II
Sylvain, furieux de cette désobéissance inopportune qui se compliquait de récidive, saisit le braque par son collier, le tira brutalement en arrière au risque de l’étrangler, et le rejeta sur la route avec tant de violence qu’il l’envoya rouler dans le fossé profond où le pauvre animal se tapit immobile et tremblant.
Cette exécution faite, le jeune homme prêta de nouveau l’oreille au bruit lointain que nous avons signalé.
Il n’entendit plus rien, et Dieu sait cependant s’il avait l’oreille fine.
Les trois personnages se regardèrent avec un commencement de vague inquiétude, et Sylvain formula en ces termes l’impression générale :
– Tout ça, – dit-il, – c’est bien drôle et pas naturel…
– Ah ! dame, oui ! – murmura Colette, – pas du tout naturel et bien drôle.
– Jacques Landry, – continua Sylvain, – est debout dès le petit jour, hiver comme été… c’est connu… souvent il fait encore presque nuit quand je passe le long du mur, et que je l’entends siffler, le vieux matelot, et parler tout seul en donnant son coup d’œil dans les quatre coins de l’enclos…
– Mariette non plus n’est point paresseuse, – interrompit Colette, – et ne laisse attendre leur repas du matin ni sa vache, ni à sa chèvre, ni à ses poules…
– Et Munito que nous oublions, – reprit Sylvain, – Munito qui pour une mouche qui vole aboie si fort et si longtemps qu’il en est enroué le soir, Munito ne bouge pas ! – Je carillonne à tour de bras, Munito ne souffle mot ! Ravageot hurle comme un perdu, Munito ne répond rien ! – Qu’est-ce que cela signifie ? Jacques et Mariette sont-ils sortis en emmenant le dogue ?
Colette secoua la tête.
– Sortis !… – répliqua-t-elle, – tous les deux ? Où seraient-ils allés ?… Mariette, au moins, serait restée au château à nous attendre, puisqu’elle savait que nous devions venir… – Et puis enfin, en supposant même l’impossible, ils auraient eu grand soin de laisser Munito pour garder la maison…
– C’est vrai ! – murmura Sylvain, – et pourtant vous voyez, rien ne bouge… – il est donc arrivé quelque chose cette nuit…
– C’est certain… – appuya Colette, – mais quelle chose ?
– Il faudrait voir…
– Eh bien ! voyons…
– Et comment ?
– Puisqu’on ne nous répond pas, essayons d’entrer tout de même… – Il y a peut-être moyen d’ouvrir la grille en passant le bras à travers les barreaux et en soulevant la barre de fer…
Sylvain tenta la manœuvre indiquée par la jeune fille.
– Impossible ! – fit-il en haussant les épaules. – Non seulement la clef n’est pas dans la serrure mais encore, voyez vous-mêmes, cette petite chaîne maintenue par un cadenas réunit les deux barreaux qui se touchent… – Il faudrait du canon pour enfoncer ça !…
– Dites donc, Sylvain, – demanda Colette, – est-ce que Jacques Landry a l’habitude de prendre tant de précautions contre les voleurs ?
– C’est la première fois que je remarque la chaîne et le cadenas, et ça m’étonne d’autant plus de la part de Jacques que depuis bien longtemps on n’a point entendu parler de mauvais garnements dans le pays… – De quoi diable peut-il donc se défier, le vieux matelot ?
– Sylvain, j’ai peur…
– Il ne faut point se monter le coup d’avance… il n’y a peut-être rien du tout de ce que nous supposons… – D’ailleurs, attendez… à la guerre comme à la guerre… En avant l’escalade !…
Le jeune homme appuya son fusil contre un des montants de pierre de taille et, saisissant les barreaux des deux mains, se hissa avec une souplesse et une rapidité merveilleuses jusqu’au couronnement de la grille.
Là, il se pencha vers le parc.
– Descendez de l’autre côté, – lui cria Colette,– et courez au château.
Sylvain, au lieu de suivre ce conseil, se retourna vers la jeune fille.
– Une chose extraordinaire… – fit-il.
– Ah ! mon Dieu !… quoi donc encore ?…
– Une échelle dressée contre le mur à dix pas d’ici, – certainement on s’est servi de cette échelle pour sortir de l’enclos pendant la nuit, et celui qui est sorti de cette façon était dans le parc en contrebande, car sans çà Jacques ou Mariette lui auraient ouvert la grille…
La jeune fille allait répondre.
– Silence… – murmura vivement Sylvain. – Écoutez…
Ce même bruit indéfinissable auquel Ravageot avait répondu par des hurlements, se reproduisait.
Mais maintenant il devenait impossible de se méprendre sur sa nature. – C’était une plainte, un gémissement, un râle.
Colette et le garçon boucher frissonnaient de la tête aux pieds.
– Je vois quelque chose s’agiter tout là-bas dans l’avenue des Pommiers… – reprit Sylvain, – on dirait une bête qui cherche à se traîner de notre côté et qui ne peut pas… Elle se soulève… elle retombe… elle se soulève encore… C’est un chien… je le reconnais… c’est Munito !… il est blessé sans doute… il est mourant peut-être…
– Allez voir !…– balbutia Colette, – allez donc !… je perds la tête de frayeur et d’angoisse…
Sylvain enjamba lestement la partie supérieure de la grille que couronnait le tortil baronnial des anciens seigneurs de Rocheville. – Il se laissa glisser le long des barreaux, au risque d’y compromettre notablement la peau de ses mains, et une fois qu’il eut touché le sol il prit sa course dans la direction du château.
