CHAPITRE II
Entre Paris et LondresIl était cinq heures du soir lorsque les deux amis arrivèrent à Calais, l’ancienne Caletum des Romains. Ils eurent à peine le temps de manger trois ou quatre sandwiches que, sur les conseils de la dame préposée au buffet, M. Pinson arrosa d’un verre de grog au rhum, spécifique infaillible contre le mal de mer. Dix minutes plus tard, l’ingénieur mettait le pied à bord du steamer l’Avon.
Boisjoli ne connaissait pas la Manche ; mais il avait navigué sur la Méditerranée, ce qui, momentané ment, lui donnait sur son ami une supériorité marquée. M. Pinson, dont les exploits nautiques se réduisaient à une promenade sur le lac d’Enghien, promenade faite dix ans auparavant, se montrait émerveillé de toutes les nouveautés qui se présentaient à lui. Le ciel était nuageux ; les vagues, fouettées par une forte brise, moutonnaient, selon l’expression des matelots, c’est-à-dire que leur extrémité se couronnait d’une légère écume. L’aspect sévère, métallique de l’immensité liquide, qui s’étendait à perte de vue devant lui, impressionna M. Pinson. Il frissonna légèrement et songea à son chaud salon de la rue Nollet.
Une centaine de passagers de tout âge, de tout s**e et de toute nationalité, couraient, se pressaient, se croisaient, se heurtaient sur le pont étroit de l’Avon. Près du grand mât, solidement attachée par de fortes cordes, se dressait une berline de voyage surmontée d’une impériale. Un Anglais, rasé, cravate, ganté avec cette correction qui n’appartient qu’à ce peuple méthodique, s’avança, précédé d’un grand laquais en livrée, et conduisant avec courtoisie une dame entre deux âges. L’Anglais et sa compagne, à la grande stupéfaction des autres passagers de l’Avon, se hissèrent sur l’impériale de la berline. Des domestiques des deux sexes passèrent alors au noble couple des châles, des couvertures, des gâteaux, des bouteilles, des verres, des provisions plus que suffisantes pour une longue traversée.
« Toujours pratiques, ces Anglais, dit M. Pinson ; mais pourquoi se juchent-ils sur l’impériale de leur voiture, alors que la bise souffle d’une façon si aigre ? À leur place, je me logerais chaudement dans l’intérieur.
– Ils veulent mieux voir le paysage, dit Boisjoli.
– Le paysage ! s’écria M. Pinson en montrant la surface uniforme qui s’étendait devant lui.
– Tu oublies que nous sommes à trente kilomètres de Douvres, reprit Boisjoli, et que les côtes d’Angleterre apparaîtront à nos yeux aussitôt que nous commencerons à perdre de vue celles de France. »
Le steamer se mit en mouvement ; M. Pinson, assis à l’arrière du petit bâtiment, regarda la terre s’éloigner.
« Les poètes ont raison, dit-il soudain, ce n’est pas sans un serrement de cœur que l’on quitte la patrie. Pauvre vieille France ! j’ai peine à croire qu’il existe un pays qui la vaille ; je n’en veux d’autre preuve que la multitude d’étrangers qui, venus pour la visiter, s’y établissent et ne la quittent plus.
– Tu oublies la libre Amérique, Pinson ; c’est par centaines de mille que les émigrants courent vers cette terre promise.
– Je respecte l’Amérique, Boisjoli ; tu vas l’habiter, cela suffit pour me la rendre sacrée. Mais c’est la nécessité qui pousse des milliers d’émigrants sur ses côtes hospitalières, pas autre chose. Chez nous, ce qui attire les Européens, les Asiatiques, les Africains, les Américains et les Océaniens, ce sont nos mœurs polies, sociables, notre caractère bienveillant, puis nos musées, nos écoles et même notre cuisine. Chère France ! voilà un quart d’heure à peine que j’en suis sorti, j’ai encore ses plages sous les yeux, et j’ai déjà peur de ne plus la revoir ! »
M. Pinson se tut et regarda se perdre peu à peu dans la brume le phare, le gracieux clocher de l’hôtel de ville, l’église Notre-Dame, tous les monuments dont les Calaisiens se montrent fiers. M. Pinson, bien qu’il ne fût jamais sorti de Paris, était non seulement un habile ingénieur, mais un homme savant en histoire et en géographie ; il possédait même des connaissances zoologiques assez étendues. Il se rappela que cette ville de Calais, dont il ne voyait plus que les feux, avait été assiégée, en 1347, par Édouard III, roi d’Angleterre, et illustrée par le dévouement d’Eustache de Saint-Pierre. Après deux siècles de captivité, Calais, toujours fidèle à la France, avait été reconquise par ce vaillant François de Guise, déjà célèbre par sa belle défense de Metz et par la bataille de Renty.
