IIÀ seize ans, Marianne, la mère des trois enfants, n’avait, comme on dit, que ses yeux et son cœur. Mais ses yeux étaient superbes, son cœur tendre et vaillant ; si bien que Pierre Bolnot s’y laissa prendre et qu’il épousa Marianne malgré l’opposition de ses parents. Ceux-ci, en effet, ayant quelque bien, avaient rêvé pour leur fils une union avec la fille d’un riche fermier.
Malheureusement, Pierre qui, au moment de son mariage, n’avait pas encore tiré au sort, dut partir soldat juste au moment où venait de naître son premier enfant, un garçon solide et râblé qui ne demandait qu’à vivre.
Les beaux-parents n’ayant pas désarmé et refusant d’aider leur bru à élever son petit, Marianne dut se résoudre à le confier à une voisine pendant qu’elle irait à Compiègne en qualité de nourrice sur lieu pour élever la fille d’un magistrat.
Ce fut un grand crève-cœur pour la jeune femme. Pourtant, comme il n’y avait pas moyen de faire autrement, à moins d’affronter pour elle et l’enfant les horreurs de la misère, elle se résigna. Mais, de tous ses vœux, elle appelait l’instant où, Pierre revenu du service, ils reprendraient leur enfant et vivraient heureux tous trois.
Hélas ! quand Pierre rentra au logis, il y avait longtemps que le petit n’était plus, que la mort l’avait enlevé comme un bleuet que les moissonneurs fauchent sans y prendre garde.
Dans son chagrin, Marianne s’était juré que s’il lui revenait un autre enfant, elle le nourrirait coûte que coûte, persuadée que si elle eût élevé le premier, il ne fût pas mort. Aussi quand Gilbert vint au monde cinq ans plus tard, fut-il gâté, choyé, adulé, sans réserve ; et cela avec d’autant plus de raison apparente qu’il était fort joli et d’intelligence précoce.
Mais il était dit que la pauvre femme ne serait jamais complètement heureuse. Tranquille du côté de son enfant, la peine devait lui venir par son mari. Un beau jour on lui ramena sur un brancard Pierre qui s’était tué raide en tombant du haut d’une voiture chargée de blé.
Marianne alors n’était plus pauvre. Les vieux parents étaient morts, laissant à leur fils la part qui lui revenait de leur héritage, mais, outre la peine cuisante qu’elle éprouvait de la perte d’un mari tendrement aimé, la jeune fermière se trouvait dans un grand embarras. Bonne ménagère, elle l’était comme pas une ; mais les terres à cultiver, les récoltes à vendre, les marchés à conclure… ce n’est pas l’affaire d’une femme, si entendue qu’elle soit. Bref, après deux ans de veuvage, qui avaient été pour elle deux ans de tracas et de soucis, elle se remaria avec Jean Duru, un Beauceron depuis quelque temps déjà chef de culture dans l’une des grandes fermes du plateau de Pierrefonds.
Si Marianne était une fermière active, Jean était un cultivateur de mérite, et le bien prospéra dans leurs mains laborieuses. Les terres donnaient de bonnes récoltes ; et, chaque samedi, Marianne, non sans quelque orgueil, s’installait sur le marché de Compiègne au milieu de multiples paniers d’œufs, de mottes de beurre frais, de monceaux de légumes frais et savoureux, de lapins dodus et de poulets de grain liés deux à deux par les pattes. Elle était connue sur la place ; et, bien qu’elle maintînt ses prix assez élevés, sa vente était toujours terminée de bonne heure.
Si on n’était pas riche, du moins l’aisance régnait à la maison : et quand, après la première communion de Gilbert, Marianne parla de mettre au collège de Compiègne l’enfant qui annonçait de grandes dispositions, le fermier acquiesça sans protester.
Ils avaient des charges cependant : François, né la première année de leur mariage, puis Etiennette trois ans après. Mais, outre que, pour rien au monde, Jean n’aurait voulu contrarier sa chère femme, le bien était à elle, et il respectait ses décisions.