Aux deux tiers environ de l’avenue, il atteignit le corps inerte et presque inanimé de Munito.
Munito était un admirable bull-dog de pure race et de moyenne taille, entièrement blanc sauf une large tache noire bizarrement disposée, englobant l’œil gauche et donnant à son possesseur une frappante ressemblance avec quelque boxeur anglais atteint d’un vigoureux coup de poing.
M. Domérat s’était procuré ce dogue à Londres,– il avait été question de l’appeler Tape-à-l’œil, mais le nom de Munito avait prévalu, en souvenir sans doute du fameux caniche qui jouait aux dominos comme un habitué du café de Suède ou du café Cardinal.
Munito se recommandait non seulement par sa beauté relative et par son exceptionnelle vigueur, mais par son intelligence hors ligne et par une fidélité à toute épreuve.
On n’aurait pu trouver, dans le canton de Roche-ville et dans les cantons voisins, un plus incorruptible chien de garde.
Ayant surpris certain soir dans le parc un maraudeur en train de dévaliser les pommiers, il l’avait saisi par le fond de sa culotte et, malgré sa résistance, conduit ou plutôt poussé devant lui jusqu’auprès de Jacques Landry.
Au moment où nous présentons Munito à nos lecteurs, le pauvre animal agonisait.
Son pelage d’une blancheur de neige disparaissait sous une couche de sang échappé de vingt profondes blessures dont quelques-unes lui traversaient le corps. – On l’avait littéralement lardé de coups de couteau. – Ce sang caillé d’un rouge noir, l’enveloppant comme une croûte, le rendait étrange et hideux.
Étendu sur l’herbe épaisse et courte, teinte de pourpre autour de lui, il semblait, nous l’avons dit, presque inanimé. – C’est à peine si des tressaillements nerveux intermittents, des soubresauts passagers, agitaient ses pattes et sa queue.
Sa langue pâlie sortait de sa gueule entrouverte.
– Ses yeux étaient voilés déjà. – Il n’avait plus la force de gémir.
– Munito !… – pauvre Munito ! ! – s’écria Sylvain, en s’arrêtant et en se penchant sur lui, – quel est l’infâme gredin qui t’a mis dans ce triste état ?… – Voilà donc pourquoi tout à l’heure Ravageot hurlait si fort !… – Avec son instinct d’animal il devinait ta malchance et se lamentait sur toi !… je regrette de l’avoir battu.
En entendant une voix connue et amie, – car malgré sa brutalité apparente le braconnier, bon garçon au fond, aimait les chiens et le leur prouvait par des caresses – le dogue expirant parut se ranimer un peu.
Il souleva à demi sa grosse tête ronde, une suprême lueur d’intelligence brilla dans ses prunelles ternies. – Il essaya de se dresser, mais il n’y parvint qu’à moitié…
Sylvain se pencha de nouveau pour l’aider et le prendre dans ses bras.
Il n’en eut pas le temps.
Le dogue retomba. Une sorte de sifflement sourd s’échappa de sa gorge entaillée. Il se roidit et ne remua plus…
– C’est fini, – murmura Sylvain. – Ah ! tonnerre du diable ! il faut convenir qu’il y a dans ce bas monde des gens qui sont de rudes canailles… Et tes maîtres, pauvre Munito ? que sont devenus tes maîtres ? Est-ce en les défendant que tu t’es fait assassiner ?
Le braconnier essuya sa paupière humide et se remit en marche vers le château qu’il atteignit bien vite.
La grande maison était silencieuse comme une demeure inhabitée. Les persiennes ouvertes du premier étage laissaient les rayons du soleil qui montait à l’horizon frapper joyeusement sur les vitres, mais les solides volets du rez-de-chaussée, percés de quatre trous formant des losanges, restaient clos.
On accédait à la maîtresse porte par un perron de cinq ou six marches, ornées de vases en vieille faïence de Rouen où s’épanouissaient des fleurs aux nuances vives.
Sylvain franchit les degrés, mit la main sur le bouton de la serrure et voulut ouvrir. – Une résistance, à laquelle il s’attendait d’ailleurs, lui prouva que la porte était fermée à clef.
Il frappa contre les panneaux à dix reprises, de toutes ses forces, – il appela successivement Jacques et Mariette.
Le bruit de ses coups, l’écho de sa voix, s’éteignirent sans qu’aucune réponse leur eût été faite.
Le jeune homme gagna les derrières du château où deux autres portes étaient pratiquées. Comme la première elles furent rebelles à ses tentatives et sourdes à ses appels.
Dans les étables et dans la basse-cour, la vache mugissait, la chèvre bêlait, les poules gloussaient, avec une impatience et un mécontentement manifestes.
Évidemment tout ce petit monde attendait sa provende accoutumée, et, ne la voyant point venir, passait de l’étonnement à l’irritation…