L’ingénieur, toujours tourné vers la côte, communiquait ses souvenirs à son ami, qui les complétait par ses propres impressions. Peu à peu Boisjoli ne répondit plus que par de courtes phrases, puis par monosyllabes, et garda enfin le silence. M. Pinson se pencha vers lui.
« Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-il aussitôt.
– Moi ? Rien.
– Tu es tout pâle.
– C’est possible… un peu de malaise ; cela va se passer. »
M. Pinson, levant les yeux sur le pont du steamer, demeura interdit.
« Prodigieux ! » murmura-t-il.
C’est qu’une demi-heure de navigation avait bien transformé la scène. Au lieu du bruyant va-et-vient du départ, un silence relatif régnait à bord de l’Avon. Assis sur les bancs ou sur les cordages enroulés, des hommes, des femmes, des enfants, le regard fixe, les traits défaits, essuyaient sans relâche la sueur qui perlait sur leurs fronts, respirant les uns des flacons, les autres des oranges ou des citrons. Grâce à la violence de la houle, l’affreux mal de mer avait déjà pris possession de ses victimes. Le jeune gentleman qui, le monocle sur l’œil, le cigare aux lèvres, avait triomphalement posé le pied sur le pont, se tenait, d’une main, cramponné à un cordage, et, de l’autre, dérangeait la symétrie de la raie tracée entre ses cheveux pommadés. Ici, un mari soutenait sa jeune femme qui se croyait à la veille d’expirer ; là, une pauvre mère avait à peine le courage de s’occuper de son petit garçon, qui, libre de toute surveillance, rôdait de la machine à l’entrepont, de la poupe à la proue.
Mais le tableau le plus lamentable était celui qu’offraient les deux passagers logés sur l’impériale de la berline. Monsieur et madame, les traits défaits, penchés chacun d’un côté, appelaient à tour de rôle valet de chambre et camériste. Ceux-ci, sans doute aussi incommodés que leurs maîtres, ne paraissaient ni ne répondaient. Les matelots, un sourire narquois sur les lèvres, passaient au milieu des infortunés dont leur navire était encombré et qui croyaient leur dernière heure prête à sonner.
M. Pinson avait l’âme trop bonne pour se divertir des scènes grotesques qui l’entouraient ; d’ailleurs la pâleur croissante de son ami l’inquiétait.
« Ce n’est rien, répétait celui-ci, je connais de vieille date cet affreux mal ; j’en ai fait l’apprentissage lors de mon voyage à Alger, mais c’est à recommencer. Toi, Pinson, tu as toujours de la chance : tu hérites, et tu n’as pas le mal de mer. Aurais-tu le courage d’aller me chercher un grog à la buvette ? Il me semble que cela me remettrait. »
M. Pinson partit comme un trait, en ligne droite ; à sa grande surprise, le roulis le fit brusquement dévier, et il alla tomber sur le dos d’une grosse dame qui, en dépit de ses excuses, ne l’accueillit pas par des bénédictions. Étonné d’avoir perdu l’équilibre, de sentir le plancher se mouvoir sous ses pieds, M. Pinson n’avança plus qu’avec précaution, s’accrochant aux cordages chaque fois qu’un mouvement de tangage ou de roulis le poussait de côté ou en avant. Il atteignit enfin la buvette, se fit servir un grog et revint vers son ami. Au bout de trois pas, le petit steamer, soulevé par une lame, pencha soudain à droite ; l’ingénieur dut lâcher sa proie pour saisir le plat-bord et ne pas tomber ; le verre qu’il portait, lancé à distance, alla inonder de son contenu un malheureux passager qui, assis près de la cheminée, se croyait à l’abri du vent et de toute mésaventure.