Le petit Bolnot fut donc mis au collège, et, déjà gâté par l’adulation de sa mère et la supériorité qu’on lui reconnaissait sur ses camarades, il acheva de devenir égoïste et dur, et se mit à mépriser ses parents qu’il regardait comme d’une condition tout à fait inférieure à la sienne. Quand il venait passer ses vacances à Saint Jean-aux-Bois, il n’avait pour tout ce qui l’entourait, êtres et choses, que des regards de dédain.
Aveuglée par sa tendresse et glorieuse des succès de son fils, la mère ne s’apercevait de rien, mais Jean voyait clair ; et il s’opposa fermement à ce que François suivît son frère aîné au collège.
– Tu n’y penses pas, allons, Marianne ! répondit-il aux premières ouvertures que lui en fit sa femme ; il faut bien que l’un des deux reste ici pour m’aider. François grandit, il est déjà fort ; d’ici quelque temps, il pourra remplacer le valet que je suis obligé de prendre quand l’ouvrage presse, et ce sera autant de gagné. Et quand je serai trop vieux, qui donc me remplacera ? il faudrait donc laisser la ferme en des mains étrangères, si aucun de nos fils n’était cultivateur ?
Marianne n’insista pas. Elle savait bien que les raisons données par son mari, si bonnes qu’elles fussent, n’étaient pas les seules, qu’on n’avait pas le moyen de payer la pension de deux enfants, et que, si l’on mettait François au collège, il faudrait bientôt en retirer Gilbert, ce que l’aîné considérerait comme un désastre. Elle sentait que Jean sacrifiait son propre fils à un enfant qui lui était étranger, et elle lui en était profondément reconnaissante.
Elle avait bien l’intention de dédommager plus tard François, au moyen de la ferme, autant du moins qu’il était en son pouvoir ; mais le sort en avait décidé autrement. La pauvre femme prit un chaud et froid, et le mal l’enleva si vite qu’elle n’eut pas le temps de se reconnaître.
C’eût été un leurre que de compter sur la générosité de Gilbert pour rétablir l’équilibre, et les dernières pelletées de terre n’étaient pas encore tombées sur le cercueil de la pauvre Marianne que déjà il songeait au moyen de s’affranchir de tout lien, de toute obligation envers les Duru, comme il disait avec mépris en parlant de Jean et des deux petits.
– La ferme est à moi puisqu’elle vient de mon père, pensait-il.
Et dans l’inexpérience de ses quinze ans, il se voyait déjà maître des terres et libre de ses actions. Il fut même très surpris quand, au retour du cimetière, il vit Jean rentrer à la maison comme s’il avait l’intention… le droit de continuer à y vivre.
Sa déception fut plus grande encore en apprenant que Jean allait, sans aucun doute, être nommé son tuteur, et que lui Gilbert devrait rester sous son autorité.
Le jeune garçon avait été atterré. Qu’allait-on faire de lui… ? le renvoyer au collège ?… le garder à la ferme… ? le placer quelque part pour qu’il gagnât sa vie… ?
L’incertitude le tourmentait cruellement ; et, dans son égoïsme féroce, il en voulait presque à sa mère d’être partie en le laissant à la merci d’un étranger, comme si cet étranger n’avait pas été pour lui le meilleur des pères. Si grand désir qu’il en eût, il n’osait pourtant s’enquérir du sort qu’on lui réservait.
On avait enterré Marianne dans la matinée ; l’après-midi se passa morne, lourde de tristesse et de découragement. Assis au coin de l’âtre, Jean, silencieux, le cerveau vide, frappait machinalement sur les braises mal éteintes, et suivait, dans leur course folle, les étincelles qui, affairées, voltigeaient de-ci de-là, puis brillaient d’un éclat furtif pour disparaître aussitôt transformées en cendres blanches.
François et sa sœur s’étaient réfugiés dans le coin le plus reculé de la pièce. Ils se tenaient serrés l’un contre l’autre comme si instinctivement ils eussent compris que cette union étroite leur permettrait de mieux résister aux coups du sort qu’ils sentaient venir.
Gilbert n’osait troubler toutes ces douleurs muettes. L’air ennuyé, il essayait vainement de se mettre au niveau de la tristesse générale, et regardait sournoisement sur le mur le jeu des ombres que faisaient ses doigts aux lueurs mourantes du foyer.
