III
Le braconnier, un peu pâle et très ému, se tourna vers le château.
– Qu’y a-t-il dans cette grande maison fermée qui ressemble à une tombe ? – se demanda-t-il. – Quel effrayant secret se cache derrière ces murailles épaisses et de l’autre côté de ces contrevents clos ?
Répondre à cette question, autrement que par des suppositions de mauvais augure, était matériellement impossible.
Sylvain ne pouvait ni ne voulait tenter de s’introduire avec effraction.
En conséquence il reprit d’un pas rapide le chemin de la grille et détourna la tête en passant à côté du corps s******t et déjà roidi de Munito.
Au lieu de renouveler son exploit gymnastique en se hissant à la force du poignet le long des barreaux de fer, il gravit l’échelle dont nous lui avons entendu signaler la présence et, quand il en eut atteint le sommet, il se suspendit des deux mains au chaperon du mur et se laissa tomber sur la route.
– Enfin c’est vous, Sylvain, – s’écria Colette, – et vous voilà plus blanc qu’un linge ! – Il y a donc un malheur là-bas ?
– Oui, un malheur… ou plutôt un crime… – répondit le braconnier d’une voix sourde.
– Un malheur !… un crime !… – répéta la jeune fille en tremblant. – Seigneur mon Dieu, qu’est-ce que vous avez vu ?
– J’ai vu Munito mort, troué de vingt coups de couteau.
– Et Jacques Landry ? et Mariette ?
– Je ne sais pas… tout est fermé.
– Il fallait enfoncer un volet, briser une fenêtre. Sylvain secoua la tête.
– Et me mettre les gendarmes sur les bras ! – interrompit-il avec amertume. – Non ! non ! pas de ça, Lisette ! – Ceux-là seulement qui ont le droit d’entrer partout entreront les premiers…
– De qui parlez-vous ?
– Des autorités, pardieu ! des gens de loi ! des gens de justice !… – Il ne faut point perdre une minute !…Le plus pressé, c’est de prévenir M. le maire… et j’y cours…
– Que ferons-nous pendant ce temps-là, Jacquemet et moi ?
– Restez où vous êtes… n’en bougez point… guettez… et si vous voyez par hasard quelque visage de mauvaise mine rôdant par ici, regardez bien ce visage pour vous en souvenir en temps et lieu…
– Oh ! – répliqua vivement Colette, – j’aurai peur…
Sylvain haussa les épaules.
– Peur ! – répéta-t-il, – allons donc ! qu’avez-vous à craindre en plein jour, en pleine route, avec un grand garçon comme Jacquemet pour vous servir de porte-respect ?… – D’ailleurs, ou je me trompe beaucoup, ou, à l’heure qu’il est, il doit y avoir pas mal de kilomètres entre nous et les gredins qui ont fait le coup… – Soyez donc paisible, Colette… asseyez-vous au bord du fossé, sur le talus de gazon, et attendez sans impatience… Vous n’attendrez pas longtemps et vous serez toute portée pour avoir des nouvelles…
– Vous êtes bien sûr, au moins, Sylvain, que je ne cours aucun danger ?…
– Oui, foi de bon garçon, j’en suis sûr…
– Allez donc et revenez vite !…
Sylvain jeta son fusil sur son épaule, siffla Ravageot et prit sa course dans la direction du village.
Sidoine-Apollinaire Fauvel, autrement dit Monsieur le maire, était un gros homme d’une cinquantaine d’années qui, après avoir honorablement gagné vingt-cinq mille livres de rentes dans le commerce des toiles, à Rouen, avait acheté une propriété à Rocheville, lieu de sa naissance, d’où, – selon l’expression populaire, – on l’avait vu partir en sabots, trente ans auparavant.
Le souvenir de ses débuts modestes, comparés à l’importance relative de sa position actuelle, lui faisait éprouver d’incessantes et inépuisables jouissances d’amour-propre.
On pouvait reprocher à M. Fauvel d’être vaniteux, prétentieux, suffisant, entiché de sa personne et de sa fortune, et fort enclin à se servir de locutions à la Prudhomme ; mais, à côté de ces petits travers, on trouvait chez lui bon nombre de qualités solides.
Ses administrés se moquaient bien un peu de lui à la dérobée ; mais au fond ils l’aimaient beaucoup et l’estimaient sincèrement.
La maison de M. Fauvel, située sur la place du Marché en face de l’école et de la mairie, était sans contredit la plus grande et la plus belle du village, en exceptant bien entendu le château.
Une porte-cochère en bois plein, percée d’un guichet mobile pour reconnaître les visiteurs, donnait accès dans une vaste cour plantée d’arbres, ornée d’une pelouse arrondie et de corbeilles de fleurs bien entretenues.
À droite se trouvaient une remise et une écurie, – à gauche un chenil, car M. Fauvel était grand chasseur.
Au fond de la cour s’élevait la maison à deux étages, avec un perron à double rampe, des persiennes vertes et une terrasse à l’italienne.
Derrière l’habitation un enclos d’un hectare, tout à la fois jardin anglais et jardin potager car on y voyait, à côté d’un labyrinthe en miniature, d’une pièce d’eau et d’une grotte, des plants d’arbres fruitiers de toutes sortes et trois ou quatre carrés de légumes.
–Utile dulci !… – disait Sidoine Fauvel, qui ne savait point le latin mais néanmoins glissait volontiers dans ses discours certaines citations banales devenues des lieux communs.
