous ?
– À Londres.
– Dans quel quartier ?
– Cela ne nous avancerait pas à grand-chose de le savoir, dit Boisjoli ; ce qui nous importe, c’est de retrouver notre hôtel.
– Sais-tu à peu près dans quelle direction il est situé ?
– Je ne sais qu’une chose, c’est qu’il est, près de la gare.
– Et cette gare, comment la nomme-t-on ?
– Oui, comment la nomme-t-on ? répéta Boisjoli. Demandons notre route.
– À qui ? dit M. Pinson, en montrant la rue déserte. Puis demander quoi ? il doit y avoir plus d’une gare à Londres ; puis encore, si rail, wagon, express sont des mots anglais, gare est français.
– C’est vrai, » reprit Boisjoli.
M. Pinson regarda sa montre.
III
LE PASSANT PARAISSAIT INQUIET.« Minuit et demi, dit-il ; d’ordinaire, à pareille heure, je suis couché, je dors. »
Un pas lointain se fit entendre, les deux ingénieurs se tinrent cois. Le promeneur attardé approchait ; aussitôt qu’il fut près d’eux, M. Pinson et son ami, retirant leurs chapeaux, se placèrent devant lui :
« Pardon, monsieur, dit Boisjoli, ne pourriez-vous nous indiquer… ? »
Le passant doubla le pas.
« Monsieur ! » dit à son tour M. Pinson.
Le passant paraissait inquiet, il regardait autour de lui. Soudain, il fouilla dans sa poche, en tira quelques sous, les jeta aux deux amis stupéfaits, et s’éloigna d’un pas plus rapide.
« Il nous prend pour des mendiants, dit Boisjoli. Monsieur ! » cria-t-il en se lançant à la poursuite du passant.
Celui-ci, déjà loin, se mit à courir et, répétant deux ou trois fois : Stop thief ! stop thief ! (Au voleur !) il se perdit bientôt dans l’éloignement.
« Prodigieux ! s’écria M. Pinson. Ce brave Londonnais ou Londonnien, après nous avoir considérés comme des mendiants, nous prend maintenant pour des voleurs, c’est évident. Si un policeman eût passé, vois-tu d’ici notre position ? Comment expliquer notre détresse et demander notre route ? Le soir même de mon retour à Paris, ajouta M. Pinson, je me mets en quête d’un professeur d’anglais et je ne le lâche qu’après avoir appris sa langue.
– En attendant, marchons, dit Boisjoli.
– De quel côté ?
– Au hasard, jusqu’à ce que nous rencontrions un poste de police ou n’importe qui.
– Et tu trouves cela drôle, toi, de m’avoir arraché à ma vue Nollet pour venir me perdre, à minuit passé, dans une ville trois fois plus étendue que Paris et dont tu ne sais pas la langue !
– Trois millions d’hommes dorment autour de nous, Pinson ; ils se réveilleront tôt ou tard, et il s’en trouvera bien un qui nous aidera à sortir d’embarras.
– C’est-à-dire que tu me proposes de coucher dans la rue.
– Non ; cependant, si tu es fatigué, nous pouvons nous asseoir sur le bord du trottoir.
– En vérité, dit M. Pinson, ton calme m’exaspère.
– Ne nous fâchons ni contre les choses, ni contre les évènements, dit Boisjoli ; cela ne leur fait rien du tout.
– Marchons, dit M. Pinson, je suis incapable de rester en place.
– Je te préviens que nous allons consciencieusement tourner le dos à notre hôtel, dit Boisjoli ; en pareille aventure, on n’agit jamais autrement… Ah ! écoute. »
Un pas lointain retentissait en avant des deux amis ; ils marchèrent à la rencontre du promeneur attardé, se demandant de quelle façon ils l’aborderaient pour ne pas l’effrayer. Bientôt ils virent un enfant d’une douzaine d’années qui, en les apercevant, traversa rapidement la rue pour gagner le trottoir opposé à celui qu’ils occupaient. L’enfant se mit alors à fredonner :
C’est la mèr’ Michel qu’a perdu son chat ; Ell’ cri’ par la fenêtre…« Petit ! » crièrent à la fois les deux ingénieurs avec ravissement.
L’enfant se tut, s’arrêta, puis, faisant le geste d’un soldat qui croise la baïonnette, il s’écria :
« Qui vive ! »