La nuit étant tout à fait venue, Jean fit un effort de volonté pour sortir de son abattement et allumer la lampe suspendue au plafond. La lampe, mal préparée, répandit une lumière fumeuse et terne, et le pauvre homme hocha la tête comme pour dire que désormais tout irait mal à la maison puisque celle qui en était l’âme avait disparu.
– Tout est fini, mes pauvres tiots, dit-il en pleurant, la maman est partie… Nous y penserons toujours, n’est-ce pas ? et, pour qu’elle soit contente de nous, nous tâcherons de nous conduire comme de braves gens. Nous allons avoir double besogne, mais je ferai en sorte que la ferme ne pâtisse point trop : François m’aidera aux champs, Tiennette, à la maison, du mieux qu’elle pourra. Toi, Gilbert, tu vas retourner au collège…
Jean s’arrêta comme s’il attendait un merci, une caresse, un signe quelconque de gratitude ; mais le garçon qui, depuis qu’il faisait clair, cherchait à prendre un air triste, demeura glacé sans trouver un mot à dire, ayant assez à faire de cacher la satisfaction qu’il éprouvait.
Alors le fermier déçu serra contre lui François et Tiennette sur la tendresse seule desquels il pouvait compter ; et, pendant un instant, tous trois mêlèrent leurs larmes.
– Viens m’embrasser aussi Gilbert, reprit le fermier se faisant sans doute un reproche de la différence que, malgré lui, il faisait entre l’enfant de Marianne et ses propres enfants ; il n’y aura rien de changé ici pour toi : on t’y aimera comme du temps de ta pauvre mère.
Le collégien tendit sa joue avec contrainte et retourna à sa place avec l’air de quelqu’un que tous ces témoignages de sympathie commençaient à impatienter.
Dès le lendemain, il fallut reprendre la vie, l’inexorable vie qui a des exigences et n’entend pas qu’on s’y soustraie. Mais on aurait dit que Marianne, en quittant la maison, en avait emporté toutes les chances, tout le bonheur.
Ce fut d’abord une gelée hâtive qui perdit la totalité des betteraves ; puis la grêle qui détruisit la moisson près d’être fauchée. Jean, toujours laborieux, n’avait cependant plus le cœur, l’entrain, qui fait que l’homme se raidit contre les désastres et trouve moyen de les réparer.
Une ferme sans fermière est un bateau sans gouvernail qui va à la dérive, et Jean se décourageait de voir qu’il ne pouvait suffire à tout. On avait bien pris une femme à la journée pour faire le gros de l’ouvrage, mais ce n’étaient plus les soins entendus et intéressés de Marianne. Le jardin ne donnait plus que de rares et chétifs produits ; la basse-cour se dépeuplait, le toit aux porcs s’était effondré et n’avait point été rebâti. Une vache était morte faute de soins, une autre avait dû être vendue pour acquitter les contributions en retard.
Les dépenses ne diminuaient pas, loin de là. Gilbert avait terminé ses études et était entré à Paris, petit commis chez un banquier. Ses appointements n’étant point suffisants, il avait fallu y suppléer par une pension. Cette pension, si modique qu’elle fût, était encore trop lourde pour les ressources de Jean dont la bourse se vidait et ne se remplissait plus.
Et, sans pitié pour ce dénuement qui allait croissant et s’acheminait vers la misère, le jeune Bolnot n’avait que du mépris pour ce qu’il appelait la mauvaise administration du père Duru, sans vouloir convenir que si les quelques milliers de francs qu’il avait coûtés étaient restés en réserve à la maison, ils auraient pu servir à parer bien des évènements malheureux, et permettre de maintenir les choses en bon état.
Tant et si bien que le pauvre Jean, découragé, s’en alla en langueur et qu’il mourut, dit le médecin, parce qu’il n’avait plus envie de vivre.
Et voici comment François Duru et sa sœur Etiennette, à l’âge où l’on a si grand besoin d’un soutien affectueux et solide, se trouvaient seuls dans la vie.