Le digne magistrat municipal possédait une petite femme acariâtre, un fils de vingt et un ans qui travaillait dans les bureaux du principal banquier de Rouen, et une assez jolie fille de seize ou dix-sept ans.
Madame Fauvel et ses deux enfants ne devant point jouer un rôle important dans notre récit, il nous paraît inutile de parler d’eux plus longuement.
Sylvain sonna.
La petite porte pratiquée dans l’un des panneaux de la grande lui fut ouverte par une sorte de groom rustique, en pantalon noisette et en gilet rouge à manches, en train d’atteler à un de ces tilburys fort en usage en Normandie, et qu’on appelle croyons-nous des bogs, une belle jument baie, à la poitrine large, à la croupe charnue et au poil luisant.
Ce jeune domestique était un enfant du village.
– Tiens, c’est toi, mon Sylvain ? – dit-il… – Eh ! bonjour, donc… – Quoi que tu viens faire comme ça chez nous, mon Sylvain, de si bon matin ?
– Je viens parler à M. le maire.
– Il est à table, M. le maire… en train de déjeuner.
– À cette heure-ci ?
– Ah ! oui, je sais bien que ça n’est pas son habitude… Mais c’est que, vois-tu, nous devons partir en campagne tout à l’heure… Nous allons à Rouen, tous les deusses, le bourgeois et moi, faire visite à M. Gaspard, mon jeune maître, et tu vois, tiens, Sylvain… je mets Pomponnette dans les brancards…
– Eh bien ! rentre Pomponnette à l’écurie, je te le conseille…
– À cause donc ?…
– À cause que vous n’irez pas à Rouen aujourd’hui, je t’en réponds !…
Jean-Marie, – ainsi se nommait le groom rustique, – se mit à rire.
– C’est-il toi qui nous en empêchera ? – demanda-t-il.
– Oui, c’est moi… – J’apporte de la besogne à M. le maire… une rude besogne… – Laisse donc ta jument et va prévenir… ça presse…
– Je ne veux pas quitter Pomponnette, mais attends un peu…
Jean-Marie se fit un porte-voix de ses deux mains, et, se tournant vers la maison, cria d’une voix aiguë :
– Pétronille… Eh ! Pétronille !…
Une forte servante rougeaude, tenant une assiette de la main gauche et une serviette de la main droite, parut sur la plus haute des marches du perron.
– Qu’est-ce que tu as donc à t’égosiller comme ça, galopin ? – interrogea-t-elle.
– C’est Sylvain que voilà, et qui dit comme ça qu’il veut parler tout de suite à M. le maire…
– Monsieur déjeune… Sylvain lui parlera plus tard…
– Il paraît que ça presse…
– Oui, Pétronille, ça presse, – fit Sylvain en s’avançant ; – ça presse à tel point que M. le maire sera furieux contre vous si vous tardez seulement d’une minute à le prévenir que je suis là…
– Est-ce que le feu est quelque part ? – demanda la servante en riant.
– Ça ne serait rien, le feu… C’est bien pis…
– Ah ! mon Dieu… – venez vite, alors, entrez dans le bureau, monsieur prendra son café quand il pourra.
Pétronille introduisit Sylvain dans une pièce du rez-de-chaussée qui servait de cabinet de travail officiel à M. le maire. – C’est là qu’il donnait ses audiences à ses administrés. – C’est là qu’il préparait à loisir ses petits discours avant de les improviser devant son conseil municipal ébahi.
Rien de plus sévère que la décoration et l’ameublement de cette pièce.
Aux murs, un papier d’un vert foncé. – Aux fenêtres, des rideaux de reps du même vert. – Dans les panneaux, des socles de bois noirci soutenant des bustes de grands hommes en plâtre bronzé. – Sur la cheminée, une pendule-borne de marbre noir et des flambeaux de bronze. – Au milieu de la chambre, un grand bureau-ministre chargé de paperasses. – Tout autour de ce bureau des fauteuils d’acajou, garnis de drap vert, pour les visiteurs considérables, et quelques chaises foncées de crin pour les gens sans importance.
Sylvain n’attendit pas longtemps.
Sidoine Fauvel, ému malgré lui par l’air effaré de la servante, quitta la salle à manger et accourut, sans même prendre le temps de se débarrasser de la serviette nouée prudemment autour de son cou pour protéger la blancheur de sa chemise.
Accoutré de cette façon, le petit homme manquait de prestige.
Il fit néanmoins une entrée aussi imposante que possible, et il dit du ton le plus rogue qu’il lui fut possible de prendre ;
– Ainsi c’est vous, jeune braconnier, qui ne me laissez point le temps d’achever mon repas ! !
– Braconnier ! – répliqua vivement Sylvain. – Monsieur le maire me permettra de lui faire observer que je ne le suis pas, puisque je possède un port d’armes très en règle, et monsieur le maire le sait bien…
– Sans doute… sans doute… un port d’armes… – reprit M. Fauvel. – Oui, vous en avez un, je le sais, mais je sais aussi que vous ne vous gênez guère pour faire rabattre par votre chien le gibier remisé dans les terrains clos et les propriétés gardées… – Mais c’est l’affaire du garde champêtre et des gendarmes… et je vous préviens qu’ils ont l’œil sur vous… – Maintenant, qu’avez-vous m’apprendre ?
– J’ai à vous apprendre, monsieur le maire, qu’un crime vient très certainement d’être commis dans la commune…