Ramassant son verre vide d’un air assez piteux, M. Pinson, non sans songer à la chaude atmosphère de sa chambre de la rue Nollet et à l’immobilité de son parquet, regagna la buvette. Il demanda un nouveau grog, puis se remit en route pour la proue, avec mille précautions. Il arrivait près du grand mât, lorsqu’un gentleman, s’approchant de lui avec politesse, s’empara du grog en disant :
« Pour une dame, monsieur ! »
II
L’INGÉNIEUR EUT SOIN DE COUVRIR SA CONQUÊTE.Et, en effet, il présenta le réconfortant breuvage à une jeune miss aux yeux languissants.
M. Pinson, trop bien élevé pour faire la moindre réclamation, retourna bravement vers la buvette, et reparut bientôt avec un troisième verre plein. Encore cinq pas et Boisjoli entrait en possession de son grog, lorsqu’une dame, se plaçant devant M. Pinson, lui dit, d’une voix douce et suppliante :
« Pour mon mari, monsieur ! »
L’ingénieur n’avait pas encore ouvert la bouche pour répondre, que l’heureux mari buvait à petits traits la liqueur destinée à un autre.
M. Pinson, un peu dépité, regagna une quatrième fois la buvette ; là, on lui réclama les verres qu’il avait déjà emportés. Les garçons parlaient l’anglais le plus pur, langue à laquelle M. Pinson ne comprenait mot ; il répondit en français à ce qu’on ne lui demandait pas, et ce quiproquo eût duré longtemps, si un passager valide ne lui eût servi d’interprète. Un quatrième verre lui fut confié. Cette fois l’ingénieur eut soin de couvrir sa conquête de son mouchoir, afin de la dissimuler ; car, selon sa judicieuse réflexion, il devait y avoir, à bord de l’Avon, des douzaines d’épouses, de sœurs, de mères, et Boisjoli courait le risque de ne boire qu’à Douvres, sans compter qu’il devait s’inquiéter de la longue absence de son ami. La vérité, c’est que Boisjoli était trop malade pour s’inquiéter de rien ; le malheureux n’avait qu’un désir : atteindre le port et laisser derrière lui ce maudit pas de Calais, celle Manche dont les vagues courtes infligent souvent le mal des marins novices à des gens aguerris par de longues traversées.
Le steamer entrait dans le port au moment où M. Pinson, chargé de son quatrième verre, arrivait près de son ami. Le tangage et le roulis cessèrent comme par enchantement, et Boisjoli, subitement guéri, put savourer le grog si péniblement obtenu. Les deux ingénieurs débarquèrent et suivirent les passagers qui se dirigeaient vers la gare. Accoutumé à voir les compagnies de chemins de fer s’occuper des bagages, Boisjoli ne songea qu’à se caser avec son ami dans un wagon. Avisés à temps, par un compatriote, qu’ils devaient aller démêler leurs effets dans un monceau de malles et de colis, pour les confier au train qui se disposait à partir, les deux ingénieurs durent abandonner les coins qu’ils avaient choisis, pour faire métier de porteurs. Boisjoli s’en tira bien ; mais M. Pinson ne pouvait retrouver son sac de nuit. Il le découvrit enfin sur une planche, à une hauteur telle qu’il dut réclamer une échelle pour l’atteindre. Si les Anglais maudissent la lenteur des douaniers français à classer les bagages dans les gares d’arrivée, Boisjoli et M. Pinson rendirent la pareille à l’incurie des compagnies anglaises, qui, depuis, ont fini par adopter le système français.
Bien que la nuit ne leur permît de rien voir, les deux ingénieurs étaient trop expérimentés pour ne point juger de la voie sur laquelle ils couraient par les légers soubresauts qu’ils ressentaient.
« Hein ! qu’en dis-tu ? demandait de temps à autre M. Pinson à son ami.
– Manque de niveau par-ci par-là.
– Et cette vitesse ?
– Remarquable, en vérité.
– Voilà ce qui prouve que le contrôle de l’État, auquel nous tenons tant en France, n’est point indispensable pour bien faire.
– Vive ce contrôle néanmoins ! s’écria M. Pinson ; il nous fait voyager sûrement, doucement et rapidement. »
Deux heures plus tard, les voyageurs débarquaient à Londres, où régnait en ce moment une grève générale de cochers. Assez embarrassés de leur personne, les deux Français sortirent de la gare, et, apercevant une enseigne qui représentait un magnifique lion rouge au-dessous duquel se lisait, en grosses lettres :
ICI ON PARLE FRANÇAIS
ce fut de ce côté qu’ils se dirigèrent aussitôt.